Innovation Pédagogique et transition
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UN LANGAGE POUR COMPRENDRE, UN LANGAGE POUR AGIR ?

La pierre de Rosette - libre de droit

Un article de Jean-Marie Barbier
Formation et Apprentissages professionnels
EA 7925 CNAM
Chaire Unesco-ICP Formation Professionnelle, Construction Personnelle, Transformations Sociales

Développer une vie intellectuelle professionnelle

Habitué au clivage de pensée théorie/pratique, le discours social dominant tend à la fois à opposer et à confondre la conception/conduite de l’action, caractérisée par la terminologie du projet, et l’analyse des actions, caractérisée par le langage des faits et des relations entre les faits.
Cette confusion pèse considérablement sur le développement d’une vie intellectuelle professionnelle, souvent réduite à une optimisation/efficacité des pratiques, et qui peine à obtenir la reconnaissance souhaitée dans la hiérarchie des savoirs.
D’un côté les savoirs des professionnels sont caractérisés comme étant des savoirs de la pratique, des savoirs d’action, des savoirs d’expérience, par nature singuliers et obsolescents
De l’autre des experts de tout poil sont convoqués par les pouvoirs sociaux pour donner de l’autorité à des recommandations d’action qui ne répondent en rien aux caractéristiques des démarches scientifiques, alors même qu’elles se disent fondées sur elles.
La situation sanitaire des années 2020-2021 en a donné de remarquables exemples. Espérant trouver un marché, des publications se sont même spécialisées davantage dans la diffusion d’expertises que dans la diffusion d’outils d’analyse permettant aux praticiens de produire eux-mêmes des savoirs sur/pour leur action.
Cette opposition/confusion ne date pas d’hier : elle accompagne la valorisation sociale du discours scientifique. Sa fonction est facile à interpréter : elle contribue à renforcer la division sociale du travail et évite précisément de placer le praticien en position d’analyste/producteur de savoirs sur/pour sa propre action, à l’inverse de la notion de praxis.
Les évolutions économiques et sociales contemporaines, caractérisées par la célébration d’une ‘société cognitive’, et par la promotion de la mentalisation/formalisation des processus productifs ont de ce point de vue une double incidence, contradictoire. A l’évidence elles génèrent une dépersonnalisation des activités de travail. En même temps, elles constituent une opportunité d’établissement de nouveaux rapports de pouvoir dans les nouveaux espaces d’activité ainsi apparus.

Nous faisons l’hypothèse que cette évolution peut favoriser le développement d’une ‘vie intellectuelle professionnelle’ dépassant le cadre des disciplines universitaires traditionnelles, prenant les actions situées non pas comme matériaux pour la recherche mais comme ses objets mêmes, et faisant des champs de pratiques des champs de recherche https://theconversation.com/transformer-les-champs-de-pratiques-en-champs-de-recherches-106400 .
Cette évolution intéresse la formation professionnelle supérieure et plus généralement les nouveaux champs de pratiques /recherches (éducation, gestion, communication, activités physiques et sportives, travail social, sciences de l’ingénieur etc..). Elle peut permettre la construction d’une ‘ anthropologie des activités situées’ largement commune à ces différents champs.

Ne pas confondre ‘l’utilisation du cadre conceptuel de l’action et du cadre d’analyse de l’action’ (L.Quéré (1993) Langage de l’action et questionnement sociologique https://www.amazon.fr/Théorie-laction-Sujet-pratique-débat/dp/2222047420 , 53-81)

