
MD Marseille Capitale de la Culture 2013

Un article de Martine Dutoit et de Jean-Marie Barbier
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Une confusion fréquente
C’est une expérience courante dans les différents ‘métiers de l’humain’ : lorsque des professionnels sont mis en situation d’évoquer leurs pratiques professionnelles en vue de les analyser, ils ne distinguent guère les auto-prescriptions qu’ils énoncent sur leurs activités, ce qu’ils estiment devoir faire, leurs idées, leurs projets, et les contenus propositionnels relatifs à ce qu’ils font réellement, à leurs engagements effectifs d’activité. Bref, ces contenus sont plus souvent relatifs à ce qu’ils croient devoir faire plutôt qu’à ce qu’ils font réellement.
Le terme projet désigne d’ailleurs étymologiquement l’image d’une situation, un état que l’on pense ou que l’on souhaite atteindre ( projectum : lancer en avant), mais distinct de cette réalisation, comme on le constate au contraire dans nombre d’expressions habituelles relatives à la démarche de projet, comme celle de chef de projet, qui évoque leur réalisation. Mieux, beaucoup d’outils réflexifs produits sur les ‘représentations ‘ professionnelles (https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/representations-pratiques-et-identites-professionnelles/69247?srsltid=AfmBOorh_FNG6Lx74oWRwA9mmeEPnV7SJwb2gvYRUY04YURRG81UvXYf ) se révèlent effectués à partir ou en lien, avec un recueil et une analyse des discours des professionnels sur leurs propres activités, ce qui peut entrainer de multiples confusions entre ce que les professionnels disent estimer faire et ce qu’ils font réellement.
De la même façon une ‘idée’ est souvent une idée de faire, une représentation relative à une activité. En langue française, même lorsqu’on est aveugle, le vocabulaire relatif à l’idée emprunte au registre de la vision (eidon : voir)
Le présent texte se donne pour objectif de préciser le statut comparé des constructions mentales et des constructions discursives, et de préciser, à cette occasion, certaines des conditions dans lesquelles on peut passer des unes aux autres, particulièrement en situation professionnelle. Le problème se pose en effet dans la plupart des travaux ayant pour objet les relations entre travail et formation. C’est aussi bien sûr le grand problème ouvert par le psychologue de « Pensée et langage » : Lev Vygotski, qui parle d’investissement réciproque de la pensée et du langage . On notera par ailleurs que les communications discursives s’inscrivent dans l’ensemble plus large que constituent les constructions communicationnelles, qui sont des constructions sociales.
Nous appelons constructions mentales toutes les formes d’activité humaine reposant sur la construction par le sujet et pour lui-même de représentations. Les constructions mentales sont des entités qui ont pour spécificité de tenir lieu d’autres entités et de pouvoir survenir en leur absence. Elles appartiennent à la vie psychique des sujets, surviennent en même temps que les actions des sujets et prennent toutes les caractéristiques des activités des sujets. Elles dépendent du rapport entre les sujets et leurs environnements, et sont, de fait, constituées par des activités de perception. On peut faire l’hypothèse que c’est une caractéristique du vivant que de produire des représentations pour agir à partir des perceptions de leur environnement (Van Uexküll utilise le concept d’Umwelt, (https://fr.wikipedia.org/wiki/Umwelt# : :text=En%20tant%20que%20concept%2C%20l,pour%20l’%C3%AAtre%20humain ).
Les caractéristiques des constructions mentales
- Elles sont liées à l’immersion du sujet dans le monde (Berthoz A., https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/neurosciences/sens-du-mouvement_9782738104571.php ).
- Le processus de construction mentale par les sujets est une activité et en a toutes les propriétés, dont l’importance des perceptions et des sensations et des affects associés ; il est à la fois une transformation du monde et une transformation de soi transformant le monde , (https://www.innovation-pedagogique.fr/article9338.html ).
- Elles sont singulières et s’inscrivent dans le flux d’activités du sujet qui se représente le monde.
- Elles sont singulières aussi en fonction des manières d’être au monde du sujet. Oliver Sacks décrit la perception de la forme d’un toit qu’a une personne aveugle en écoutant la pluie tomber sur ce même toit (in : L’œil de l’esprit, https://www.seuil.com/ouvrage/l-oeil-de-l-esprit-oliver-sacks/9782021011296)
Les caractéristiques des constructions discursives et communicationnelles
- Elles sont construites en situation d’interaction entre des êtres vivants.
- En référence au modèle de Sperber et Wilson (La pertinence) https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1990_num_8_42_2851) elles peuvent être analysées autour d’un couplage entre deux types d’activité :
- ) d’une part des activités d’ostension de significations organisées autour d’une intention d’influence sur les constructions de sens de leurs destinataires
- ) D’autre part du côté du destinataire des activités de construction ou de reconstruction de sens.
Nous appelons significations le complexe intentionnel qui, chez un locuteur, accompagne une activité de mobilisation de signes, en vue de produire des effets de sens chez le destinataire de la communication. Et, le sens comme un éprouvé lié, un rapport établi par le sujet entre des représentations issues de l’activité en cours et des représentations issues d’autres épisodes d’activité https://www.researchgate.net/publication/271645243_Rapport_etabli_sens_construit_signification_donnee_Sens_et_signification_dans_la_recherche_en_formation_et_en_sciences_sociales .
