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Formation, cultures et équité sociétale : perspectives, défis et enjeux par et avec l’Intelligence artificielle

Un article repris de http://journals.openedition.org/ctd...

Dans cet article, nous essayons de caractériser les obstacles et les leviers numériques, méthodologiques et sociétaux, en éducation disruptive et démocratique, mais aussi en Intelligence Artificielle.
Cette approche croisée entre Sciences de l’Information et de la Communication et Anthropologie des Techniques tendra à explorer non seulement les transformations économiques et politiques mais aussi les possibles futurs sociétaux en créations culturelles, ingénieriques et plus particulièrement pédagogiques.
Pour cela, notre corpus porte sur l’identité culturelle et l’Intelligence artificielle avec une analyse des vécus de personnes expliquant leurs trajectoires et leurs appropriations de la technique, à l’occasion des labels UNESCO déclinés par l’organisation en 2022.
Ceci permet d’approfondir les stratégies et les actions qui concourent à lier universalité, pluralité et ipséité narrative dynamisées par l’UNESCO, depuis le rapport de 2001 sur la diversité culturelle (UNESCO, 2001).

Catherine Pascal, Anne Lubnau-Wimez et Adeline Segui-Entraygues, « Formation, cultures et équité sociétale : perspectives, défis et enjeux par et avec l’Intelligence artificielle », Communication, technologies et développement [En ligne], 18 | 2025, mis en ligne le 01 novembre 2025, consulté le 18 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/ctd/15025

Introduction

Nous proposons dans cette étude de réfléchir, non seulement à la caractérisation des obstacles et des leviers numériques, méthodologiques et sociétaux, en éducation disruptive et démocratique, mais aussi à l’incidence possible d’une Intelligence artificielle hégémonique en calculs, en normes et en algorithmes.

Cette approche croisée entre Sciences de l’Information et de la Communication et Anthropologie des Techniques tendra à explorer non seulement les transformations économiques et politiques mais aussi les possibles futurs sociétaux en créations culturelles, ingénieriques et plus particulièrement pédagogiques.

Pour cela, notre corpus porte sur l’identité culturelle et l’Intelligence Artificielle. Nous proposons une analyse des vécus de personnes expliquant leurs trajectoires et leurs appropriations de la technique, à l’occasion des labels Unesco déclinés par l’organisation en 2022.

Ceci permet d’approfondir les stratégies et les actions qui concourent à lier universalité et pluralité orchestrées par l’UNESCO, depuis le rapport de 2001 sur la diversité culturelle, (UNESCO, 2001).

1. État des lieux

À partir des réflexions théoriques contemporaines sur les usages et sur le développement des dispositifs et plateformes numériques pédagogiques existants à l’université et dans les établissements scolaires, nous tenterons d’évaluer l’impact de la médiation académique et disruptive dans la capitalisation des savoirs.

Les sciences de l’éducation sont convoquées afin de considérer la pédagogie comme « une fonction sociale », déterminante dans la vie de l’apprenant, mais pas uniquement (Houssaye, 2015).

La sociologie des médias (Gerstlé & Piar 2020), les Sciences de l’Information et de la Communication interpelle à s’interroger sur les caractéristiques de la communication par ses interactions entre les différentes parties prenantes de l’écosystème : producteurs d’interfaces libres ou à forte valeur économique, les enseignants, étudiants et autres publics gravitant autour ou avec l’université.

Cette pluridisciplinarité permet de penser les changements pédagogiques à travers les acteurs de l’Education et par le prisme d’une innovation complexe et inhérente à la survie d’une société (Cros 2017).

2. Ancrage Théorique : Perspectives et enjeux en équité sociale et technique

Avec une approche théorique pluridisciplinaire, nous questionnons la médiatisation, l’éditorialisation et la documentarisation (Massou, 2017) des ressources utilisées par les étudiants et enseignants pour vérifier les caractéristiques de la transformation des pratiques et le niveau de littératie numérique en contexte de formation intensifié par les périodes de distanciation contrainte par les situations d’instabilité pandémique.

À l’heure actuelle, l’équité sociale se trouve questionnée en raison d’une liberté et d’un partage de savoirs et de connaissances remis en cause, et aussi de l’importance donnée à la technique conçue comme un artefact ouvert aux pays ou publics souvent les plus riches.

Nous voulons par cet article souligner l’impact d’une formation ancrée sur des médiations, des médiatisations pédagogiques et techniques fondées sur des interactions revitalisées par les technologies numériques en écriture et action et non soumises à ces dernières.