Au-delà de ces enjeux de division sociale du travail entre détenteurs du savoir et praticiens, il y une confusion entre opérations intellectuelles de conception /conduite des actions et opérations intellectuelles de compréhension des actions.
Il est assez courant que des démarches intellectuelles à dominante de compréhension comportent des moments d’élucidation du/des problème(s) d’action qui suscite le recours à la recherche et favorise le transfert de ses résultats. C’est d’ailleurs un conseil souvent donné pour la conduite même d’une thèse, y compris par l’auteur de ce texte.
De la même façon les opérations intellectuelles à dominante d’optimisation des actions comportent à l’inverse des moments de recours à des savoirs produits selon les critères de la démarche à intention scientifique.
Mais ces recours n’utilisent pas, selon les moments concernés, un langage de même statut, en particulier en ce qui concerne les concepts utilisés. Selon les cas en effet, il convient en effet de distinguer les catégories intellectuelles significatives pour les acteurs, susceptibles de leur permettre de susciter, de penser et d’organiser leur action, que nous pouvons appeler concepts mobilisateurs, mobilisant l’engagement des sujets , comme par exemple le progrès, l’achievement, le pouvoir d’agir, l’autonomie, la formation elle-même ; et d’autre part les catégories intellectuelles susceptibles d’être utilisées pour identifier et comprendre ces actions, que nous pouvons appeler concepts de désignation et concepts d’intelligibilité.
Cette question est d’une grande importance aussi bien pour la recherche, la formation, que la conduite des actions. La présente contribution, fondée sur une expérience de recherche et de formation à la recherche dans le domaine de la formation, destinée notamment à des praticiens ou professionnels s’engageant dans des démarches de recherche a un objectif modeste. Elle vise simplement à reprendre et préciser quelques-unes des caractéristiques déjà évoquées dans un texte académique antérieur https://www.cairn.info/manieres-de-penser-manieres-d-agir-en-education--9782130507079-page-89.htm d’une part de ce que, à la suite de P. Ricoeur http://fondsricoeur.fr/uploads/medias/doc/cours/situation-des-dossiers-au-sein-des-archives-paul-ricoeur.pdf , nous pourrions appeler “ sémantique de l’action ” ou lexique de l’action  ; d’autre part de ce que nous pourrions appeler parallèlement sémantique ou lexique de l’intelligibilité des actions. Si les enjeux épistémologiques, théoriques et sociaux de la première touchent toutes les formes de mise en récit et de délibération, les enjeux de la seconde touchent les démarches d’analyse transversale aux champs de pratiques, et peuvent s’inscrire précisément dans ce que nous avons précédemment appelé une anthropologie des actions situées.

Les notions de compétence et de capacité par exemple, lorsqu’elles sont utilisées comme outils directs du travail d’analyse et d’interprétation dans les recherches en éducation et formation, et le sont souvent de façon ‘réaliste’ et objectivante : on produit des savoirs ‘sur’ les capacités ou ‘sur’ les compétences, sans avoir de doute sur l’’existence’ de ces capacités/compétences , et sans tenir compte du fait que ces notions sont probablement des constructions opérées par inférence à partir d’activités, et que inférences porteuses de valorisations sociales . Bref ces catégories fonctionnent en réalité davantage comme des outils d’évaluation que comme des outils d’analyse. Il en va de même de la notion de savoir, surinvestie d’attributs d’objectivité, alors qu’elle fonctionne en fait comme une reconnaissance sociale. Quant à l’approche des publics en formation, elle reprend le plus souvent des évaluations sociales comme catégories d’analyse.
Ce n’est pas par un hasard non plus de ce point de vue si quelqu’un comme Politzer https://www.puf.com/content/Critique_des_fondements_de_la_psychologie , a pu parler de ‘réalisme psychologique’, obligeant à croire à la réalité de la vie psychique, alors que celle-ci ne constitue probablement que la forme ‘réifiée’ des actes après qu’ils aient été décrits dans un récit.

Quelques caractéristiques du langage de l’action

Elles peuvent être repérées à partir de toutes les formes de discours dans lesquels l’homme “ dit son faire ”, comme l’exprime Ricoeur ; ou délibère sur son faire : narrations, récits, formalisations d’expérience, de pratiques, recherches-actions ...etc... Elles sont relatives à la conduite des actions, c’est-à-dire à l’ensemble des constructions mentales/ discursives/ affects survenant à l’occasion de l’engagement de ces actions, relatives aux organisations d’activités qui les caractérisent, leur conférant un sens, et susceptibles d’influer sur leur performation. https://www.innovation-pedagogique.fr/article7389.html

Relevons celles qui nous paraissent les plus importantes :