A ce stade, il est utile de distinguer constructions discursives et constructions communicationnelles. Les constructions discursives sont organisées autour d’une intention d’influence par le langage sur le destinataire de ces constructions. Elles participent à la communication et à ce titre peuvent être associées à toutes les formes multimodales de la communication (Gestes, mimiques, regards etc.).
C’est le cas des situations décrites dans les expressions « prendre l’air de, avoir l’air de », l’« air » que prennent ou que se donnent les locuteurs durant l’interaction, ce qui permet, le cas échéant, de comprendre le contraire de ce qui est énoncé. Ce mécanisme est souvent utilisé avec les enfants pour les socialiser à des formes d’humour et de prise de distance.
Accéder aux constructions mentales
En situation d’interaction, de multiples opérations peuvent participer à l’accès aux constructions mentales présentes dans l’interaction entre acteurs, par exemple :
- Exploration par le sujet lui-même qui initie un projet d’action de ses constructions mentales en tant que responsable du projet (analyse des implications)
- Représentations par ce responsable des constructions mentales et affects des acteurs intéressés à la réalisation du projet, (analyse des intérêts)
- Attentes de rôles et de positionnements réciproques des différents acteurs . Interprétations et ajustements réciproques.
Cet accès aux constructions mentales présente la caractéristique d’être plutôt relatif à des représentations finalisantes, pour les acteurs en situation d’action
(https://cdft.cnam.fr/Record.htm?record=943812476109&idlist=1&confirm=on op.cit.)
Une représentation finalisante est ce que les sujets considèrent comme souhaitable pour eux-mêmes, pour leurs activités ou pour leurs environnements.
Accéder aux constructions discursives
En situation d’interaction, plus accessibles, elles présentent la caractéristique d’être relatives à des contraintes pesant sur la situation et la définissant (Fauconnier, https://www.librairiedalloz.fr/livre/9782367178653-tirer-parti-des-contraintes-contrainte-volonte-innovation-dominique-fauconnier/)
Exemples :
- Cahiers des charges
- Contraintes de calendrier
- Contraintes de budget
- Caractéristiques des acteurs impliqués dans la réalisation
Ces différents éléments jouent le rôle de détermination des contraintes de la situation, elles peuvent être analysées en théorie de l’action comme des représentations finalisées de la situation.
Les représentations finalisées sont des représentations que se font des sujets de leurs environnements, d’eux-mêmes ou de leur propre activité, orientées par les processus de transformation dans lesquels ils sont déjà engagés.
Une constante itération
En situation d’action professionnelle, l’environnement qui va contribuer à transformer les représentations pour agir est souvent déjà constitué d’énoncés sous forme d’injonctions ou de communications discursives proposées comme modèles d’action et comme contraintes. Ces énoncés sont transformés dans l’activité mentale. Nous sommes en présence d’un cycle itératif ressemblant à celui décrit par Berger et Luckmann qui attire notre attention sur l’articulation entre les faits objectifs, des significations et les constructions de sens opérées par les acteurs dans la production du social, qui se construisent à la fois dans le sujet et hors du sujet, produit et producteur du social. https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/construction-sociale-realite-1
Ce cycle itératif met en lumière le caractère subjectif des représentations produites par le sujet. Ainsi le discours des professionnels, et comme c’est le cas pour tout sujet, s’approprie et transforme les discours déjà-là accompagnant leur pratique. La pratique professionnelle peut ainsi être définie comme ce que les sujets disent de leur activité. Lorsque les professionnels parlent de leur pratique il convient d’entendre une communication discursive qui ne donnent pas accès directement aux représentations associées. Ainsi, se pose la question d’un accès transparent à leurs représentations mentales.
Un inédit : s’intéresser aux transformations réciproques
Un exemple de transformation de constructions mentales en situation de communication nous est probablement donné par le matériau recueilli et analysé à partir d’une recherche sur le handicap rare et présenté dans un autre article (Apprendre d’une expérience rare, https://liseuse.harmattan.fr/9782343149479 ).
Lors d’un jeu corporel entre une éducatrice avec un jeune enfant sourdaveugle :
« La professionnelle observe une pause d’activité chez l’enfant accompagné de l’apparition d’un nouveau geste « une main qui reste en suspens » qu’elle interprète comme un indice d’une activité de construction de sens chez l’enfant.
« Et juste après là il y a cette main qui va sur le côté et qui est quelque part une main qui réfléchit et ça je l’ai revu dans la séquence d’après où quand il réfléchit il a cette main qui va sur le côté » ; une interruption de l’activité en cours de l’enfant est en effet un indicateur d’une émotion ouvrant la place à une autre activité. » https://www.innovation-pedagogique.fr/article22827.html et Apprendre d’une expérience rare, https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/apprendre-dune-experience-rare/18090 p.67).
L’activité de l’enfant sourdaveugle est en fait une activité d’offre de signification (il indique qu’il se passe quelque chose en lui) alors que l’activité de l’éducatrice est une activité de construction de sens (elle interprète et traite le geste comme un signe).
CONCLUSION
Il est assez rare de s’intéresser aux rôles respectifs des constructions mentales et des constructions discursives dans la conduite des actions. Ce texte, à partir des caractéristiques permettant de les repérer, s’interroge sur leur identification. Analyser leur itération réciproque peut permettre de rendre compte des aspects implicites et explicites entre représentations et actions dans les pratiques des professionnels.
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