L’Intelligence Artificielle pourrait participer à l’effervescence d’une intelligence collective dynamisée par des besoins à stimuler, (Osuna Acedo, 2014). Nous faisons référence aux terrains de l’art, de l’économie sociale et solidaire, de la durabilité.

Ouvrir notre cadre théorique sur l’anthropologie numérique en la croisant à une approche socio-constructiviste permet d’étudier non seulement « la construction de savoirs et de savoir-faire de l’apprenant qui s’appuie sur ses compétences, sur ses représentations, sur ses connaissances antérieures » (Amadieu, Tricot et Mariné, 2011) et sur sa formation en groupes, (Solar, 2001), mais aussi sur sa capacité à œuvrer dans le flou et l’ambigu. L’apprenant ainsi pourra mieux cerner manipulation sourde et impensé du producteur d’artefacts.

Nous appréhenderons ainsi les fonctions, en effet et nature des pratiques numériques, en lien constant avec un écosystème technique, porteur de sens, (Bouchardon & Cailleau, 2018). Notre ancrage, suite à Leroi-Gourhan et Stiegler, permet d’envisager la dimension anthropologique de l’homme et de la technique comme non seulement forme en usage et relation mais aussi en capacité singulière d’adaptation :

« (…) Homme et technique forment un complexe, ils sont inséparables, l’homme s’invente dans la technique et la technique s’invente dans l’homme. Ce couple est un processus où la vie négocie avec le non-vivant en l’organisant, mais de telle manière que cette organisation fait système et a ses propres lois » (Stiegler 1998 : 190).

L’étude des gouvernances des milieux éducatifs universitaires et de l’enseignement secondaire est essentielle de fait, car elles contribuent à la diffusion de ces dispositifs (Broccolichi, & Garcia, 2021).

Plus particulièrement, nous nous intéressons à la capitalisation cognitive possible des vécus (vidéos, ressources numériques en contenus culturels, type biographie, savoir-faire, récit de voyage), en indexation, catalogage ou archivage mais aussi en projet pédagogique.

En effet, dans le second degré et à l’université, les parcours de vie des individus se trouvent parfois au cœur des pédagogies innovantes avec une volonté de mieux répondre aux besoins des apprenants et de donner du sens aux apprentissages. Dans un collège girondin, les expériences de vie des adolescents, en particulier dans un contexte de crise, sont le fondement de projets artistiques et culturels. La mise en action dans des FabLabs bordelais permet aux élèves d’être dans le faire, ce qui conduit à la compréhension des notions en jeu. La pédagogie innovante dans les universités s’organise autour du numérique et du vécu des étudiants (Turki, Ségui-Entraygues 2022) ce qui modifie les rapports entre savoir, formateurs et étudiants (Peraya 2020).

3. Notre corpus : Intelligence Artificielle et identité culturelle

Récits vidéos concernant les récents labels attribués par l’UNESCO.
3.1. Intelligence humaine et co-construction numérique

Les thématiques, fonctions et nature des récits vidéo sur la plateforme Unesco à propos du patrimoine immatériel de l’Humanité. [1]

Notre recherche documentaire a permis de capitaliser un certain nombre de récits vidéo sur les récents labels attribués par l’UNESCO, à des cultures traditionnelles ou non. Nous constatons que nos 15 récits et nos quatre pratiques recensées auraient deux fonctions principalement, d’une part, la remobilisation de certains savoirs faire et de certains processus de fabrication, et d’autre part, la technique et ses valeurs symboliques : le sapé (instrument de musique à Bornéo), le tatouage dans les îles Samoa, l’art du conte en Guyane, la broderie à Mexico, un atelier de photographie, réalisation, montage et journalisme à Addis Abeda en Ethiopie.

D’autres ont une fonction cathartique et permettent de se libérer d’un traumatisme : les cinq témoins qui ont survécu à un tsunami. Et d’autres permettent la compréhension d’un événement historique avec des artefacts (montrer des œuvres d’art spoliés par les nazis) dans le récit de Rose Valland, ancienne conservatrice au Musée du jeu de Paume avant la guerre 1939-1945 ou les archives du vrai carnet de Anne Frank. Les dispositifs des récits de vie vidéos recouvrent une grande variété d’éléments d’énonciation : la communication verbale et non verbale et les éléments du langage photographique ou cinématographique (montages et mouvements de caméra) » (Meunier & Peraya, 2009) sont de nature, à renforcer le témoignage transmis. Ils sont autant de témoignages d’une époque, sur les genres, sur les moyens à disposition des plus anciens aux plus récents.

