Hervé Dangoumau, « Résumé de thèse. Le théâtre-forum comme artefact en formation : accompagner le développement professionnel des enseignants au XXIe siècle », Activités [En ligne], 22-2 | 2025, mis en ligne le 15 octobre 2025, consulté le 15 octobre 2025. URL : http://journals.openedition.org/activites/11634
Jury de thèse :
Jean-Claude Kalubi-Lukusa, Professeur, Université de Sherbrooke (Président)
Paul Olry, Professeur des universités émérite, Institut Agro Dijon (Rapporteur)
Line Numa-Bocage, Professeure des universités, CY Cergy-Paris Université (Rapporteure)
Hélène Crocé-Spinelli, Maître de conférences, Université Lumière Lyon 2 (Examinatrice)
Liliane Pelletier, Professeure des universités, Université Lumière Lyon 2 (Codirectrice)
Henri Boudreault, Professeur associé, Université du Québec à Montréal (Codirecteur)
Introduction
Cette thèse, envisagée selon une approche anthropologique, descriptive et compréhensive, mobilise le cadre théorique de la didactique professionnelle. Elle tente de saisir la complexité de l’activité des enseignants en observant les façons d’agir plus ou moins ajustées aux situations et en accédant aux intentions, aux préoccupations, aux indices prélevés dans l’action. La recherche-formation, menée sur trois terrains d’enquête, s’appuie sur le théâtre-forum comme artefact de formation, dans une double visée heuristique et praxéologique. La mise en scène de problèmes de métier vécus par les acteurs permet au collectif d’instituer ces problèmes, de co-analyser les gestes professionnels mis en œuvre pour y répondre et de rechercher des alternatives d’action transposables dans l’activité réelle, favorisant ainsi le développement professionnel des participants.
Problématique
Enseigner au xxie siècle présente de nombreux défis. La massification scolaire, un climat scolaire parfois dégradé, les réformes successives et les injonctions institutionnelles souvent vécues comme contradictoires questionnent le sens du travail. En outre, la mise en œuvre de « l’idéal inclusif » (Pelletier, 2020) implique un renouvellement de la professionnalité, notamment dans une perspective de coopération intermétiers (Ravon, 2012). Celle-ci est susceptible d’aider les acteurs à renouveler les pratiques et les gestes professionnels (Jorro, 2018, Bucheton, 2019) afin qu’ils s’adressent à tous les élèves dans une logique d’accessibilité des apprentissages. Pour affronter ces défis, une évolution de la formation continue semble nécessaire, dans une perspective située, ancrée à la fois sur l’activité réelle des acteurs et le travail collectif. C’est dans ce cadre que nous mettons en œuvre une forme détournée du théâtre-forum (Boal, 1985). Cette technique emblématique du Théâtre de l’Opprimé accompagne des communautés dans la lutte contre les oppressions qu’elles subissent, en mettant en scène des situations vécues pour trouver des alternatives transposables ensuite dans la réalité et favoriser l’émancipation. Le théâtre-forum constitue dans le cadre de notre thèse un outil de formation destiné à co-analyser les problèmes professionnels et rechercher des solutions pour les résoudre. Il s’agit aussi d’un objet de recherche, dont l’efficacité pour faire émerger en formation l’activité réelle puis la transformer est interrogée.
Méthode
La thèse est située dans le champ de la « recherche avec » (Savournin & Pelletier, 2025), caractérisée par le souci de partir des difficultés vécues par les acteurs et de les associer aux différentes phases de l’« enquête » (Dewey, 2006). Celle-ci s’est déployée sur trois terrains successifs. Un terrain dit zéro a permis de tester le dispositif méthodologique dans l’académie de La Réunion lors d’une formation de formateurs. Le terrain 1 s’est déployé dans un collège réunionnais classé en réseau d’éducation prioritaire, avec une focale sur les pratiques inclusives. Le second terrain, qui a offert à la recherche une perspective comparatiste, s’est tenu dans un établissement français au Québec et le thème des interactions orales au service des apprentissages a été travaillé. Ces deux terrains ont rassemblé des enseignants et d’autres personnels éducatifs (CPE [1], AED [2], AESH [3]).
