

Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
La vie intellectuelle professionnelle
On a l’habitude dans la langue française de qualifier d’intellectuelles les activités ayant pour produit des représentations mentales d’objets que les sujets considèrent comme externes à eux-mêmes. Les activités intellectuelles se différencient de ce point de vue des représentations de soi considérées par les sujets comme ayant un statut interne et comme accompagnant leurs activités en cours https://www.innovation-pedagogique.fr/article21427.html. Ce sont donc des activités dont le produit est la présence au sujet d’objets absents de son environnement immédiat d’activité. Comme l’écrit M. Denis à propos des images, les représentations intellectuelles « tiennent lieu » de ces objets et peuvent survenir en leur absence https://shs.cairn.info/les-images-mentales—9782130358695?lang=fr. La vie intellectuelle désigne l’exercice même de ces activités et les implications des acteurs dans leur survenance et organisation.
La vie intellectuelle professionnelle décrit dès lors la vie intellectuelle des acteurs engagés en même temps dans des activités de production d’utilités sociales, se représentant et communiquant entre eux sur, autour et pour ces processus de production.
Le travail de pensée professionnelle
Si la vie intellectuelle professionnelle est composée de l’ensemble des processus de pensée, c’est-à-dire des transformations de représentations mentales des acteurs impliqués dans la production d’utilités sociales, il reste que si nous prenons l’exemple de l’éducation et de la formation, qui nous intéresse particulièrement dans ces brèves de recherche, nous sommes amenés à différencier les travaux de ceux qu’on a coutume de désigner comme ‘ les grands pédagogues’ ( par exemple Freinet, Makarenko , Montessori…) et les variations discursives constatées aujourd’hui autour de ces ‘pensées innovantes’ que constitueraient en formation des adultes les courants à la mode, même si ces courants sont aussi révélateurs de cultures de pensée traduisant des évolutions de rapports sociaux. En France, un des exercices les plus remarquables de pensée professionnelle nous a été donné dans les quarante dernières années par Bertrand Schwartz qui a développé d’ailleurs tout à la fois une pensée pour la formation et une pensée sociale.
Pour être plus complet, il faudrait d’ailleurs distinguer plusieurs rapports à l’activité de pensée, et analyser les facteurs entrant dans le développement des activités de pensée professionnelle https://hal.science/hal-04018550/. Ceci est d’ailleurs vrai de bien d’autres champs que l’éducation et la formation, ayant trait en particulier aux métiers de l’humain : c’est le cas par exemple du droit et de toutes les philosophies qu’on a vues se développer autour d’activités professionnelles.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que les organisateurs de manifestations professionnelles font souvent place à l’intervention de philosophes, interprétant la demande des publics professionnels concernés qui, en effet, apprécient souvent dans ces interventions des références aux constructions de significations possiblement données à leur propre métier.
La vie intellectuelle professionnelle est souvent constituée de débats : pour Sartre « un intellectuel, pour moi, c’est cela, quelqu’un qui reste fidèle à un ensemble politique et social, mais ne cesse de le contester » (Nouvel observateur 19-25 juin 1968). Cette remarque illustre la double fonction de ces débats : fonction de contribution aux constructions de sens des sujets pensant leur activité et au sentiment d’appartenance identitaire pour les membres d’une communauté, et fonction de présentation de soi et éventuellement de conquête de position dans un groupe pour le sujet communiquant.
Quelques caractéristiques des opérations intellectuelles professionnelles
Ces caractéristiques sont très proches de ce que nous avons appelées dans un autre texte le langage de l’action, (Un langage pour comprendre, un langage pour agir https://www.innovation-pedagogique.fr/article9427.html. Ce n’est pas pour nous étonner : le langage est en effet caractérisé par le fait qu’il est composé des mots ou d’éléments discursifs auxquels sont associés des représentations.
