
Les trois frères, révolte d’esclaves de Saint-Leu en 1811
Sandrine Plante-Rougeol, 2015 (La Réunion)

Un article de Jean-Marie Barbier
https://labiennale-education.eu/la-biennale/breves-de-recherche/
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Travail et production : une marche continue vers le progrès ?
Le discours public sur l’évolution de la société, notamment sur l’évolution du travail et de la production, présente un remarquable invariant : il ne cesse de présupposer, comme un fait, la marche continue vers le progrès, exprimé en termes économiques, sociaux ou intellectuels. Mettant tantôt l’accent sur de nouveaux savoirs et de nouveaux produits, tantôt sur le développement conjugué de nouvelles technologies, de nouveaux modes d’organisation, de production et de management, il met aujourd’hui l’accent sur l’essor des ‘sciences cognitives’ pour assurer ce progrès.
Tout aussi invariant est le vécu négatif de cette situation par une majorité d’acteurs concernés : insatisfaction, frustration, perte de sens, injonction de subjectivité, exploitation au travail, caractère implacable des rapports de pouvoir, distribution inégale des revenus et des patrimoines, renforcement des inégalités.
La période contemporaine a même créé un nouveau terme pour désigner ces perceptions contradictoires et les responsabilités que prend l’humanité collectivement dans cette évolution : le terme anthropocène est un néologisme désignant une nouvelle ère géologique de l’histoire de la Terre débutant au moment où l’influence de l’être humain sur les écosystèmes serait devenue déterminante.
Les rapports humains dans le travail et la production
On a l’habitude d’appeler « rapport » l’établissement par un sujet d’un lien entre plusieurs entités du monde : rapport d’identité, de coexistence, de succession, de causalité, etc. Un rapport social est un lien établi entre des sujets humains à l’occasion de leur activité dans son environnement.
Les rapports entre sujets humains n’ont d’existence et de fonctionnement que dans l’engagement d’une activité entendue comme une totalité, c’est-à-dire comme un ensemble d’éléments mutuellement dépendants, et ne pouvant fonctionner les uns sans les autres.
Ces rapports ne peuvent donc être appréhendés et décrits que dans le cadre d’une relation d’implication sujets-activités. Ils sont une construction interne à l’activité. Ils transforment, par exemple, une entité physique ou un artefact, ou encore un autre sujet, ou encore l’activité d’un autre sujet, en objet ou en instrument de l’activité. Quand ces rapports ne sont pas conscients pour les sujets concernés, ce qui est le plus souvent le cas, on peut parler de rapports-en-acte. Les rapports-en-acte sont des rapports établis de fait entre des sujets et avec les composantes de leur environnement physique et social à l’occasion de leur activité. Ils sont inférables à partir de l’observation et de l’analyse de « ce que les sujets en font ». Ils ont un statut pré-sémantique et pré-linguistique.
Ils rendent compte notamment de la distribution spécifique des positions des sujets dans les espaces d’activité. Ils se caractérisent par un processus de marquage de l’environnement physique et social en fonction des caractéristiques réciproques des sujets et de l’activité concernée : dans le cas de l’environnement physique, affordance (Gibson) ou image opérative (Ochanine). L’affordance est l’ensemble des possibilités d’action permises dans un environnement. L’image opérative est la représentation mentale que l’opérateur se fait de l’objet qui concourt à l’action. Dans le cas de l’environnement humain, occupation d’une position dominante ou d’une position dominée. Ces rapports entre sujets se caractérisent aussi par un processus de transformation de l’activité par intériorisation et par intégration de leur position.
L’analyse des rapports entre sujets-en-activité
S’inscrivant dans le cadre d’une problématique croisant construction des activités et construction des sujets-en-activité, le présent texte fait une double hypothèse :
- une hypothèse de compréhension : l’analyse des rapports sociaux dans l’activité peut se faire à partir de la logique d’analyse d’un procès de travail, suggérée dans son principe par Marx (Le Capital, Garnier-Flammarion, Paris 1969,139-153), c’est-à-dire d’un processus de transformation d’une entité du monde.
- une hypothèse d’action : l’analyse même de ces rapports par les sujets concernés contribue à l’évolution des processus de transformation du monde et, comme telle, peut faire l’objet de revendications et d’initiatives de leur part.