S’il est un « artefact » (Rabardel, 1995) central du projet doctoral, le théâtre-forum s’intègre à un dispositif méthodologique complexe. Des captations de séances de cours sont suivies d’entretiens d’autoconfrontation des enseignants et personnels éducatifs observés. Une première journée de formation consacrée au théâtre-forum rassemble ensuite l’ensemble des participants afin de mettre en scène des problèmes vécus et partagés. Deux situations sont choisies par le collectif qui les reconnaît comme familières. Chaque situation est jouée une première fois comme elle s’est déroulée dans le réel et le protagoniste joue son propre rôle. La scène est ensuite rejouée à l’identique, mais les « spect-acteurs » (Boal, 1995) peuvent intervenir pour remplacer l’un des personnages et proposer une alternative d’action. Les (re)jeux se poursuivent jusqu’à épuisement des alternatives puis le débriefing, animé par le joker-formateur, permet de les discuter et d’envisager leur transférabilité au réel. La séance de théâtre-forum est filmée et le débriefing enregistré. Des traces de l’activité réelle et simulée sont analysées collectivement lors d’une deuxième journée de formation et des apports théoriques et pratiques sont proposés, afin de constituer un répertoire de gestes professionnels ajustés, en lien avec le thème de la formation. Sur le premier terrain, trois journées de formation supplémentaires ont permis d’expérimenter ce répertoire avec les élèves et d’analyser ces expérimentations pour aboutir à un conservatoire de gestes et pratiques. Elles ont aussi été mises à profit pour un retour de la recherche aux acteurs, dont les façons d’agir ont été analysées en interprétant leurs « schèmes » (Vergnaud, 2011), leurs « modèles opératifs » et la « structure conceptuelle des situations » (Pastré, 2011).
Résultats
Les observations des séances de théâtre-forum puis l’autoconfrontation simple des protagonistes et un questionnaire adressé à tous les participants ont permis d’appréhender les effets de l’artefact. Celui-ci est utilisé pour agir sur le réel, sur les modalités d’action des participants mais aussi sur leurs fonctions psychologiques. Il se constitue alors en « instrument psychologique », dans un processus de « genèse instrumentale » (Rabardel, 1995). Diverses formes de « médiations » opèrent (Rabardel, 2005), selon la façon dont les acteurs s’en emparent :
- La médiation épistémique s’effectue de l’objet (la situation de travail) vers le sujet : l’artefact permet aux sujets-acteurs une compréhension plus fine de l’activité ;
- La médiation heuristique (ou réflexive) concerne le rapport à soi du sujet, médiatisé par l’instrument ; en jouant ou en se reconnaissant dans une façon d’agir, le sujet établit un contact social avec lui-même et accroît ses capacités réflexives ;
- La médiation interpersonnelle intersujets produit un répertoire de gestes communs en passant de « l’interpsychique […] [à] l’intrapsychique » (Vygotski, 1985) : lors du débriefing, les intentions, les concepts et les inférences effectuées dans l’action passent du collectif à l’individu et contribuent à modifier son psychisme ;
- La médiation pragmatique s’opère du sujet vers la situation de travail : le théâtre-forum donne au sujet l’occasion de transformer son activité, d’abord dans l’espace dramaturgique puis potentiellement dans la réalité.
Le « champ instrumental » (Rabardel, 1995) du théâtre-forum inclut deux objets : d’une part, le sujet et sa conscience, d’autre part, l’activité réelle vers laquelle l’usage de l’instrument est orienté. Ce champ instrumental intègre l’ensemble des processus psychologiques à l’œuvre pendant la séance de théâtre-forum, c’est-à-dire le réexamen de sa propre activité passée, l’examen de l’activité des pairs, la conceptualisation collective de problèmes professionnels, la décentration des points de vue dans une perspective intersubjective et intermétiers et enfin la projection dans son activité ultérieure potentielle.
