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Un article de Jean-Marie Barbier
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Un terme à la fois polysémique et en position centrale
Utilisé dans toutes les formes d’éducation et de formation, le terme d’apprentissage en dépasse singulièrement les limites puisqu’on constate son emploi pour désigner toutes les formes d’évaluation positive de l’évolution d’une entité sociale, et même physique, après un premier fonctionnement, évaluation portée par les acteurs eux-mêmes concernés par cette évolution.
On parle par exemple d’apprentissage organisationnel : l’apprentissage organisationnel serait un processus collectif de développement et/ou de modification des connaissances au sein d’une organisation, processus qui interviendrait et se développerait de différentes manières : observation, imitation, expérimentation, concurrence de l’environnement ou même directement à l’intérieur de l’entreprise. Cet apprentissage serait réalisé à travers diverses interactions, ou bien de manière individuelle. Une fois les connaissances acquises et, afin qu’elles persistent dans l’organisation, il s’agit aussi de les conserver ; on parle alors de mémoire organisationnelle, de patrimoine organisationnel ou de culture organisationnelle. L’objectif de l’apprentissage organisationnel est, par exemple pour l’entreprise, d’améliorer l’efficacité de son action collective, de revoir de manière continue son organisation, d’être plus réactive et performante.
Par extension au sens figuré, dans les domaines variés de la mécanique, du spectacle, ou de la recherche technologique notamment, on parle quelquefois aussi de période de rodage, de mise au point, d’ajustement, de prototypage.
L’usage courant du mot renvoie donc à un jugement de valeur sur une transformation en cours d’une entité sociale, psychologique et même physique, considérée alors comme étant-en -apprentissage aux yeux mêmes de ceux qu’elle concerne.
Le concept d’habitude chez John Dewey
Pour rendre compte de ce type de situation et aussi pour l’utiliser à des fins d’optimisation de l’action, J. Dewey utilise de façon large le concept d’habitude, et lui donne à la fois un rôle interprétatif et un rôle d’hypothèse d’action considérable. Pour Dewey « L’habitude est le ressort principal (mainspring) de l’action humaine https://www.gutenberg.org/ebooks/71000 The public and its problems 1927 p.335 https://www.gutenberg.org/ebooks/71000 1927,p.335).
L’habitude a un double statut dans la théorie de Dewey : elle est à la fois le produit de l’activité humaine et elle est investie dans l’action humaine.
1. L’habitude est le produit d’activités antérieures au développement des actions humaines
Les actions se déploient pour une grande part à partir et dans des savoir-faire acquis (practical skills)( Dewey in The publics and its problems 1924-124) sans la médiation nécessaire d’une sphère consciente. Au contraire d’un savoir réflexif de surplomb, elles sont, elles-même, immergées, intégrées la plupart du temps dans l’environnement de l’action. Pour Dewey, « le savant et le philosophe, comme le charpentier, le médecin et le politicien connaissent avec leurs habitudes et non avec leur conscience » (op.cit. p.128). Ce qui ‘remonte’ de la situation de départ, avant transformation et apprentissage, n’est pas un objet fixe. « Les objets d’apprentissage consciemment envisagés sont des résultats d’une situation problématique, qui manifeste le travail de configuration des habitudes sur des impulsions contradictoires » (Garreta https://books.openedition.org/editionsehess/10996?lang=fr ). Pour parler de ce ‘déjà là’ pour l’acteur, nous avons parlé dans nos travaux antérieurs sur la conduite des actions de l’imput entrant dans le processus de formation de représentations finalisées de la situation.
Les représentations finalisées sont des représentations que se font les sujets de leur environnement, d’eux-mêmes et de leur propre activité, orientées par les processus de transformation dans lesquels ils sont déjà engagés (https://www.puf.com/vocabulaire-danalyse-des-activites -2017 p.175).
C’est à cette transformation d’une entité dans ses rapports avec son environnement que se réfère John Dewey en faisant du concept d’habitude le concept central de son ouvrage, « Nature humaine et conduite » Dewey in https://www.gallimard.fr/catalogue/nature-humaine-et-conduite/9782070144617. L’habitude configure le rapport des acteurs aux objets et à l’environnement : « elle incorpore les objets, leur donne force de loi ou les destitue, mais sans forcément les connaitre » (Dewey, op .cit). « Les contenus ou objets observés, mémorisés, projetés et généralisés dans des principes, représentent les matériaux incorporés des habitudes remontant à la surface (Dewey op.cit. p.128). « Les habitudes ne se cantonnent pas au rôle d’arrière-plan du tenu pour acquis, mais jouent un rôle essentiel dans la présentation de la structure, ordonnée de la situation (…) leur rôle va même s’étendre aux activités de connaissance en un sens plus classique » (Garretta. Op.2).