3.2. Analyse sémio pragmatique et de discours par IRaMuteQ (logiciel libre)

La disponibilité d’un corpus de récits de vie suffisamment important (au moins 10000 mots au total), rend possible l’analyse quantitative du discours présent dans ces récits de vie.

Le logiciel IRaMuteQ [2] met en évidence les univers sémantiques co-occurrents, et recense les phrases ou unités de contexte élémentaire qui sont significativement les plus fréquentes dans ces univers sémantiques.

Recenser, analyser selon une méthode sémio-pragmatique un certain nombre de témoignages, récits de vie et savoir-faire validés par l’UNESCO et présentés sous forme de vidéos de deux à quinze minutes, permet de capitaliser l’univers des mots qui ont un monde lexical commun, révélateur de représentations sociales. Plus d’une quinzaine récits de vie tels que retranscrits, ont subi une mise en forme spécifique pour l’analyse, par ce logiciel d’analyse de discours.

Nous entendons analyser la dimension symbolique, les traces mémorielles dans ce corpus de récits de vies. Signalons qu’il fallait 10 000 mots au minimum pour que le logiciel propose une analyse significative, nous atteignons 10300 mots avec les 15 récits de vie et savoir-faire reconnus par l’Unesco. Nous obtenons 292 unités de contexte initial (UCI) ou phrases représentatives avec 40 UCI classées. [3]

Figure 1 : formes actives : verbes et substantifs par fréquence d’apparition sur le récit de Semaw et Alena.

Parmi les verbes les plus fréquents, il y en a de très forts : vivre, créer fabriquer. Rapidement, est présent le terme nourrir, le travail permet de se nourrir pour vivre. Alena est artiste d’un instrument rare qui s’appelle « Sapé » à Bornéo. Et Semaw est un réalisateur de film à Addis Abeba en Ethiopie. Ils évoquent tous les deux l’acte de transmission, quand ils étaient jeunes « garçon ou fille ». Les mots évocateurs sont « relation, conseil, carnet…

Figure 2 : Formes actives : verbe et substantifs du récit sur le couscous.

Pour les participants au film sur le couscous, comme savoir-faire inscrit sur la liste représentative de l’Unesco de 2020. Salem président de l’association culturelle du village de Djaafra (Algérie) et Cherif Hassan, représentant du mouvement associatif Salé (Maroc) et d’autres membres sont à l’origine de ce travail de reconnaissance. La fréquence des termes employés est très élevée, dans ce graphique : « Aller, venir, apprendre » ; sans oublier, le verbe « penser », la femme, le patrimoine. Cela révèle ce qui est en jeu, la transmission passe par les mouvements et la réflexion. Les femmes y jouent un rôle central.

Figure 3 : Les hapax ou nombres apparaissant une seule fois.

Il y a très peu de chiffres dans ces récits ou pratiques, la rhétorique des chiffres ne serait pas opérante lorsqu’il s’agit de transmission. Dans les interactions avec l’interviewer ou le public, l’intention de convaincre ou transmettre ne passe pas par les chiffres, ils sont présents qu’une seule fois dans les discours.

Figure 4 : Hapex, verbes ou noms apparaissant qu’une fois.

Les termes suivants sont quasi absents de ces récits et pratiques, les actions effectives auraient peu de place, les traces laissées par ces récits ne soulignent pas un effort considérable marqué par des étapes, des renoncements, une accumulation. Ce ne sont pas des pratiques qui asservissent, ni qui contraignent.

Dans les récits africains, des déictiques très expressifs avec différents niveaux d’intensité (beaucoup, peu, trop) indiquent le degré d’affect élevé accordé à l’éducation par la culture. Le fait d’user de superlatifs quand il s’agit d’évoquer l’art, la mode, la musique montrent combien les artistes africains y accordent une place centrale dans l’éducation, la formation des apprenants. La culture serait conçue comme élément salvateur et constructeur, dans la mode, et la formation des futures entrepreneures que ces mentors et artistes accompagnent.

Le savoir indigène (Kaufmann, 2007), et la culture professionnelle et du travail (Sainsaulieu, Osty, & Uhalde, 2007) ne sont pas mobilisés dans ces récits et pratiques relatés, y compris dans les narrations en lien avec le Guatémala. Des savoirs indigènes qui correspondent à des us et coutumes, propres à une communauté sont absents. C’est le cas aussi de la culture professionnelle propre aux ouvriers ou autre catégories militantes, elle est absente. Effectivement, par rapport à notre corpus de 2018 (Lubnau, 2018), nous n’avons pas rencontré de phrase ou UCE, avec peu d’éléments lexicaux et grammaticaux « objectifs ». Les artistes musicaux ou de mode ne font pas état de leur parcours, il n’y a ni bilan effectif et factuel ni bilan « affectif » (Kerbrat-Orecchioni, 2012) par exemple par rapport à une figure (parent, autre artiste, enseignant, ...) qui a compté dans la transmission de leur art.