1. Les concepts caractéristiques de lexique de l’action se situent, simultanément, pour les acteurs utilisateurs, sur plusieurs registres de significations, notamment trois : un registre représentationnel, un registre affectif et un registre conatif.
La notion d’objectif par exemple, définie comme un ‘désir mentalisé’ illustre ce lien entre registre représentationnel et registre affectif ; d’autres parlent également ‘d’impulsion résultative’(J-M.Salanskis http://philosophie.ac-amiens.fr/351-salanskis-jean-michel-modeles-et-pensees-de-l-action.html ). Encore peut-on ajouter que tout objectif, but, finalité ou intention, est objectif de ... intention de ..., et renvoie à une activité. Ceci nous conduit à proposer une définition un peu plus complète des objectifs comme des images anticipatrices et finalisantes d’une transformation possible d’un existant, et des projets comme des images anticipatrices et finalisantes du processus susceptible de permettre cette transformation.
De la même façon, la notion d’investissement, au coeur du lexique de l’action, peut également être définie en référence à la fois à un contenu conatif (la mobilisation d’un bien, d’une énergie, d’un temps), à une représentation (l’anticipation d’un gain) et à un affect (l’espérance de ce gain). Il en va de même des notions de besoins ou de valeurs.
Nous faisons l’hypothèse que tous les concepts caractéristiques du lexique de l’action établissent ainsi des liens immédiats entre plusieurs registres de significations, et peuvent faire l’objet d’un effort de définition analogue. Ils peuvent donc apparaître du coup comme des concepts porteurs d’un contenu plus ‘riche’ que les concepts du discours scientifique classique ; on peut parler d’enveloppes signifiantes.

2. Les concepts caractéristiques du lexique de l’action sont marqués axiologiquement, et jouent un rôle fonctionnel dans l’établissement d’un lien entre représentation d’un existant et représentation d’un souhaitable.
La plupart des concepts utilisés dans le lexique de l’action font l’objet d’un marquage axiologique ; ils sont déjà porteurs dans leur énoncé d’un jugement de valeur ou d’un intérêt d’acteur. Nous l’avons relevé plus haut à propos des notions de compétences et de capacités ; c’est le cas également des notions de progrès, de contraintes, de résistances etc…
Ce marquage axiologique est issu de leur rôle fonctionnel dans des opérations intellectuelles de mise en lien entre représentation d’un existant et représentation d’un souhaitable. Ainsi l’évaluation, opération intellectuelle majeure dans la conduite de l’action, peut s’analyser comme une mise en relation entre la représentation d’un existant et la représentation d’un souhaitable ; il en va de même de la détermination d’objectifs mais dans un sens inverse.

3. Les concepts caractéristiques du lexique de l’action comportent encore pour les acteurs qui les utilisent l’établissement de liens entre l’espace de l’action concernée et d’autres espaces d’action.
Ce phénomène apparaît là encore dans les phénomènes de détermination d’objectifs ou d’évaluation de transfert en formation des adultes, où ce qui se passe dans l’espace pédagogique est explicitement mis en lien avec ce qui se passe dans l’espace de la formation, dans l’espace professionnel, ou dans l’espace social. Mais il apparaît également en formation initiale à l’occasion des réflexions entreprises sur le (s) rapport (s) au (x) savoir (s) des enseignés ou des enseignants, ou encore sur la construction du sens des apprentissages. Il apparaît explicitement dans les situations de partenariat où, plusieurs acteurs, d’accord pour conduire ensemble une action, lui donnent explicitement des significations différentes en référence à leurs autres espaces d’action respectifs. Ce trait peut expliquer ces phénomènes particulièrement intéressants dans le lexique des actions que sont les phénomènes de charges ou de surcharges de significations.

