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Q123 | Comment rechercher et capter des signaux faibles ?

15 janvier 2023 par Michel Briand Veille 342 visites 0 commentaire

par Thomas Gauthier, emlyon business school, un article publié dans l’atelier du futur, un blog sous licence CC by nc

Le futur est déjà là. Il n’est simplement pas réparti équitablement.

En seulement deux phrases, l’écrivain américain de science-fiction William Gibson nous rappelle avec beaucoup de malice et d’acuité que nous n’avons pas tous accès aux mêmes informations et aux mêmes situations lorsque nous cherchons à anticiper. Ce que Gibson ne souligne par contre pas, c’est que les signaux faibles, signes “infimes par [leurs] dimensions présentes mais immense[s] par [leurs] conséquences virtuelles” (Pierre Massé), véritable matière première des prospectivistes, se révèlent en général difficiles à détecter au milieu de la profusion de sources d’information que nous avons à notre disposition.

Prenons un exemple. Il y a quelques jours, nous avons repéré dans la salle d’attente d’un hôpital haut-savoyard l’affiche suivante :

C’était pour nous la première fois que l’association entre la “5G”, une nouvelle technologie apparemment prometteuse et jugée surtout essentielle au déploiement des infrastructures nécessaires au bon fonctionnement des véhicules autonomes, et la “vie sur Terre” était explicitement décrite comme mise en danger. C’est précisément cette association qui nous a forcé à nous poser plusieurs questions : la prochaine étape annoncée du déploiement de nouvelles technologies de communication aura-t-elle bel et bien lieu ? S’agit-il, pour une partie de l’opinion en tout cas, de la “goutte d’eau qui fera déborder le vase” et qui engendrera des mobilisations massives, favorables à une forme de statu quo technologique ? Peut-on imaginer qu’un moratoire sur la 5G soit décrété dans certains pays et pas dans d’autres, jusqu’à créer pourquoi pas une situation d’avantage technologique pour ceux qui auront accepté le déploiement de la nouvelle technologie ? Une telle asymétrie pourrait-elle contribuer à rebattre les cartes du jeu géopolitique mondial ?

Vous l’aurez compris, la recherche de signaux faibles nécessite curiosité et attention aux détails contenus dans les multiples sources primaires, secondaires et tertiaires auxquelles vous avez accès.

Trois approches sont fréquemment combinées en vue d’acquérir des informations qui serviront de matériau de départ au cours d’une démarche de prospective : l’observation, l’entretien et la recherche documentaire.

L’observation renvoie ici aux pratiques ethnographiques qui consistent à étudier sur le terrain “la culture et le mode de vie de peuples ou milieux sociaux donnés”. Dans le cadre d’une démarche de prospective, il s’agira d’observer attentivement et de documenter les nouvelles pratiques sociales, technologiques, économiques, politiques etc. qui pourraient préfigurer de nouvelles normes sociales, de nouveaux standards technologiques, de nouveaux modes de gouvernance etc. Pensons un instant à l’invention d’une console de jeux vidéo qui a marqué à tout jamais l’histoire : la Game Boy. Son créateur, Gunpei Yokoi, en a eu l’idée après avoir remarqué qu’un homme d’affaires, qui apparemment s’ennuyait au cours d’un interminable voyage en train, s’était mis à essayer de tuer le temps en jouant avec sa calculatrice (3000 facts about video games, James Egan, 2015).

L’entretien consiste d’abord à identifier, selon la formule de Pierre Wack, artisan du recours systématique aux scénarios prospectifs au sein du groupe anglo-néerlandais Shell dès le début des années 1970, des personnes “remarquables”. Pour Rafael Ramirez, professeur à l’Université d’Oxford et héritier de la pensée de Wack, ces personnes “remarquables” sont de véritables détecteurs précoces de nouveaux futurs possibles encore émergents (dans son ouvrage, Strategic reframing, il définit ainsi les personnes remarquables : “early detectors of a new, still emergent future possibility or of an already emerging order”). Une fois les personnes remarquables identifiées et contactées, il revient alors à celle ou à celui qui va réaliser l’entretien de préparer une séquence de questions. Plusieurs séquences de questions prêtes à l’emploi ont été publiées dans la littérature managériale et académique. Nous retiendrons ici celle que propose Kees van der Heijden, ancien cadre au sein de Shell puis professeur à l’université de Strathclyde à Glasgow, dans son ouvrage, Scenarios : the art of strategic conversation. Inspirée des travaux fondateurs conduits dès le début des années 1980 à l’Institute for the Future, elle consiste essentiellement en sept questions qui visent à faire émerger à la fois les intuitions, les craintes et les espérances du répondant au sujet de l’avenir, ainsi que les repères historiques qu’il mobilise consciemment ou inconsciemment lorsqu’il cherche à anticiper.