Thèse défendue
Malgré la dimension simulée, le théâtre-forum permet de rapatrier l’activité réelle en formation et de faire parler le(s) métier(s). L’analyse collective lors du débriefing fait émerger les conceptualisations présentes dans l’action et les « invariants opératoires » (Pastré, 2011), au-delà des traits de surface de l’activité, donnant ainsi accès aux schèmes liés aux « classes de situations » en jeu (Vergnaud, 2011) et donc à la compréhension de l’invariance et de la variabilité des pratiques au sein des situations éducatives.
Discussion
Via la prise de conscience de la corporéité dans un cadre interactionnel et la conscientisation de la complexité du réel, l’artefact théâtre-forum permet d’apprendre des situations : on comprend ce qui se joue dans des situations ordinaires et dans la rencontre avec des problèmes professionnels partagés. C’est donc d’abord la capacité à analyser l’activité et à rechercher des solutions aux problèmes qui se développe. Dans un second temps, l’artefact peut produire une forme plus pratique de développement quand les participants s’emparent de certains gestes ou pratiques pour les mettre en œuvre avec les élèves. Des « genèses professionnelles » sont donc possibles (Olry & Vidal-Gomel, 2011), à certaines conditions. L’engagement immersif doit être suffisant ; le cadre éthique doit ménager les « faces » (Goffman, 1974) des acteurs exposés aux regards de leurs pairs ; le joker-formateur doit prendre en compte les émotions provoquées par le jeu ; les conditions de travail des participants, notamment le leadership et l’organisation collective, ne doivent pas freiner le développement potentiel. Le théâtre-forum constitue alors une « praxis libératrice » (Freire, 1974). Il renouvelle l’ingénierie de formation des enseignants et personnels éducatifs, envisagés comme des « sujets capables » (Ricœur, 1990), et augmente leur pouvoir d’agir face à la diversité des situations éducatives.
Bibliographie
Boal, A. (1985). Théâtre de l’opprimé. Paris : La Découverte.
Boal, A. (1995). Jeux pour acteurs et non-acteurs : pratique du théâtre de l’opprimé. Paris : La Découverte.
Bucheton, D. (2019). Les gestes professionnels dans la classe. Ethique et pratiques pour les temps qui viennent. Issy-Les-Moulineaux : ESF.
Dewey, J. (2006). Logique : la théorie de l’enquête. Paris : PUF.
Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution. Paris : Maspero.
Goffman, E. (1974). Les rites d’interaction. Paris : Éditions de minuit.
Jorro, A. (dir). (2018) Les gestes professionnels comme arts de faire. Éducation, formation, Médiation culturelle. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
Olry, P., & Vidal-Gomel, C. (2011). Conception de formation professionnelle continue : tensions croisées et apports de l’ergonomie, de la didactique professionnelle et des pratiques d’ingénierie. Activités, 8(2). https://journals.openedition.org/activites/2604?lang=en
Pastré, P. (2011). La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement chez les adultes. Paris : PUF.
Pelletier, L. (2020). Le concept d’inclusion et ses défis. Réflexions autour de l’inclusion et des nécessités de penser autrement l’École. Ressources, (22), pp. 10‑29.
Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies. Une approche cognitive des instruments contemporains. Paris : Armand Colin.
Rabardel, P. (2005). Instrument subjectif et développement du pouvoir d’agir. In P. Rabardel & P. Pastré (dir.), Modèles du sujet pour la conception : dialectiques activités développement, pp. 11‑29. Toulouse : Octarès.
Ravon, B. (2012). Refaire parler le métier. Le travail d’équipe pluridisciplinaire : réflexivité, controverses, accordage. Nouvelle revue de psychosociologie, 14(2), pp. 97‑111.
Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris : Seuil.
Savournin, F., & Pelletier, L. (2025). La « recherche avec », vers de nouveaux savoirs pour l’éducation et les sociétés inclusives. Toulouse : Cépaduès.
Vergnaud, G. (2011). Au fonds de l’action, la conceptualisation. In J.‑M. Barbier (dir.), Savoirs théoriques, savoirs d’action. (pp. 275‑292). Paris : PUF.
Vygotski, L. (1985). Le problème de l’enseignement et du développement mental à l’âge scolaire. In B. Schneuwly & J.-P. Bronckart (eds.), Vygotski aujourd’hui (pp. 95‑117). Paris : Delachaux et Niestlé.
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