4. Ces concepts entretiennent entre eux des liens d’inter-signification qui ont fait dire à Ricoeur qu’ils fonctionnent en réseau. Une manière efficace de procéder à la détermination des notions appartenant à ce réseau de l’action, écrit-il, est d’identifier la chaîne des questions susceptibles d’être posées au sujet de l’action : qui fait ou a fait quoi, en vue de quoi, dans quelles circonstances, avec quels moyens et quels résultats (...). Des relations d’inter-signification régissent ainsi leurs sens respectif de telle sorte que savoir se servir de l’un d’entre eux, c’est savoir se servir de manière significative et appropriée du réseau entier (La sémantique de l’action, ibidem).
Deux phénomènes illustrent particulièrement ces relations d’inter-signification :
- les relations entre les différentes ‘fonctions’ repérables dans la conduite des actions : détermination d’objectifs, élaboration de projet, évaluation d’action, évaluation de transfert. Pas d’évaluation en effet qui ne s’appuie sur une détermination au moins élémentaire d’objectifs, et qui en retour ne l’alimente. Ces relations sont itératives et cycliques et font du développement de la pensée pour l’action un processus progressif, qui n’est pas forcément le préalable de l’engagement de l’action, mais qui au contraire se nourrit de lui et le nourrit.
- le fait que les ‘ images du réel’ formées à l’occasion du développement de la pensée pour l’action se révèlent en fait dépendantes des enjeux identitaires et des enjeux d’engagement dans l’action de ceux qui les élaborent.
Le psychologue soviétique D.Ochanine a ainsi pu utiliser la notion d’’image opérative’ https://journals.openedition.org/pistes/4660 pour désigner les caractéristiques des images que se forment les praticiens dans l’exercice de leur activité, compte-tenu de leur engagement dans cette activité ; ces images seraient laconiques, déformées et fonctionnelles. Nous même https://www.puf.com/content/Élaboration_de_projets_daction_et_planification avons pu parler d’‘images finalisées’. Il est apparu également essentiel de nous doter d’outils d’investigation empirique fondées sur la reconnaissance de ces inter-significations : images que se font les acteurs de la situation au regard de leur image de sujet agissant et de leur image de l’activité, images d’eux-mêmes au regard de la situation et de l’activité, images de l’activité au regard de la situation et d’eux-mêmes etc.. (ibidem).

5. Au total, ce réseau conceptuel, fondé sur un présupposé de conscience de l’acteur, fonctionne comme producteur d’une totalité signifiante, susceptible de se transformer de façon continue.
Ceci explique le caractère global et labile des représentations et significations produites à l’occasion de l’action, et donc les difficultés à les saisir de manière ‘objective’ et locale, selon les habitudes de la recherche classique. Ce n’est pas un hasard de ce point de vue si on se trouve souvent en présence de définitions apparemment bien larges, par exemple de la conscience comme d’une fonction de synthèse, ou de l’intentionnalité comme tout ce qui concerne le contenu des pensées, des croyances et des désirs.
Ceci explique surtout qu’un travail intellectuel spécifique de ‘structuration de la vie signifiante ‘ (Ladrière, Le sujet pratique en débat, ibidem) puisse s’opérer à partir de ce réseau. C’est traditionnellement l’espace d’intervention de la réflexion philosophique, usagère/productrice de catégories intellectuelles pour l’action et de significations pour l’action. C’est plus précisément encore le projet explicitement visé par la phénoménologie qui cherche apparemment à procéder à une objectivation de la subjectivité, d’où la présentation des catégories employées comme ayant quelquefois un caractère ‘transcendantal‘.

Quelques caractéristiques du langage de l’intelligibilité des actions

Ces caractéristiques peuvent être repérées à partir des démarches de connaissance de type historique, de type clinique, ou encore de toutes les démarches de connaissance ayant pour objet des actions ‘situées’ dans leur environnement, dans leur dimension dynamique et, pour tout dire, dans leur singularité. Elles aboutissent à des savoirs sur le fonctionnement du monde, entendus comme des corrélations appuyées sur des données empiriques.
Pour partie, elles reprennent les caractéristiques des démarches d’intelligibilité en général et pour partie elles présentent un caractère spécifique.

Voici les plus importantes :

1. Les concepts caractéristiques du lexique de l’intelligibilité des actions présentent autant que possible pour ceux qui les utilisent un caractère univoque dans la sphère de leur emploi.
Ceci explique en particulier le caractère déterminant que révèlent dans ces démarches comme dans toutes les démarches d’intelligibilité les opérations de définition, a priori ou a posteriori. Ces opérations consistent en effet à déterminer la compréhension caractérisant un concept, à partir d’autres concepts connus.
Elles peuvent être relatives à la désignation même de l’objet de la connaissance. Il ne s’agit pas de l’action en général d’un acteur, mais d’une (ou des) action (s) précise (s) d’un (ou plusieurs) acteur (s), située (s) historiquement et socialement. D’où l’expression d’intelligibilité des actions.
Elles peuvent être également relatives aux outils utilisés pour l’analyse ou l’interprétation, ce qui conduit également à un travail de délimitation précise des outils théoriques mobilisés dans la démarche de connaissance.

