

Un article de Martine Dutoit et de Jean-Marie Barbier
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
La communication multimodale dans les métiers du développement de jeunes enfants et d’enfants en situation de handicap fait l’objet aujourd’hui d’un vif intérêt. Intérêt social en raison des moyens diversifiés potentiellement utilisables pour tous publics en formation, intérêt professionnel.es dans l’exercice des métiers du secteur concerné. Nous situant dans une problématique d’ « entrée par l’activité » (https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0) , elle présente par ailleurs un intérêt théorique dans la mesure où elle permet de mettre en relation situation de communication et apprentissages réalisés à cette occasion, tant dans le domaine des transformations d’activités que dans le domaine des transformations de soi-en activité. A titre d’exemple on peut penser à l’attention aujourd’hui portée à la communication par le toucher pour compléter une théorie de l’activité susceptible d’intéresser les secteurs de recherche et de formation de l’enseignement professionnel.
1. Une situation de communication autre qu’orale
Nous convenons d’appeler communication une action ordonnée autour d’une intention d’influence sur autrui, et communication multimodale une communication mobilisant d’autres activités que des activités purement langagières.
La communication multimodale est particulièrement sollicitée dans les métiers du développement de personnes sourdaveugles ayant deux sens déficients. Elles doivent développer dans les communications ordinaires un langage autre qu’oral, qui se construit par le toucher. La plupart des adultes sourdaveugles ont acquis la langue des signes de façon tactile avec le support ‘du creux de la main’ (Souriau, 2000 https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_2000_num_53_1_3165 ). Reste pour les plus jeunes à trouver un mode corporel de communication dans une interrelation avant cet apprentissage tactile.
En observant la relation qui s’instaure entre une éducatrice et un jeune enfant, nous avons pu ainsi accéder à une expérience rare de communication multimodale : la construction et la mobilisation par des corps en mouvement d’un travail de représentation devenant disponible comme ressource, et ce, de façon durable pour l’enfant. Nous appelons représentations des entités mentales tenant lieu d’autres entités (M. Denis, https://www.micheldenis.fr/wp-content/uploads/2013/07/1989-Image-et-cognition-txt.pdf 1989) et permettant la présence au sujet agissant d’entités absentes de son environnement (Barbier, 2011, p172 https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0 ) pour agir.
1.1. L’expérience d’une éducatrice auprès d’un enfant sourdaveugle
Le matériau de la recherche est issu d’une auto-confrontation réalisée avec une éducatrice visionnant le film de son intervention professionnelle auprès d’un garçon d’environ cinq ans. Dans ce film relatif à un jeu de mains et de rythmes que l’éducatrice propose à l’enfant, il s’agit pour elle de construire un moyen de communication : les changements de rythme observés, et qui s’enchaînent dans le jeu des actions/réactions de chaque acteur, sont autant de traces de la dynamique de l’interaction établie.
Issu d’un travail sur l’expérience de professionnels du champ dit du « handicap rare », la recherche dont est extrait ce matériau a été menée dans le cadre de la Chaire Unesco « formation et pratiques professionnelles » du Cnam, auprès de professionnel.les du Handicap rare, financée par l’IReSP (Institut de recherche pour la santé publique).
Elle a permis l’accès à la compréhension du caractère conjoint des processus d’apprentissage des interactants dans ce type de situation de déficit sensoriel. Les deux auteurs ont participé à cette recherche, qui a donné lieu à publication d’un ouvrage sous le titre « Apprendre d’une expérience rare » (2018, https://liseuse.harmattan.fr/9782343149479 ), et se proposent dans cette contribution d’analyser les modalités de la communication multimodale en contexte de surdicécité en prenant appui sur les verbatims recueillis auprès de l’éducatrice.
1.2. Les entretiens d’auto-confrontation
Les entretiens d’auto-confrontation se mènent à partir de films réalisés dans et sur les activités professionnelles en situation d’interaction. Ce type de démarche est caractéristique des travaux de recherche conduits en ergonomie, en psychologie du travail et en formation d’adultes, centrés sur une analyse de l’activité professionnelle.
A partir du film, l’objectif est de créer un espace partagé professionnels-chercheurs, les professionnel-le-s commentant ce qu’ils-elles ont fait, les chercheur-e-s soutenant la description par leurs demandes de précisions. Ce ne sont pas des évaluations, ni des justifications sur ce qui s’est passé, mais des descriptions de ce qui se passe, ce qui se vit et comment. Les professionnel-le-s choisissent le film, et le moment où ils-elles arrêtent le film pour commenter une séquence.