Ces représentations sont relatives à la conduite des actions par les sujets qui y sont impliqués. Elles peuvent être inférées précisément à partir de toutes les formes de discours dans lesquels l’homme se représente son faire ou délibère sur son faire : narrations, récits, formalisations d’expérience, de pratiques, recherches-actions, etc. La délibération est une communication auto-adressée susceptible de produire chez les sujets des transformations de sens relatives à leur engagement dans leur action.
Ces opérations relatives à la conduite des actions sont donc l’ensemble des constructions survenant à l’occasion de l’engagement de ces actions ; elles sont relatives aux organisations d’activités qui caractérisent ces actions, elles leur conférent un sens et sont susceptibles d’influer sur leur performation https://www.innovation-pedagogique.fr/article7389.html
1. Les constructions caractéristiques des représentations relatives à la conduite de l’action se situent, souvent simultanément, pour les acteurs utilisateurs, sur plusieurs registres : un registre représentationnel comme nous l’avons vu, un registre affectif et un registre conatif.
La notion d’objectif, définie comme un ‘désir mentalisé’ illustre le lien entre registre représentationnel et registre affectif ; d’autres parlent ‘d’impulsion résultative’ (J-M. Salanskis http://philosophie.ac-amiens.fr/351-salanskis-jean-michel-modeles-et-pensees-de-l-action.html ). Encore peut-on ajouter que tout objectif, but, finalité ou intention, est objectif de ... intention de ..., et renvoie à une activité. Ceci conduit à proposer une définition des objectifs comme des images anticipatrices et finalisantes d’une transformation possible d’un existant, et des projets comme des images anticipatrices et finalisantes du processus susceptible de permettre cette transformation https://www.google.fr/books/edition/%C3%89laboration_de_projets_d_action_et_plan/BFLqDwAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&pg=PA6&printsec=frontcover.
De la même façon, la notion d’investissement, au cœur des représentations relatives à l’action, peut également être définie en référence à un contenu conatif (la mobilisation d’un bien, d’une énergie, d’un temps), à une représentation (l’anticipation d’un gain) et à un affect (l’espérance de ce gain). Il en va de même des notions de besoins ou de valeurs.
Nous faisons l’hypothèse que tous les concepts caractéristiques de la conduite de l’action établissent ainsi des liens immédiats entre plusieurs registres de constructions, et peuvent faire l’objet d’un effort de définition analogue. Ils peuvent donc apparaître du coup comme des notions porteuses d’un contenu plus riche que les concepts du discours scientifique classique ; on peut parler d’’enveloppes signifiantes’.
2. Les concepts caractéristiques de la conduite de l’action sont marqués axiologiquement, et jouent un rôle fonctionnel dans l’établissement d’un lien entre représentation d’un existant et représentation d’un souhaitable. La plupart des concepts utilisés dans la conduite de l’action font l’objet d’un marquage axiologique ; ils sont déjà porteurs dans leur énoncé d’un jugement de valeur ou d’un intérêt d’acteur. Nous le relevons à propos des notions de compétences et de capacités ; c’est le cas également des notions de progrès, de contraintes, de résistances etc. Ce marquage axiologique est issu de leur rôle fonctionnel dans des opérations intellectuelles de mise en lien entre représentation d’un existant et représentation d’un souhaitable. Ainsi l’évaluation, opération majeure dans la conduite de l’action, peut s’analyser comme une mise en relation entre représentation d’un existant et représentation d’un souhaitable https://www.google.fr/books/edition/L_%C3%89valuation_en_formation/07__EAAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&pg=PA10&printsec=frontcover ; il en va de même de la détermination d’objectifs mais en sens inverse.