2. Les concepts caractéristiques du lexique d’intelligibilité des actions sont encore, pour ceux qui les utilisent relatifs à un existant, à l’exclusion d’un souhaitable ou d’un désirable.
Ceci rejoint un trait général du discours positiviste qui est l’importance, pour les démarches de connaissance, du travail empirique, de la production ou de la saisie de données relatives au monde, qu’il soit physique, social ou mental.
Dans le cas de la connaissance des actions, ce caractère a une conséquence essentiel : les significations et catégories conceptuelles qui accompagnent les activités, qu’elles soient produites spontanément par les acteurs en situation, où à la suite d’interactions avec le chercheur, peuvent entrer comme composantes des démarches de connaissance (définition de désignation), mais à la condition d’être considérées comme le matériau et non comme l’outil du travail d’intelligibilité, constitué de représentations de corrélations. Autrement dit, des notions aussi importantes que les notion d’identité, de compétence ou de sujet ne peuvent pas entrer directement dans le travail d’interprétation , elles deviendraient des évaluations, mais par contre elles peuvent être précieuses pour établir des ‘ faits-de-pensée ‘, et pour permettre l’approche de l’univers des significations qui accompagnent les actes ; cela suppose alors de parler non pas d’identité, de compétence ou de sujet, mais de représentation identitaire, de sentiment de compétence, de représentation de soi comme sujet agissant ...etc...
Cette précision est importante car elle permet de ne pas limiter les démarches de connaissance des actions, comme le voudrait la tradition comportementaliste et expérimentaliste, à un travail d’observation et d’interprétation extérieurs. Elle permet aussi de ne pas faire de l’univers des significations la chasse gardée de l’attitude herméneutique et/ou phénoménologique. Le travail d’intelligibilité des actions porte à la fois, et de façon liée, sur les activités et sur les significations que les acteurs leur attribuent. Ce sont ces dernières d’ailleurs qui permettent de délimiter les unités pertinentes d’action.
Il s’agit là bien sûr d’une question majeure en sciences sociales. Se trouve confirmé en particulier l’intérêt de la position de chercheurs comme G. Devereux https://www.centre-max-weber.fr/IMG/pdf/de_l_angoisse_a_la_methode_devereux_argument.pdf ou les ethno-méthodologues qui considèrent l’implication du chercheur non pas comme une gêne mais comme une opportunité pour lui permettre d’entrer dans l’univers des significations dont il veut rendre compte, à la condition bien entendu que cette implication soit elle-même explicitée.

Reste toutefois la question positiviste de la qualité de l’établissement des faits, c’est-à-dire du rapport de correspondance entre un existant et la représentation qui en est donnée. Les ‘faits-de-pensée’ peuvent certes être considérés comme des faits ; mais se pose quand même la question du rapport entre les significations que les acteurs accordent effectivement à leurs activités au moment où ils se déroulent, et les significations qu’ils déclarent à l’occasion d’une interaction discursive qui constitue elle-même une activité située différente de l’activité à laquelle elles ont trait.