Les outils d’analyse d’un processus de transformation du monde
En se situant dans la logique d’analyse d’un procès de travail on peut distinguer deux types d’entités du monde :
- L’entité sur laquelle porte le processus de transformation : il s’agit de l’entité du monde telle qu’elle existe avant la transformation, appelée objet de travail, qui peut être elle-même une activité https://www.innovation-pedagogique.fr/article3208.html , et de la même entité, mais telle qu’elle se présente après le processus de transformation. Ce second état est appelé résultante. Dans le domaine industriel, on peut parler d’intrants et d’extrants, ou de matière première et de produits finis. Dans le domaine des métiers de l’humain, on parlera de ‘déjà là’ avant et de changement constaté après. L’objet de travail est ‘ce sur quoi’ porte le processus de transformation ; dans les métiers de l’humain, il pourra s’agir par exemple de représentations ou d’affects. La résultante est le nouvel état de l’objet affecté par le processus de transformation.
Tableau 1 : L’entité sur laquelle porte le processus de transformation
Objet du travail |
Résultante du travail |
Entité sur laquelle porte le processus de transformation, telle qu’elle existe avant le processus de transformation :
– « ce sur quoi » – « intrant » – « déjà là » |
La même entité, telle qu’elle se présente après la survenance du processus de transformation : Nouvel état de l’objet affecté par le processus de transformation : – « Extrant » – Changement constaté |
- Les entités composantes du processus de transformation proprement dit.
Nous faisons l’hypothèse que ces entités peuvent être analysées à partir des entrées suivantes :- le matériau de travail est l’entité qui entre directement dans le processus de transformation ; il peut s’agir d’une entité composante de l’objet (ex. : dans le travail d’extraction minière, le minerai après élimination de tout ce qui n’en est pas) ou relative à l’objet (travail de représentation par un sujet de l’objet ; constitution d’indicateurs sur ce qui fait l’objet) ; il est le mode de présence de l’objet dans l’intervention que constitue le processus de transformation ; il est « ce à partir de quoi » s’initie le processus de transformation. Dans les métiers de l’humain, exemple dans le soin, c’est à partir de ce qui est symptôme. Dans le cas de l’évaluation, ce « à partir de quoi » le processus de transformation est initié : ce sont les informations sur les activités de ces sujets avant intervention, que nous appelons référé de l’évaluation. Une expérience de traduction en langue étrangère de l’ouvrage que nous avons consacré à l’analyse de l’activité d’évaluation (https://www.puf.com/levaluation-en-formation) nous a montré qu’il ne fallait pas confondre objet et référé de l’évaluation.
- Le moyen de travail est une ou plusieurs entités du monde permettant le processus de transformation ; dans le cas de la formation, il s’agit par exemple des couplages d’activités entre personnels de formation et apprenants. Dans une activité d’évaluation, le moyen de travail est le référent de cette évaluation, c’est-à-dire la représentation de l’objectif poursuivi, du ‘souhaitable’. Celui qui a le pouvoir dans l’évaluation est l’acteur qui détient ce référent et qui le met en relation avec le référé, c’est-à-dire la représentation de l’existant.
- Les rapports de travail sont les rôles et fonctions jouées par les acteurs dans le processus de transformation. On peut faire l’analyse de ces rôles et fonctions en termes de pouvoir et d’engagement d’activité. Le pouvoir est souvent un pouvoir de déclenchement de l’activité de l’autre.
- Le résultat est la différence constatée entre matériau de travail et résultante du travail et donne lieu habituellement à appréciation et appropriation : dans le cas du travail salarié, il s’agira de plus-value, dans le cas des métiers de l’humain on pourra éventuellement parler par exemple d’achievement.
Tableau 2 : Composantes entrant directement dans le processus de transformation
Matériau de travail |
Moyen ou instrument de travail |
Rapports sociaux dans la production |
Résultat du travail |
Entité entrant comme composante directe du processus de transformation Mode de présence de l’objet dans le processus de transformation – Ce « à partir de quoi » s’exerce l’activité de transformation |
Entité(s) permettant le processus de transformation Configurations et couplages d’activités entrant dans le processus de transformation – Rapport capital / travail mobilisable et mobilisé |
Distribution des rôles et des fonctions Dans le processus de transformation Pouvoir et engagement – « ce au moyen de quoi » l’activité est réalisée |
Plus-value apportée par, le processus de transformation Différence de valeur entre matériau de travail, moyen, et résultante du travail Résultat d’exploitation |
L’analyse des rapports entre sujets dans l’activité
L’analyse des rapports entre sujets dans l’activité est un problème considérable pour les sujets concernés et pour les organisations sociales. Les analyses qui en sont proposées distinguent fréquemment le niveau micro-social abordé en termes de relations et le niveau macro-social, abordé fréquemment en termes sociaux et politiques.