3. Les concepts caractéristiques de la conduite de l’action comportent encore pour les acteurs qui les utilisent l’établissement de liens entre l’espace de l’action concernée et d’autres espaces d’action. Ce phénomène apparaît là encore dans les phénomènes de détermination d’objectifs ou d’évaluation de transfert en formation des adultes, où ce qui se passe dans l’espace pédagogique est explicitement mis en lien avec ce qui se passe dans l’espace de la formation, dans l’espace professionnel, ou dans l’espace social. Mais il apparaît également en formation initiale à l’occasion des réflexions entreprises sur le (s) rapport (s) au (x) savoir (s) des enseignés ou des enseignants, ou encore sur les constructions de sens autour des apprentissages. Il apparaît explicitement dans les situations de partenariat où, plusieurs acteurs, d’accord pour conduire ensemble une action, lui donnent explicitement des sens différents en référence à leurs autres espaces d’action respectifs. Ce trait peut expliquer ces phénomènes particulièrement intéressants dans la conduite des actions que sont les phénomènes de charges ou de surcharges de sens.
4. Ces concepts entretiennent entre eux des liens d’inter-signification ou d’inter-sens qui ont fait dire à Ricoeur qu’ils fonctionnent en réseau. Une manière efficace de procéder à la détermination des notions appartenant à ce réseau de l’action, écrit-il, est d’identifier la chaîne des questions susceptibles d’être posées au sujet de l’action : qui fait ou a fait quoi, en vue de quoi, dans quelles circonstances, avec quels moyens et quels résultats (...). Des relations d’inter-signification régissent ainsi leurs sens respectifs de sorte que savoir se servir de l’un, c’est savoir se servir du réseau entier (La sémantique de l’action, https://cdft.cnam.fr/Record.htm?idlist=1&record=446212426449). On a pu parler aussi d’écosystème dans le cas d’un ensemble d’êtres vivant au sein d’un milieu ou d’un environnement spécifique et interagissant entre eux au sein de ce milieu et avec ce milieu (voir aussi Louis Quéré : l’environnement comme partenaire in : PUF https://shs.cairn.info/sujets-activites-environnements—9782130543374-page-7?lang=fr&tab=premieres-lignes .
Deux phénomènes illustrent particulièrement ces relations d’inter-action :
– les relations entre les différentes ‘fonctions’ repérables dans la conduite des actions : détermination d’objectifs, élaboration de projet, évaluation d’action, évaluation de transfert. Pas d’évaluation en effet qui ne s’appuie sur une détermination au moins élémentaire d’objectifs, et qui en retour ne l’alimente. Ces relations sont itératives et cycliques et font du développement de la pensée pour l’action un processus progressif, qui n’est pas forcément le préalable de l’engagement de l’action, mais qui au contraire se nourrit de lui et le nourrit.
– le fait que les ‘ images du réel’ formées à l’occasion du développement de la pensée pour l’action se révèlent en fait dépendantes des enjeux identitaires et des enjeux d’engagement dans l’action de ceux qui les élaborent. Le psychologue soviétique D. Ochanine a ainsi utilisé la notion d’’image opérative’ https://journals.openedition.org/pistes/4660 pour désigner les images que se forment les praticiens dans l’exercice de leur activité ; ces images seraient laconiques, déformées et fonctionnelles. Nous-mêmes parlons d’‘images finalisées’ https://www.puf.com/content/%C3%89laboration_de_projets_daction_et_planification. Il est apparu également essentiel de nous doter d’outils d’investigation empirique fondées sur la reconnaissance de ces interactions : images que se font les acteurs de la situation au regard de leur image de sujet agissant et de leur image de l’activité, images d’eux-mêmes au regard de la situation et de l’activité, images de l’activité au regard de la situation et d’eux-mêmes etc. https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/l-experience-en-train-de-se-faire/76456 p.115 et seq )
5. Au total, ce réseau conceptuel, fondé sur un présupposé de conscience de l’acteur, fonctionne comme producteur d’une totalité signifiante, susceptible de se transformer de façon continue. Ceci explique le caractère global, labile, des représentations et sens produits à l’occasion de l’action, et donc les difficultés à les saisir de manière ‘objective’ et locale, selon les habitudes de la recherche classique. Ce n’est pas un hasard de ce point de vue si on se trouve souvent en présence de définitions apparemment bien larges, par exemple de la conscience comme d’une fonction de synthèse, ou de l’intentionnalité comme tout ce qui concerne le contenu des pensées, des croyances et des désirs.