Les discours qui portent sur l’art, ou les vécus relatés par les témoins, ici, adoptent des éléments lexicaux et un format universel. Il est possible qu’il soit imposé par des cadres au montage et la scénarisation des équipes de l’UNESCO.

3.3. Analyse et interprétation

La méthodologie sémio-ethnographique, associe l’observation, l’analyse de documents et principalement des entretiens auprès d’acteurs locaux, pour identifier un patrimoine culturel immatériel. Cette démarche peut être efficace en formation et faire l’objet d’une capitalisation de compétences pour l’étudiant dans son cursus universitaire. En effet, l’apprenant réinvestit ses compétences numériques, informationnelles, cognitives et émotionnelles (Lima, & Tual, 2022 sur ses terrains d’investigation (patrimoine local, tourisme, design, art …)

Il est à noter que les récits sur le profil de l’« homme tronc » suscitent le moins de vues. Les récits autour des pratiques validées comme patrimoine immatériel de l’humanité remportent la palme des audiences. Plus que les aspects biographiques, à l’exception du récit photos « très streamé » de la vie d’Anne Frank qui présente quelques commentaires, le montage avec des travellings sur des paysages ruraux ou urbains avec des groupes en action, et en mouvement s’avère performatif : ils sont regardés, ce sont « les plus streamés ».

Les récits africains se déroulent plus lentement, les récits européens se déroulent plus rapidement, et les récits guatémaltèques sont les plus en mouvement. Des personnages locaux interviennent brièvement, par exemple l’ « homme tronc ». Ces figures symboliques ont contribué à la reconnaissance du patrimoine immatériel de l’Humanité par l’UNESCO.

Sur l’ensemble du corpus, il y a cette manière de présenter des vidéos qui, avec un format spécifique, ont de facto une scénarisation universelle. Capitaliser des formats numériques vidéo avec le recours d’une Intelligence Artificielle prédictive, pourrait en effet lisser, uniformiser ce capital sémiotique et sémiologique. Ne risque-t’-on pas d’assister à une globalisation de ce capital culturel et ethnique en voulant faire une réception universelle ? Ces nouveaux dispositifs numériques présents sur le web favoriseraient la transnationalisation (Besson et Ledoux, 2021) des savoirs sans incarner nuances, ritualités et appropriations spécifiques.

Les traces laissées dans ces nouveaux dispositifs faisant appel à l’Intelligence Universelle, au sens strict du terme, risqueraient de perdre leur caractère idiosyncratique, et leur épaisseur. Dans le corpus de 2018 (Lubnau, 2018), avec les dispositifs techniques et le contexte international d’accélération et développement du web 2.0, nous avions découvert plusieurs couches mémorielles, d’une part la couche « de mémoire génétique ou épigénétique » ou individuelle et source de l’inconscient historique personnel, et d’autre part la « couche de mémoire épiphylogénétique ou technique » (Stiegler, 1998 sur Leroi-Gouhran), basée sur la somme de l’expérience individuelle et collective accumulée par une communauté ou une famille. La mémoire épiphylogénétique renvoie au savoir indigène et autochtone : une langue orale vernaculaire, par exemple. Avec la mondialisation, des ethnies comme celle d’Amazonie, en s’ouvrant à l’éducation numérique, risqueraient d’entrer dans cette normalisation. Les savoir-faire ou mémoire épiphylogénètique (sommes des expériences de l’espèce humaine) risqueraient ainsi de perdre en épaisseur et en nuance avec une normalisation numérique trop figée.

4. Intelligence artificielle et capitalisme cognitif sous le prisme de l’identité culturelle et narrative en sciences sociales

Envisager l’impact de l’Intelligence Artificielle en identité culturelle et narrative pousse à se questionner sur l’universalisme mais aussi sur la pluralité.

Ceci paraît primordial pour appréhender normes, codifications et contraintes numériques sous l’angle d’un écosystème complexe.

Cet écosystème pourrait être revitalisé par une éco-éthique qui aurait pour base une culture et un savoir technique en situation. De fait, il est primordial de s’interroger sur les impacts et les enjeux de la technologie de l’intelligence en lien avec tout type de culture.

4.1. Technologie de l’intelligence et culture

Le numérique est culture, il transforme notre monde, (Babinet 2016). Il permet de construire des technologies de l’intelligence (Levy 1994, 2011) qui, selon certains, favoriseraient une augmentation non seulement de la connaissance mais aussi des facultés de raisonnement

Ceci peut être discuté, car force est de constater que des risques et enjeux se posent.

