Sagrada familia, Barcelone, Gaudi, jamais finie... © MD
Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Dans le prolongement de l’élaboration de projet ?
Agencement, aménagement, établissement, mise en ordre, instauration, institution, ordonnancement : les mots ne manquent pas dans la langue professionnelle comme dans la langue des grands et petits travaux de la vie quotidienne pour désigner, le plus souvent selon une logique de séquence temporelle par étapes, et dans une logique de division du travail, par fonction, des tâches qui paraissent se définir dans le prolongement de l’élaboration de projets (https://www.puf.com/elaboration-de-projets-daction-et-planification), avant effectuation. C’est dans cette logique qu’il convient par exemple d’interpréter les emplois du temps prévisionnels régissant les horaires et créneaux d’activités à venir des enseignants, des formateurs et des apprenants dans les situations éducatives, des encadrants et des encadrés dans les situations professionnelles.
Même si les opérations d’organisation des actions sont généralement considérées comme des opérations d’application de représentations préalables, ces opérations ne relèvent pas, en fait, d’une fonction mentale de mise en représentation anticipatrice de ces actions. Le sujet se représente lui-même davantage en action qu’il ne se représente à l’avance le détail de ses actions ; en fait il se projette dans l’action (j’y vais !). Les affects liés à l’engagement de l’action sont surtout des affects liés à des représentations de soi dans l’action.
Ces opérations d’organisation de l’action participent en dominante à une fonction de performation, que nous définissons comme la mobilisation par le sujet agissant de potentiels d’énergie correspondant à l’accomplissement de cette activité. La fonction de performation est constituée par l’ensemble des phénomènes participant au processus singulier et spécifique de transformation du monde que constitue cette action.
Dans le cas des interventions éducatives, la performation désigne par exemple toutes les opérations qui concourent directement à la survenance d’apprentissage, notamment l’exercice même de l’activité, compte tenu des habitudes préalables. A la différence de l’activité de conduite des actions, la fonction de performation n’implique pas forcément que le sujet ait à l’avance une représentation de sa réalisation. Elle peut se faire par mobilisation d’habitude. Selon l’expression populaire :’ tout est difficile avant d’être facile’.
La fonction de performation correspond au ‘faire’ des participants à une action et au faire des partenaires impliqués dans le cadre de la même action ou du même ensemble d’activités.
Le mot performation vient de l’anglais to perform accomplir qui vient lui-même de l’ancien français. Il est assez intéressant de se rappeler à l’origine étymologique des termes : en grec ancien ergon signifie travail, à laquelle est rattaché le préfixe per, marqueur d’intensité. Energie peut se traduire par’ force en action’ ; elle est d’ailleurs ainsi définie en physique. Elle se différencie de dynamis qui se traduit par ‘force en puissance’. Apparu avec Aristote, le concept d’energeia tend à désigner aujourd’hui la force en acte, ou la capacité effective à réaliser des transformations. Il s’inscrit dans la même sémantique que celle que nous utilisons dans nos propres travaux pour définir le mot activité (https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites-0) : processus de perception/transformation du monde et de soi percevant et transformant le monde, dans lequel et par lequel est engagé un être vivant dans ses rapports avec son environnement.
Dans ce contexte, les opérations d’organisation et de réorganisation de l’action concourent directement à une fonction de transformation du monde, à identifier.
Quelles que soient les actions concernées, l’organisation des activités est une mise en place de complémentarités, de couplages d’activités : d’une part des activités des acteurs organisateurs de l’activité d’autrui, d’autre part des activités des acteurs dont les activités sont organisées https://hal.science/hal-04018557v1/document. Sont privilégiés par exemple les critères de cohérence et de compatibilité.
Cette organisation des activités des uns et des autres est le lieu où se déterminent les rapports de pouvoir dans l’accomplissement de l’activité https://hal.science/hal-04018586/document . Par exemple, la méthode pédagogique présentée comme socratique ne renverse pas les micro-pouvoirs dans l’interaction puisqu’elle confie au maître le pouvoir d’énoncer ce qui est la vérité.
Les rapports de pouvoir méritent chaque fois analyse car ils présentent une configuration spécifique à chaque situation : qui déclenche l’activité de qui ? Qui est en position dominante, qui est en position dominée dans l’activité ? La question se pose toujours, même et surtout dans les cas de manipulation ou de provocation, très repérables dans les énoncés.
L’organisation d’une action donne habituellement lieu à définition d’un certain nombre de rôles assignés à chacun dans l’organisation, même si ces rôles sont mobiles. Il est particulièrement intéressant de relever le cas des énoncés performatifs dans les échanges : par exemple, ‘je te pardonne’ ; les énoncés performatifs sont des énoncés qui constituent simultanément l’acte auquel ils se réfèrent. Les ouvrages fondateurs sur ce point sont ceux de John Austin (quand dire c’est faire https://www.seuil.com/ouvrage/quand-dire-c-est-faire-john-langshaw-austin/9782021560299) et de John L. Searle (speach act https://www.editions-hermann.fr/livre/les-actes-du-langage-john-r-searle). Les verbes performatifs transforment le monde en agissant sur le locuteur comme sur le destinataire, rien que par leur énoncé.
Le vécu d’ordre et de désordre a par ailleurs un écho intime dans l’économie psychique Le film ‘Sans mobile apparent’ présente ainsi l’inspecteur Caracalla, qui n’arrête pas de se laver les mains (le rôle est tenu par Jean-Louis Trintignant)
Organiser/réorganiser est vécu comme un travail toujours recommencé. En contexte professionnel, c’est un travail sur le travail.