Ceci mérite une explicitation de la distinction que nous faisons entre le concept d’activité comme transformation du monde et transformation de de soi transformant le monde, et le concept d’action comme organisation singulière d’activités, notamment mentales, ordonnées autour d’une transformation du monde, présentant un unité de de fonction, de sens et de signification pour les sujets qui y sont engagés et leurs partenaires. Cette distinction est familière dans nos travaux (Vocabulaire op.cit. p.40-42). L’activité et le rapport des acteurs à la situation ne sont pas forcément mentaux ou d’abord mentaux : « les objets ne sont ni plus ni moins que des concrétions d’habitude d’activité en voie de stabilisation du fait de leur rôle dans l’enquête initiée (soulignée par nous) et retournées » (Garretta op.cit. p.3).
2. L’habitude est aussi ce qui est investi /transformé dans une nouvelle action, comme développé dans la théorie de l’enquête https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782130451761-logique-la-theorie-de-l-enquete-john-dewey/ (Dewey, J. (2006). Logique : la théorie de l’enquête (traduit par G. Deledalle). PUF.
Même si le vocabulaire de Dewey sur l’habitude est quelque fois un peu littéraire, une forte cohérence apparait entre sa théorie de l’habitude et sa théorie de l’enquête, développée à partir de 1938. Pour Joris Thievenaz, « la démarche d’enquête désigne une activité d’investigation et d’exploration du réel permettant au sujet de sortir du doute et de la confusion pour parvenir à rétablir un équilibre dans la situation et à retrouver de la continuité dans l’expérience. Une enquête est ouverte lorsque l’individu est confronté à une situation perturbante ou problématique qu’il ne parvient pas immédiatement à déterminer et qui implique qu’une série d’investigations soient engagées (…) alors l’activité quotidienne est la plupart du temps faite de routines non conscientes ». (https://journals.openedition.org/rechercheformation/5626#tocfrom2n2 )
Dewey distingue cinq étapes dans la démarche d’enquête, à l’occasion de laquelle de nouvelles formes de connaissances peuvent s’élaborer :
- La confrontation à une situation indéterminée
- La détermination de la nature du problème : « Découvrir ce que sont le ou les problèmes qu’une situation problématique pose à l’enquête, c’est être bien avancé dans l’enquête » (Dewey, édition Deledalle, op.cit. p. 173).
- La détermination de la solution du problème : la suggestion a pour fonction de proposer un élément de réponse, de relier les éléments présents aux éléments manquants ou déficients » (op. cit p. 175).
- L’expérimentation des suggestions : « À travers une série de significations intermédiaires, on atteint enfin une signification qui convient plus clairement au problème en question » (édition Deledalle op.cit. p. 177).
- La formulation d’un jugement pratique : passage d’une situation indéterminée à une situation déterminée (et à un sujet se déterminant !)
Ces étapes sont autant de fonctions pour le sujet, elles constituent à la fois une entrée et un chemin dans des processus de recherche et d’apprentissage. Sollicitant chez le sujet une mémoire d’activité, l’enquête contribue dans le même temps à mobiliser les capacités actuelles du sujet et à en produire de nouvelles.
Une convergence d’intuitions sur le fonctionnement du vivant
Cette connexion entre production et mobilisation de capacités ne se constate pas seulement dans les outils élaborés par Dewey. Au XXème siècle on la constate chez des auteurs divers et tous caractérisés par une intention d’établir des ponts entre l’univers du passé d’un sujet et l’univers de son devenir :
- Pierre Bourdieu, avec le concept d’habitus, défini comme une structure structurée appelée à fonctionner comme une structure structurante
- Jean Piaget, avec le concept de schème, utilisé non seulement comme une structure mais aussi comme un organe réalisant des opérations finalisées sur des objets de sa niche écologique
- Varela et Maturana qui explicitent avec le concept d’énaction la co-émergence du moi et du monde
Au total le fonctionnement du vivant apparait caractérisé par une transformation conjointe d’une activité et d’une entité- en- activité
C’est le cas par exemple de l’expérience que nous avons définie comme une transformation simultanée de l’activité et du sujet en activité, mais c’est plus largement de toutes les formes d’apprentissage. Certaines de ces transformations restent toutefois silencieuses (cf. F. Jullien https://www.grasset.fr/livre/les-transformations-silencieuses-9782246754213/), alors que d’autres donnent lieu à valorisation explicite. Dans tous les cas les transformations s’opèrent en activité et par l’activité. Ce qui explique le courant pédagogique de l’apprentissage par l’activité ou l’expérience.
Une transformation de l’activité d’un sujet
Pas d’apprentissage chez les sujets humains sans ressenti de changement. Je n’ai le sentiment d’avoir appris que lorsque, comparant mon activité avant apprentissage et après apprentissage, je suis en mesure de me dire dans une communication adressée à moi-même ‘c’est mieux ainsi’.
Dans un passage célèbre de la littérature française, Victor Hugo décrit une émotion familiale partagée lors du constat d’un changement et d’un apprentissage majeur dans les sociétés humaines : la marche, poétiquement évoquée dans le poème ‘ Lorsque l’enfant parait’ https://ocw.mit.edu/courses/21g-312-basic-themes-in-french-literature-and-culture-spring 2011/2d8bb08a8c5799b02df02acc533bfb4e_MIT21G_312S11_vhugopoem.pdf
« Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris ; son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,
Innocent et joyeux ( …)
Quand l’enfant vient, la joie arrive et nous éclaire.