Vous trouverez ici les énoncés des sept questions, tels qu’ils ont été adaptés par le cabinet britannique de conseil en prospective, SAMI Consulting.

Penser sur un horizon de YY années, le futur de XXX :

Clairvoyant.
Si vous pouviez passer un peu de temps avec quelqu’un qui connaît l’avenir de XXX, un clairvoyant ou un oracle si celui-ci existe, que voudriez-vous savoir ? (c’est-à-dire quelles sont les questions essentielles ?)

Un résultat optimiste
Optimiste mais réaliste. Si les choses se passaient bien, comment pensez-vous que XXX se développerait et quels seraient les signes de succès ?

Un résultat pessimiste
Comment XXX pourrait-il se détériorer ?

La situation interne
D’après votre connaissance de la culture, de l’organisation, des systèmes et des ressources (y compris les personnes) qui ont un impact sur XXX, comment faudrait-il les modifier pour obtenir un résultat optimiste ?

Rétrospective sur 10/20 ans
Quels sont les facteurs qui ont façonné la situation actuelle de XXX ?

Pour l’avenir
Quelles décisions doivent être prises à court terme pour obtenir le résultat souhaité à long terme pour XXX ?

L’épitaphe
Si vous aviez un mandat, libre de toute contrainte, que feriez-vous de plus pour assurer un avenir fructueux à XXX ?

Troisième et dernier pilier de la veille prospective, la recherche documentaire consiste à identifier, qualifier puis analyser de nombreux documents (écrits, audio, vidéo etc.) susceptibles de nourrir le portefeuille de signaux faibles qui sera utilisé plus tard dans la démarche de prospective afin de construire plusieurs scénarios. La recherche peut porter aussi bien sur des articles publiés dans la presse grand public, des articles scientifiques, des livres blancs écrits par des professionnels, les messages échangés sur les réseaux sociaux, les rapports publiés par les grandes agences nationales et internationales (par exemple, l’Office fédéral de la statistique en Suisse, France Stratégie en France, l’Organisation de coopération et de développement économiques etc.), mais également des sources peut-être moins attendues telles que les oeuvres de science-fiction (romans, bandes dessinées, long métrages, séries télévisées etc.).

Pour résumer, le prospectiviste qui part à la recherche de signaux faibles a tout intérêt à combiner trois approches pour y arriver :

1 Il doit observer directement sur le terrain les prémisses de nouvelles normes sociales, de nouveaux standards technologiques, de nouveaux modes de gouvernance etc. ;

2 Il doit identifier puis s’entretenir avec des personnes “remarquables” (entrepreneurs, professeurs, artistes précurseur, etc.), capables de lui décrire plusieurs représentations alternatives du monde et de le rendre attentif à des émergences qu’il avait jusque-là négligées ;

3 Il doit enfin entreprendre une recherche documentaire rigoureuse et systématique en mobilisant de nombreuses sources d’information, aussi différentes les unes par rapport aux autres que possible (presse grand public, publications scientifiques, réseaux sociaux, oeuvres de science-fiction etc.).

Pour conclure enfin, un rappel : l’attention, l’interprétation et la spéculation à partir de signaux faibles n’est pas simplement une étape dans une démarche de prospective. C’est plutôt une routine qu’il s’agit de pratiquer au quotidien, en tout lieu et à toute heure, afin d’enrichir petit à petit sa capacité à déceler les signes avant-coureurs d’une nouvelle donne sociale, technologique, politique etc. à laquelle il pourrait être nécessaire de se préparer voire de chercher à façonner.

Licence : CC by-nc

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