Ceci explique qu’un travail intellectuel de structuration de la vie signifiante puisse s’opérer à partir de ce réseau (https://www.unige.ch/fapse/life/archives/livres/alpha/L/ Ladriere+alii_1993_A.html Le sujet pratique en débat). C’est traditionnellement l’espace d’intervention de la réflexion philosophique, usagère/productrice de catégories intellectuelles pour l’action et de significations/sens pour l’action. C’est plus précisément encore le projet explicitement visé par la phénoménologie qui cherche apparemment à procéder à une objectivation de la subjectivité, d’où la présentation des catégories employées comme ayant quelquefois un caractère ‘transcendantal‘.
Les opérations intellectuelles professionnelles sont différentes des opérations d’intelligibilité
Nous avons eu l’occasion dans un autre texte de décrire les caractéristiques des opérations d’intelligibilité https://shs.cairn.info/manieres-de-penser-manieres-d-agir-en-education—9782130507079-page-89?lang=fr. Finalisées par une intention de production de savoirs de compréhension, elles se caractérisent par différenciation avec les opérations intellectuelles professionnelles.
Les concepts caractéristiques des opérations d’intelligibilité des actions présentent autant que possible pour ceux qui les utilisent un caractère univoque dans la sphère de leur emploi.
Ils sont encore, pour ceux qui les utilisent, relatifs à un existant, à l’exclusion d’un souhaitable ou d’un désirable.
L’intelligibilité des actions permet et suppose l’établissement de liens d’influence réciproque ou d’interdépendance entre plusieurs existants.
A la différence du langage de l’action, le langage de l’intelligibilité des actions ne suppose pas forcément de la part de l’acteur qui agit la conscience de son activité.
Les concepts caractéristiques du lexique de l’action sont marqués axiologiquement, et jouent un rôle fonctionnel dans l’établissement d’un lien entre représentation d’un existant et représentation d’un souhaitable.
Opérations intellectuelles et conceptualisation
Il reste également à différencier opérations intellectuelles et opérations de conceptualisation.
La conceptualisation est une construction mentale et/ou discursive relative à un ensemble d’objets de pensée. Le concept est une représentation de ce qui est commun à plusieurs objets de pensée. Ces objets de pensée peuvent être des concepts de compréhension ou des concepts mobilisateurs. Un concept de compréhension est une construction mentale en situation, relative aux rapports entre plusieurs existants. Un concept mobilisateur est un énoncé associé à une représentation finalisante, attributive de valeur, liée à des affects susceptibles de contribuer à l’engagement des sujets dans l’action.
Les constructions caractéristiques des représentations relatives à la conduite de l’action se situent, souvent simultanément, pour les acteurs utilisateurs, sur plusieurs registres : un registre représentationnel comme nous l’avons vu, un registre affectif et un registre conatif.
CONCLUSION
La vie intellectuelle professionnelle décrit la vie intellectuelle d’acteurs engagés en même temps dans des processus de production d’utilités sociales, se représentant et communiquant entre eux sur, autour et pour ces processus.
Elle se reconnait à partir des formes de discours dans lesquels l’homme se représente son faire ou délibère sur son faire : narrations, récits, formalisations d’expérience, de pratiques, recherches-actions, etc.
Les concepts caractéristiques de la vie professionnelle jouent un rôle fonctionnel dans l’établissement d’un lien entre représentation d’un existant et représentation d’un souhaitable.
Ils sont relatifs à la conduite de l’action et se situent, souvent simultanément, sur plusieurs registres : représentationnel, affectif, conatif. Ils comportent l’établissement de liens entre espace de l’action concernée et d’autres espaces d’action. Ces concepts entretiennent entre eux des liens d’inter-action qui ont fait dire à P. Ricoeur qu’ils fonctionnent en réseau. Ce réseau conceptuel fonctionne comme producteur d’une totalité signifiante, se transformant de façon continue.
Répondre à cet article