On rit, on se récrie, on l’appelle, et sa mère
Tremble à le voir marcher. »
On le constate aussi, et de façon à la fois puissante et subtile dans la reconnaissance d’une acquisition et d’un changement de perception de soi chez un enfant sourd, en interaction avec son éducatrice https://www.innovation-pedagogique.fr/article22827.html
Une transformation faisant l’objet d’une valorisation partagée
Un exemple nous a été donné là encore dans nos expériences de recherche dans le domaine de l’éducation d’un enfant sourd aveugle dans un exercice d’’escalade :
« Pas d’apprentissages sans reconnaissance par soi-même ou par autrui de transformations d’activités. Les apprentissages conjoints sont des reconnaissances partagées de transformations conjointes. Ils sont ce que l’on se reconnaît savoir-faire et/ou ce qu’autrui nous reconnaît savoir-faire en interaction avec lui. » (https://theconversation.com/ni-auto-formation-ni-hetero-formation-le-concept-dapprentissage-conjoint-103651) . Dans le récit sur la séquence d’activité par l’éducatrice, l’évocation de la réussite de l’enfant (grimper soudain tout seul) constitue un moment particulier.
L’émotion des professionnelles est alors revécue, signalée par le changement de ton et d’attitude : à la fin de la séquence l’instructrice s’est autorisée à prendre l’enfant dans ses bras et les deux professionnelles ont ainsi exprimé leur joie à l’enfant, partageant avec lui leur émotion.
L’acte est reconnu aussi par l’enfant : en grimpant tout seul il montre qu’il a compris en prenant l’initiative. Soudain, à environ un mètre du sol, on voit l’enfant accélérer le mouvement et littéralement se détacher de l’enveloppe que formait le corps de l’éducatrice pour gravir seul le mur.
C’est une réussite qui dépasse ce qui était attendu par les inter-actants. L’éducatrice le rejoint très vite et le prend dans ces bras en éclatant littéralement de joie : tu as réussi ! le visage de l’enfant s’éclaire, il grogne de satisfaction. À la fin, il répond à l’étreinte de l’éducatrice et se laisse ramener au sol dans ses bras. » (Témoignage de l’éducatrice).
Apprentissage, évaluation, science, recherche
Quelles conclusions peut-on tirer de la reconnaissance de l’apprentissage comme une transformation valorisée d’habitude d’activité ?
Si l’apprentissage est une transformation valorisée d’une habitude d’activité, une conséquence en découle : l’approche des apprentissages ne peut pas être l’objet d’un discours scientifique direct : ce que produit l’évaluation, c’est un jugement de valeur (https://www.chasse-aux-livres.fr/prix/2130520871/l-evaluation-en-formation-5eme-edition-jean-marie-barbier), c’est-à-dire une comparaison entre une activité attendue et une activité observée. Le discours scientifique est organisé, lui, autour de la production de savoirs d’identification, -à-dire de savoirs sur des existants ou de savoirs d’intelligibilité, c’est-à-dire de corrélations entre des représentations d’existants. Établir des corrélations entre des jugements de valeur peut donner l’impression d’un discours scientifique, mais occulte, en fait, la fonction sociale et les conditions de production de ce jugement de valeur.
Une recherche évaluative peut-être rigoureuse, en particulier lorsqu’elle prend en compte la multiplicité des acteurs concernés et les usages effectifs des jugements de valeur. Cependant la présenter comme un ‘évaluation scientifique’ joue le plus souvent une fonction d’occultation et de légitimation de traitements le plus souvent quantitatifs. Elle sert notamment à ne pas faire explicitement apparaitre les rapports de pouvoir dans l’évaluation et à faire apparaitre les jugements de valeur comme s’imposant avec la force de la ‘science’.
Ce qui est vrai d’apprentissages particuliers l’est également des toutes les formes d’évaluation des caractéristiques personnelles acquises en contexte social par des sujets. On pense aux recherches fondées sur le postulat que l’enseignement est une science. Il y a une confusion entre rapport au savoir au singulier c’est-à-dire à la connaissance (Cynthia Fleury, Chronique Philo, Humanité, 11/09/2025) et rapport aux savoirs dont l’appropriation est réclamée, notamment à l’école. Plus que de savoirs ne faut-il pas parler de cultures et de rapport aux et entre cultures ? (https://theconversation.com/enseigner-nest-pas-une-science-cest-une-culture-daction-educative-90396 )
CONCLUSION
Dans la logique de la définition de Durkheim de l’éducation comme une action de la société sur elle-même, l’apprentissage est habituellement considéré comme une appropriation par les apprenants de savoirs élaborés et mis à disposition par d’autres acteurs qu’eux mêmes intégrés dans la vie sociale et professionnelle. Définir l’apprentissage comme une transformation valorisée d’activité permet de resituer l’apprentissage comme une transformation valorisée d’habitude d’activité permet au contraire de resituer l’apprentissage dans les dynamiques de transformation des sujets en rapport avec leurs activités et expériences. Et pour la recherche en éducation , elle permet aussi d’approcher les apprentissages comme des évaluations et non comme des objets d’analyse et de science.
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