Dans le cas qui nous intéresse, l’éducatrice visionne donc le film de son intervention auprès de ce petit garçon. Elle décrit ce qu’elle fait avec l’enfant. Elle choisit de s’arrêter sur des séquences qu’elle explicite et commente. Les chercheurs peuvent aussi s’arrêter sur une séquence qu’ils ne comprennent pas.
1.3. L’attention portée aux « traces »
Sydney, le petit garçon, est atteint d’un syndrome Charge avec une déficience auditive profonde, non appareillable, et une déficience visuelle. En fait on ne sait pas très bien définir ce qu’il voit exactement à cet âge. Il n’a pas de moyens de communication habituels.
L’intention de l’éducatrice est d’amener cet enfant à porter attention à ce qu’elle appelle une trace, que nous pourrions définir comme le moment d’activité qui fait sens pour les deux interactants : comme le dit cette éducatrice dans un écrit contributif à cette recherche « C’est toujours co-activement que la trace se crée lors de l’activité » (Spriet, 83 -91, (2018) Construire un support d’échanges et de dialogue : la trace, p 83 -91, in Dutoit, M. (Coord) Ibidem). Cette trace va permettre la re-évocation de ce moment d’activité hors de la situation.
L’activité-trace permet précisément la remobilisation du sens. Nous pensons avec l’éducatrice qu’elle permet la construction d’une représentation (et d’un affect associé !) de l’action dans le moment même de l’activité et qu’elle deviendra ressource hors de l’activité en cours.
Elle est un support à des évocations plus larges : pour l’éducatrice « La trace élaborée avec l’enfant ou l’adulte sourdaveugle soutient la relation, l’échange, le dialogue, la compréhension du monde, la construction de la pensée et d’une langue » (Spriet, ibidem)
1.4. La communication tactile qui s’élabore entre éducatrice et enfant (verbatim issus de l’autoconfrontation).
L’éducatrice invite de façon tactile l’enfant à monter sur ses genoux : « Donc là c’est le premier moment où on ne se connaît pas donc il faut que moi, je ressente le mode avec lequel lui va vouloir entrer en relation. Et apparemment ce n’est pas un petit garçon sauvage, il accepte tout de suite de venir, donc moi je lui propose tactilement ».
L’éducatrice est assise et tient l’enfant sur ses genoux, de telle sorte que le dos de l’enfant soit calé sur son ventre et ses genoux et que les mains de chacun des partenaires du jeu soient mobiles. « Il y a différentes façons, d’abord tout le corps est en contact ».
Elle prend les mains de l’enfant pour qu’il entre dans le jeu des gestes qu’elle accompagne de façon rythmée, comme taper dans les mains, « Donc là ce qui est important c’est ‘l’écoute corporelle’ que je peux avoir de ce petit garçon ».
Puis le corps en entier est sollicité par le mouvement des genoux de l’éducatrice.
2. Analyse de l’interaction
2.1. « Une main qui réfléchit »
La professionnelle observe une pause d’activité chez l’enfant accompagné de l’apparition d’un nouveau geste « une main qui reste en suspens » qu’elle interprète comme un indice d’une activité de construction de sens chez l’enfant.
« Et juste après là il y a cette main qui va sur le côté et qui est quelque part une main qui réfléchit et ça je l’ai revu dans la séquence d’après où quand il réfléchit il a cette main qui va sur le côté » ; une interruption de l’activité en cours de l’enfant est en effet un indicateur d’une émotion ouvrant la place à une autre activité.
Dans les interactions ordinaires entre partenaires en communication, de telles suspensions existent permettant de respirer, de prendre du recul ou de réfléchir. Ces suspensions d’activités observables sont repérables ; notamment elles font partie de ce que savent par expérience les partenaires d’une communication qui en tiennent compte pour s’y ajuster : « Le fait même qu‘ils considèrent leur compétence comme allant de soi leur permet d‘accéder aux éléments particuliers et distinctifs d‘une situation et, bien évidemment, leur permet d‘y accéder aussi bien en tant que ressources qu‘en tant que difficultés, projets, etc. » Garfinkel, H (2007 [1967], p.52 https://www.librairiedalloz.fr/livre/9782130561507-recherches-en-ethnomethodologie-harold-garfinkel/ ).
Dans les gestes et les modulations du ton de la voix, comme le fait cette éducatrice lors de l’autoconfrontation, des adresses à soi-même peuvent aussi être inférées par l’éducatrice (Dutoit, M. (2017) Identifier une multiplicité d’adresses dans une communication. In J.-M., Barbier, & M. Durand (Eds.), https://www.puf.com/encyclopedie-danalyse-des-activites) « Moi j’ai ressenti que lui c’était cette main qui partait sur le côté qui disait : « là t’as fait quelque chose de différent, voyons voir ».