Si nous nous intéressons aux caractéristiques transversales des rapports entre sujets-en-activité, nous pouvons en faire apparaitre six :
1. Il existe un lien direct entre la détention des moyens spécifiques du processus de transformation et le résultat du processus de transformation. Ce lien est bien connu du discours politique et social et fait même partie de l’argumentation des acteurs. C’est particulièrement vrai du discours économique, militaire et même professionnel, et souvent exprimé en termes de rapport de force, identifié sans forcément être dit par les acteurs, mais pouvant l’être comme on le voit dans la période contemporaine…
Ce lien est vrai des moyens matériels, mais il l’est également des moyens immatériels, comme le décrit P. Bourdieu, avec le concept de capital : capital social, intellectuel, culturel, symbolique etc.
Ce lien permet de comprendre les stratégies d’acteurs en situation d’action. Ce lien permet surtout de comprendre ce que Bourdieu appelait les différentes positions dominante et dominée dans les « champs de pratiques » (https://www.editionspoints.com/ouvrage/les-regles-de-l-art-pierre-bourdieu/9782757849866).
2. Les rapports entre sujets sont en constante évolution dans les processus de transformation :
Deux types de phénomènes notamment illustrent cette assertion :
- Les stratégies de prise de parole dans des groupes de prise de décision. Elles sont souvent analysables en termes de conquête du pouvoir
- Les jeux de compétition, qui servent probablement d’apprentissage par simulation des vrais jeux d’acteurs en situation sociale et/ou professionnelle
Les mobilités jouées ou simulées dans ce type de situations sont fonctionnelles. C’est le cas aussi des rôles et des jeux de rôles
3. Le révélateur le plus efficace des rapports entre sujets-en-activité est probablement les rapports réciproques de déclenchement de l’activité d’autrui (https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782296553392-diriger-un-travail-jean-marie-barbier-christian-chauvigne-marie-laure-vitali/). Diriger peut en effet être défini agir sur l’engagement d’activité.
Cette perspective est très proche de la définition du pouvoir de Max Weber : Weber définit le pouvoir comme la possibilité de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté même contre des résistances, c’est-à-dire de faire engager par autrui une activité qu’il n’aurait peut-être pas engagée sans cette relation.
4. Les espaces dans lesquels s’établissent les rapports entre sujets sont des espaces stratifiés, dotés d’une autonomie relative et entretenant des relations fonctionnelles, un espace pouvant servir de moyen à un autre dans une architecture hiérarchisée d’action. Les rapports de genre sont ainsi des relations de pouvoir s’exerçant dans plusieurs champs, au-delà de la sphère privée.
5. Il existe une mémoire chez les sujets des positions occupées dans les différents champs traversés par une même biographie. L’exemple le plus révélateur est le discours tenu par ceux qui se disent transfuges de classe (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat/sommes-nous-tous-des-transfuges-de-classe-1303497 .
6. Dans les sociétés à dominante de travail salarié, on constate la prééminence de l’espace de la production des moyens d’existence sur les autres espaces.
CONCLUSION
S’inscrivant dans le cadre d’une problématique croisant construction des activités et construction des sujets-en-activité, le présent texte fait l’hypothèse que l’activité s’effectue toujours dans le cadre de rapports sociaux dont l’analyse peut se faire à partir de la logique d’un procès de travail. Ces rapports ne peuvent être appréhendés et décrits que dans le cadre d’une relation d’implication sujets-activités. Ils sont une construction interne à l’activité. Quand ces rapports ne sont pas conscients pour les sujets concernés, ce qui est souvent le cas, on peut parler de rapports-en-acte. Les rapports-en-acte sont des rapports établis de fait entre les sujets et les composantes de leur environnement physique et social à l’occasion de leur activité. Ils sont inférables à partir de l’observation et de l’analyse de « ce que les sujets en font ». Ils font l’objet d’appréciations sociales et de discours des sujets en termes de rapports de force.
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