3. Le lexique d’intelligibilité des actions permet et suppose l’établissement de liens d’influence réciproque ou d’interdépendance entre plusieurs existants.
Deux types de concepts peuvent en effet y apparaître :
- des concepts descriptifs ou empiriques, relatifs comme nous venons de le voir à la représentation d’un existant, et susceptibles de générer des ‘savoirs factuels’ : dans le cas de la recherche en formation, description de pratiques, de comportements, d’évènements, de dispositifs etc…
- des concepts d’intelligibilité proprement dits qui consistent en l’établissement de corrélation entre les précédents, et donc entre les représentations de plusieurs existants qu’ils permettent. On peut ainsi établir pour la compréhension d’une activité de résolution de problème un lien d’influence réciproque entre représentation de la situation, représentation de soi comme sujet agissant et représentation de l’action, car ces représentations évoluent ensemble dans l’activité de résolution de problème. Il en va de même dans une activité d’élaboration de projet individuel, où représentation de la trajectoire antérieure, représentation de soi et projet sur soi évoluent probablement ensemble. La notion d’habitus d’ailleurs définie par P. Bourdieu comme ‘structure structurée prédisposée à fonctionner comme structure structurante’ établit de fait un lien entre une trajectoire antérieure, ce qui serait une caractéristique identitaire, et des pratiques. La notion de dynamique identitaire établit, elle, des liens entre trajectoire objective et trajectoire subjective ...etc...
Toute la valeur d’un travail d’intelligibilité (inter legere = cueillir, rassembler) consiste en l’établissement de liens qui n’avaient pas été effectués auparavant.

4. A la différence du lexique de l’action, le lexique de l’intelligibilité des actions ne suppose pas forcément de la part de l’acteur qui agit la conscience de son activité.
Beaucoup d’actes non intentionnels ou dont l’intentionnalité a été occultée, refoulée ou transformée font bien sûr l’objet d’un travail d’intelligibilité. Une bonne partie de la psychanalyse et des approches qui en découlent se sont depuis engagées dans cette voie, très féconde. Mais c’est beaucoup plus généralement le cas de nombreux courants de pensée qui s’intéressent à l’analyse des actions, y compris à l’analyse des aspects non conscients des cognitions, puisqu’on a vu apparaître des notions apparemment paradoxales telles que cognition en acte, inconscient cognitif, théorème en acte etc...
Ceci confirme d’ailleurs que les significations qui accompagnent les activités, ne sont pas à prendre comme l’explication des activités, mais comme un matériau à interpréter en même temps qu’elles. De ce point de vue la formule de Max Weber, le fondateur de la sociologie compréhensive, reste toujours aussi féconde, qui écrivait que l’individu est le dépositaire ultime et unique du sens de l’action, en jouant il est vrai sur l’ambiguïté du mot sens présenté dans la plupart des langues occidentales.

5. A la différence enfin des approches disciplinaires classiques des sciences sociales, le lexique de l’intelligibilité des actions n’implique pas dans tous les cas le repérage d’invariants.
Les approches scientifiques classiques reposent en effet on le sait, sur trois postulats : l’autonomisation relative de l’objet, la reproductibilité des données, et le repérage d’invariants. Or les démarches d’intelligibilité des actions, compte-tenu des caractéristiques de leur objet : situé, contingent, dynamique, ne peuvent pas satisfaire à ces postulats. Le travail d’intelligibilité consiste au contraire à tenir compte de leur singularité et de leur transformation continue.
Ceci peut conduire à des formes d’interprétation qui articulent les acquis conceptuels du repérage d’invariants et les savoirs singuliers susceptibles d’être produits dans une situation donnée. La notion de configuration, qui peut être définie comme une organisation singulière de formes régulières, peut être extrêmement utile pour approcher ces objets et leur évolution ; avec quelques autres notions elle est probablement appelée à jouer un rôle important dans l’analyse des actions situées.
Ceci a évidemment beaucoup de conséquences épistémologiques, théoriques, méthodologiques et sociales. Citons-en simplement quelques-unes, pour les suggérer : cette approche n’impose pas par exemple les conditions classiques de validation du travail scientifique : administration de la preuve, réfutabilité etc.. ; elle donne un statut possible pour des corrélations singulières ; surtout elle peut permettre une autre répartition des rôles sociaux dans le travail d’intelligibilité entre ‘chercheurs’ et ‘acteurs’.