Sur la vidéo, le petit garçon a un visage qui prend une autre expression, ainsi l’éducatrice en déduit « On voit quand il se concentre, c’est fou ! ».
2.2. Une communication élargie à un langage corporel
C’est par le corps à corps que se fait l’entrée en communication (Gibello, 2004, https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0222961704001175 )
« Et essayer de faire du sens dans ce que lui me dit avec son corps puisqu’il n’a pas de code, il me dit avec son corps des choses que moi je comprends avec mon corps aussi et je suis dans l’écoute de ce corps qui dit des choses et on essaie de partager des moments (…) et j’essaie d’introduire des mots du code (…) Donc t’es content, t’en veux encore, c’est la fête etc. pour qu’il puisse construire du sens sur l’émotion qu’il ressent, qu’il puisse construire un signe qui pourra être repris par ailleurs » (verbatim).
En fait, la suspension d’activité a fonctionné comme un moment de réflexion où s’élabore de fait ce que l’éducatrice appelle « construire un mot ». Au-delà de la préoccupation de l’éducatrice d’arriver à introduire un langage, nous pouvons faire l’hypothèse d’un début d’une activité de conceptualisation, consistant à faire un lien reliant plusieurs objets de pensée.
D’autre part, comme le font les parents, ce que souligne J. Bruner (2012, https://www.editions-retz.com/enrichir-sa-pedagogie/mes-connaissances-educatives/comment-les-enfants-apprennent-a-parler-9782725631646.html?srsltid=AfmBOopghqo14G_jIyUEWhusImITOWiPccMpd76ftBCgi5RLI6tLk0rX ), c’est grâce à la présence d’un adulte qui interprète et formalise les " signaux " du bébé que le processus d’acquisition d’une langue pourra ensuite s’engager. Ainsi, l’éducatrice accompagne ce que fait l’enfant, ses gestes et les mouvements rythmés de son corps, par des signes. L’enfant émet une action (gestuelle ou verbale). Cette action est comprise par l’adulte qui la modifie, l’élargit, la confirme.
Tout se joue entre les partenaires dans l’interaction, la proposition de l’un répond à l’envie de l’autre de poursuivre le jeu,
« Il y a une découverte de quelqu’un d’autre qui va lui faire des propositions autres qu’il ne connait pas donc il ne peut pas anticiper » (verbatim).
La rencontre se bâtit sur une envie,
« Il a envie ça se voit…ça se sent dans le corps, parce que c’est là (…) on est, tu me rencontre/je te rencontre : qu’est ce qui te ferait plaisir pour qu’on construise cette rencontre, on construit cette rencontre par le toucher, par le corps et par le jeu corporel et après j’essaie de me laisser guider par lui. » (verbatim)
Le jeu des mains alternativement enchaîne des propositions/réponses,
« Lui accepte toujours d’avoir sa main dans la mienne (...) « Sur la même base de la proposition de jeux avec mes mains, avec ce rythme, je peux changer me mettre comme ça, je peux changer me mettre comme ça (gestes) et enrichir la proposition et c’est aussi enrichir son imaginaire, il n’faut pas rester stéréotypé dans un seul truc » (verbatim)
2.3. Une conversation de même type qu’une conversation orale
« Là il n’me parle pas, il touche ma main, et il va commencer à utiliser ma main pour me dire de reproduire, alors ça peut paraître pincer, en fait il a besoin de m’agripper quelque part pour pas la perdre parce qu’il ne voit pas suffisamment bien donc il va agripper la peau et (…) Il est dans cette main- là qui va faire quelque chose » (verbatim).
« Moi je l’interprète il va me demander quelque chose. Je ne me dis pas car je n’ai pas le temps de me le dire, je vis avec lui on n’a pas le temps d’analyser, on est dans un partage rapide (…) on s’adapte. » (verbatim)
En même temps, pour que le sens se construise un court temps de pause est proposé entre chaque séquence de jeu. « Moi j’essaie d’attendre pour qu’il repousse, pour que quelque part il demande, tout en faisant des propositions de mouvement. » (verbatim)
L’éducatrice recherche la compréhension par l’enfant de ses émotions. Visiblement le petit garçon en tire du plaisir, donc beaucoup d’émotions, émotions qui vont se traduire dans tout son corps.
« Là lui redemande, et quand il commence à s’agiter avec les mains je lui signifie qu’il le vit aussi avec ses jambes parce qu’il faut qu’il arrive à intérioriser ses émotions, qu’il arrive à intérioriser son corps qui bouge et que cette émotion qu’il a avec ses mains, il l’a aussi avec ses jambes. ». (verbatim)
3. Les apports d’une entrée ‘communication’ dans les fonctions de développement et de recherche
Dans l’interaction éducatrice/enfant s’installe une communication, c’est à dire une série de séquences où les propositions de l’un sont reprises par l’autre et vise et versa. Dans cette communication, l’enfant ressent du plaisir, l’exprime, plaisir qui l’incite à poursuivre l’interaction, à l’amplifier.