Les opérations d’organisation de l’action concourent aussi directement à la formation d’entités sociales correspondant à l’empan de cette action.
C’est le deuxième sens du mot organisation : ce n’est pas seulement une action, c’est aussi une entité en action : association, groupement humain qui se propose des buts déterminés.
Ce qu’on appelle organisation, comme forme sociale (entreprise, école, etc.) est constitué de relations entre acteurs tout autant qu’à un découpage rationnel et efficace des activités (https://www.fnac.com/a877248/Norbert-Alter-La-gestion-du-desordre-en-entreprise). Le travail d’organisation durable des activités peut conduire à des formes sociales durables d’association des personnes comme la classe scolaire, la promotion d’élèves, la conscription, l’atelier, le bureau, l’entreprise, le pays.
Concernant l’institution scolaire, l’organisation a privilégié les formes scolaires du savoir sur le faire, plutôt que le faire lui-même : là où la transmission des savoirs est valorisée, l’important reste la transmission de rapports sociaux. L’enjeu principal est d’influencer la vision du monde et de sa transformation. La sociologie comme discipline, quand elle se donne pour objet les rapports sociaux, contribue grandement à cette analyse. (L’ordre des choses, Claude Grignon https://www.amazon.fr/CHOSES-FONCTIONS-SOCIALES-LENSEIGNEMENT-TECHNIQUE/dp/B007QSBGPW ).
Foucault a décrit la prison comme une entreprise d’orthopédie sociale (https://www.gallimard.fr/catalogue/surveiller-et-punir/9782070291793).
Dans le cas des transformations individuelles, elles peuvent être en écho avec les configurations de personnalités que constituent le soi ; le moi et le je (voir : soi, moi, je , des construits d’expérience pour des sujets en activité https://cnam.hal.science/hal-04581870/document .
L’organisation de l’action concourt à la formation d’habitudes d’activité, toujours en cours de transformation
L’organisation de l’action fournit aux sujets la possibilité d’énoncer les cadres de l’action et contribue aussi à former des habitudes d’activité : discipline, obéissance, habitudes de division des tâches, aussi bien dans le cadre des formes scolaires que dans le cadre les formes bureaucratiques du travail ou de la vie quotidienne (https://shs.cairn.info/la-trame-conjugale—9782200293420-page-132?lang=fr)
De multiples outils d’analyse ont été construits, en sciences sociales, par inférence à partir de cadres de ces formes d’organisation : par exemple les notions d’habitus, d’ethos, de pattern, d’attitudes, d’habitudes mentales (https://shs.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2010-1-page-163?lang=fr). Ces outils prennent souvent une forme holiste et comportent à la fois une face cognitive, une face affective, une face conative, parce qu’ils sont le produit d’inférences à partir de ces formes d’organisation de l’action.
Le choix de formes d’organisation est même quelquefois guidé par une intention personnelle ou sociale d’agir sur les caractéristiques des acteurs concernés : règle monastiques, règlement intérieur, règles d’emprisonnement. La littérature biographique fournit de multiples exemples d’évolution des personnalités en rapport avec l’organisation des cadres de vie.
Les processus d’organisation de l’action ont pour caractéristique de connecter ou de mettre en réseau l’engagement de sources d’énergie variées.
Apercevoir, écouter, faire attention sont par exemple des actions supposant une multiplicité d’engagements d’activité de statut très différent. S’engager dans une activité de lecture d’un livre par suppose certes de s’engager dans une activité de déchiffrage de texte, mais aussi en parallèle d’une activité de construction de sens, et encore une activité de réflexion ou de production d’imaginaire.
Apercevoir est une action qui peut s’analyser dans les termes d’une sémantique de l’action (détermination des objectifs, évaluation de l’action etc.) alors que voir est une activité qui s’analyserait plutôt selon une ‘sémantique de l’activité’ (analyse des traces d’activité, comparaison des traces d’activité…) comme peuvent le faire les préhistoriens ou les linguistes. Il en va de même des relations entre écouter, qui peut être considéré comme une action et entendre, qui peut être considéré comme une activité.
Plus important encore : les activités/actions mises en connexion peuvent être de statut différent : les activités de compétition sportives mettent en valeur par exemple l’importance du ‘mental’ à côté de la mobilisation de l’énergie physique.
La mise en lien entre plusieurs activités complémentaires dans un même projet est explicitée quelque fois dans la publicité donnée à la liste des différentes entreprises et des différents métiers contribuant à un projet de construction avec un rôle particulier de coordination assuré par l’entreprise générale.
Les processus d’organisation de l’action comportent de plus une impulsion partagée jouant une fonction de mobilisation conjointe d’activités leur donnant cohérence et unité.
L’impulsion à entreprendre d’une action est une fonction partagée, distribuée. Elle s’effectue sous le sceau de l’unité, du rassemblement, de la convergence des différentes activités hétérogènes mises en réseau. Cette convergence et unité d’impulsion se constate aussi bien dans le domaine biologique que dans le domaine de la gestion ce qui donne un intérêt particulier à l’analyse des systèmes qui met en relation une organisation et son environnement. Nous sommes dans une épistémologie du vivant (https://www.gallimard.fr/catalogue/la-logique-du-vivant/9782070293346)
CONCLUSION
Loin d’apparaître seulement comme un effort de rationalisation et planification de la mise en œuvre de moyens en référence à une fin, représentation sociale habituelle, le travail d’organisation est le travail complexe, de reconfiguration de configurations d’énergie. A ce titre, il a, comme l’ergonomie, un statut de discipline de travail sur le travail ou d’activité sur l’activité.



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