Quelques interrelations entre lexique de l’action et lexique de l’intelligibilité

Ne nous y trompons pas, si ces distinctions ont une grande importance pour la recherche, elles concernent aussi le langage ‘naturel’, quotidien.
Il importe de bien voir que d’incessantes transitions s’opèrent entre l’un et l’autre lexique. Ce n’est pas un hasard de ce point de vue, même si la ‘théorie ‘ ne s’applique pas dans la ‘pratique ‘, comme on le croit généralement naïvement, qu’une formation intellectuelle théorique ait davantage d’influence sur la conception des actions que sur leur accomplissement. Les sociologues par exemple influent davantage sur le langage des politiques publiques que sur leur mise en œuvre … : un excellent exemple nous est donné par la thématique exclusion/inclusion.
Notre expérience de formation à l’évaluation nous a permis de constater par exemple que plus les professionnels disposent d’outils théoriques pour comprendre la formation, plus ils disposent aussi d’outils pour l’évaluer, une fois comprise l’idée que l’évaluation consiste en une mise en relation entre la représentation d’un souhaitable et la représentation d’un existant ; les indicateurs mis au point pour identifier ou analyser la formation peuvent devenir ensuite des indicateurs pour l’évaluation, compte tenu de la sélection et du marquage axiologique opéré par la référence aux objectifs. Les incessantes confusions entre critères et indicateurs, entre analyses et évaluations, trouvent là leur racine. Un développement des catégories intellectuelles dans un des deux univers lexicaux se traduit habituellement par un développement parallèle dans l’autre univers, même s’il n’est pas porté par les mêmes acteurs.

Il est frappant de constater par exemple que des catégories intellectuelles explicitement construites dans une perspective d’intelligibilité de l’action sont ensuite réutilisées sans autre commentaire dans une perspective de pensée pour l’action : la notion d’habitus par exemple, concept d’intelligibilité chez P. Bourdieu, a été repris par P. Perrenoud comme ‘concept mobilisateur’ puisqu’il propose d’en faire un objectif de l’action de socialisation https://www.persee.fr/doc/refor_0988-1824_2001_num_36_1_1694 ; il en va de même de la notion de conflit socio-cognitif, forgée pour comprendre l’apprentissage, et qui est quelquefois transformée en objectif pour l’intervention éducative (provoquer un conflit socio-cognitif) ; il nous est arrivé à nous-même que des outils proposés pour la lecture des pratiques d’analyse des besoins soient transformés par d’autres en modèles d’action. Dans un autre ordre d’idées, la plupart des concepts de la psychanalyse, forgés pour la compréhension, ont souvent fait l’objet d’un processus de naturalisation dans le langage quotidien.

Deux phénomènes de ‘ transition’ entre lexique de l’action et lexique de l’intelligibilité méritent peut-être un intérêt particulier, en raison de leur portée sociale.
 Les phénomènes de transposition opérative. Ils consistent en la transformation de la conceptualisation d’une corrélation entre phénomènes en conception de l’organisation des activités constitutives d’une action : par exemple s’il existe une corrélation entre X, Y et Z qui forment système dans l’émergence d’un projet, alors une intervention combinée sur X, Y et Z pourrait entrainer une modification du système, même si la vérification de cette hypothèse d’action reste aléatoire.
 Les phénomènes de transposition théorique. Ils consistent au contraire dans la transformation du constat d’une séquence d’évènements, à l’occasion par exemple d’une évaluation, en formalisation d’une corrélation théorique entre plusieurs éléments qui ultérieurement pourra servir d’outil de compréhension : on parle quelquefois dans le langage courant de ‘rapprochement‘ effectué par les acteurs. Un mouvement de déconstruction/reconstruction des liens est alors utile Ces phénomènes sont notamment repérables à l’occasion d’évaluations, et contribuent à rendre compte de leur caractère formateur. D’une manière générale, ils contribuent à expliquer la production par les professionnels et les praticiens d’un grand nombre de savoirs d’intelligibilité, qui ont une grande importance dans la vie sociale.

Plus important : dans un certain nombre de cas, notamment à l’occasion d’expériences de création ou d’intuitions, on constate des phénomènes de construction jointe, simultanée, tout à la fois de représentations d’existants et de représentations de possibles. C’est probablement le cas de l’abduction, qui, loin de se limiter à son acception logique, constitue probablement une expérience de pensée mêlant précisément pensée pour comprendre et pensée pour agir https://www.innovation-pedagogique.fr/article9210.html .
Mieux : ces phénomènes de pensée sont le plus souvent inconscients. Leur portée sociale n’en est que plus puissante.
Pire : comprendre est aussi une activité…

Licence : CC by-sa

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