La « main qui réfléchit », perçue par l’éducatrice, est l’indicateur d’un travail mental où l’enfant construit à la fois une représentation d’un « moi », c’est à dire présentant pour lui une unité repérable de soi en action (Erickson, 1998, https://editions.flammarion.com/adolescence-et-crise/9782081255876 ), une représentation distincte de soi, une représentation distincte de l’autre et une représentation de la situation.
Ainsi la « trace » est constituée à la fois par un affect positif, un plaisir, une entité à réactiver, à investir et permettant la représentation d’un moi pouvant ensuite s’engager dans d’autres actions, notamment de communication.
La préoccupation de l’éducatrice était de laisser cette « trace » ré-activable pour développer la communication jusqu’à la maitrise du langage. Pour notre part, nous pouvons comprendre comment cette « trace » interroge les conceptions même de l’apprentissage.
4. Une évolution possible du projet pédagogique
Si l’apprentissage est vu comme une transformation valorisée d’habitude d’activités (Barbier, 2011, op.cit.), dans la situation que nous venons d’examiner, l’apprentissage est clairement un apprentissage de l’entrée en communication et du plaisir qu’elle peut procurer . Ainsi cette nouvelle habitude d’activité peut être reproduire et devenir un point d’appui essentiel pour le développement de l’enfant. Dans la lignée de J.Dewey, nous définirons une habitude d’activité comme la stabilisation provisoire chez un sujet d’une organisation-en-acte d’activités, activable dans une situation récurrente, investie et transformée par l’exercice même de l’activité (https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782130451761-logique-la-theorie-de-l-enquete-john-dewey/ ). La trace peut être considérée comme l’équivalent de prémices à partir desquels peut s’installer un langage.
Le caractère conjoint de l’apprentissage dans un partage de ressentis positifs, support de valorisation pour les interactants (Dutoit M. & Barbier, J-M (https://theconversation.com/ni-auto-formation-ni-hetero-formation-le-concept-dapprentissage-conjoint-103651), peut être inféré des séquences d’échanges réalisées dans une communication comme celle- là, qui préfigure d’autres apprentissages à venir.
L’entrée et le développement de la communication pourrait ainsi permettre de repenser des séquences pédagogiques proposées, voire de faire évoluer les projets pédagogiques faisant une part plus large aux modalités multiples de la communication.
Pour les professionnel.les du champ du handicap rare l’apprentissage a pour préalable l’entrée en relation, exister en coprésence, et en communication, se proposer d’être à l’écoute des propositions de l’autre. Ainsi, ces professionnel .les soulignent l’importance du « faire confiance à l’intuition dans la rencontre » ; l’intuition est signalée comme première avant la mise en mot, l’imitation d’un geste peut, par exemple, permettre de mettre en place des interactions professionnels / enfants avec des effets de sens pour ces derniers.
Parole et geste dans la communication multimodale
Si les cultures occidentales reconnaissent bien volontiers aujourd’hui l’importance de la communication multimodale, elles peinent toutefois à se défaire de la valorisation sociale de la mise en mots, que ce soit pour accéder à un diplôme ou pour valider des acquis d’expérience. Une activité professionnelle n’est jamais autant reconnue que lorsqu’elle est susceptible d’être formalisée dans la langue. Ce paradigme pèse sur la conception de la plupart des formations professionnelles.
Merleau-Ponty ne propose -t’il pas l’ouverture à un autre paradigme, liant geste et parole et invitant à une exploration de toutes leurs complémentarités ; n’écrit-il pas que « la parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien » (1945, 214, https://www.gallimard.fr/catalogue/phenomenologie-de-la-perception/9782070293377 )
CONCLUSION
Dans la relation et la communication qui s’instaurent entre une éducatrice et un jeune enfant sourdaveugle, nous avons pu avoir accès à une interaction montrant ce qu’apportent les différentes modalités de communication à la seule communication langagière. Cette autoconfrontation d’une éducatrice visionnant le film de son intervention permet d’analyser le jeu de mains et de rythmes qu’elle propose à l’enfant. Il s’agit de construire un support d’échanges et de construction d’une trace pouvant être réactivée dans d’autres interactions. La recherche sur ces vécus d’expérience constitue une entrée privilégiée pour accéder à la compréhension des processus d’apprentissage et notamment de leur caractère conjoint dans la relation.
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