Dans cet article, trois dimensions particulières sont prises en compte à savoir (i) la normalisation et l’uniformisation des systèmes d’information, (Verlaet 2015), (ii) le capitalisme cognitif repérable sur les plateformes des GAFAM (acronyme pour désigner les géants du Web, tels Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft, (Saemmer 2018) et (iii) l’intermédiation algorithmique et linguistique forte, assurée par exemple via les traductions automatiques, le plus souvent en anglais.

L’anglais est dans la culture numérique aussi la langue dominante. Stiegler parle d’une nouvelle grammatisation de la langue, terme que reprend Kaplan, en 2012, pour spécifier l’hégémonie de cette langue dans le monde numérique.

De fait, nos langues et nos cultures en souffriront si l’expérience humaine et attentionnelle n’est pas mise en avant par l’Intelligence Artificielle. Yves Citton et Estelle Doudet l’expriment fortement, dès 2016, en publiant les articles du Colloque de Cerisy de 2016, sous forme d’un manifeste concernant « les écologies de l’attention et archéologie des media ». Cet écrit porte un regard critique sur les phénomènes attentionnels dans leurs contextes et environnements. Selon ces auteurs, une menace fondamentale, pour notre société, concerne le principe d’attention et de forme d’individuation possible (Simondon G. (2017/1964)), en lien avec tout type d’altérité. Plus particulièrement, ceci est sensible dans l’article d’Enrico Campo intitulé « Variabilités socioculturelles de nos écologies attentionnelles » article contenu dans l’ouvrage de Citton et Doudet, « Enrico Campo met en garde contre les universalisations leurrantes qui menacent la notion d’attention lorsqu’on fait fi des diversités socio-culturelles qui structurent l’archéologie des médias » (Citton, Doudet, 2016 : 25).

4.2. Gouvernance de l’information et co-création par le recours à l’identité narrative, l’éco éthique et la sociabilité critique

Poser la question de la gouvernance informationnelle, c’est de fait envisager les technologies comme potentialités émergentes afin de favoriser l’action et non uniquement l’utilisation sous forme de domination technique. Il s’agirait alors de participer à lever certaines discriminations en écritures, langues, langages, cultures afin de favoriser identité, empathie et adhésion à tout phénomène d’humanisation prônant l’altérité sous forme d’ipséité et non de mêmeté (Ricœur, 1990). Ricœur insiste sur cette troisième composante de l’identité personnelle définie sur la capacité de la personne de mettre en récit de manière concordante les événements le révélant dans son humanité. Une résistance peut s’opérer non seulement par les métaphores et créations poétiques et métapoéitiques en utilisant les marges, les non-dits, les spécificités des individualités culturelles mais aussi en utilisant le concept ricœurien d’identité narrative en Sciences Sociales (Michel, 2009).

Ceci permet de souligner par l’ambiguïté des phénomènes et formes de l’impensé et de l’humain dans son essence profonde. La gouvernance de l’information est ainsi questionnée et érodée par des interprétations de sens qui sont issues d’une idéologie dominante souvent implicite (Veron, 1988 : 21).

Pour cela, il est nécessaire de développer avec acuité et insistance non seulement une éthique des usages techniques qui sont normalisés à notre insu mais aussi une sociabilité critique, voire une socialité disruptive et active par une mise en narration de nos vécus.

La formation créative en recherche transculturelle et poïétique peut contribuer à la désinstrumentalisation de l’éducation aux techniques de l’information (Saemmer, 2017). A ce prix, une création renouvelée en sens et pratiques serait possible afin de préserver un patrimoine immatériel humain, celui d’une création rendue spécifique par l’homme et son territoire concret corporel et environnemental. Une équité serait à ce prix.

Conclusion

Cette approche anthropologique en méthode de recherche se développe, dès lors, vivement, en lien avec les innovations techniques afin d’appréhender avec nuance, technologie de l’intelligence et gouvernance de l’information (Verlaet, 2015).

Ces phénomènes conçus comme ouverts transforment nos imaginaires, en dépassant des stratégies consuméristes. Ainsi des inventions collectives naissent en territoires de Low-Tech labs, de Repaircafé ou autres regroupements.

L’université, les laboratoires peuvent créer et multiplier des types de Labomobile, FabLabs ou Translab avec des moyens humains et multimédias qui permettront de valoriser ces trois opérations : la médiatisation, l’éditorialisation et la documentarisation, sous d’autres formes plus créatives et autrement normées.

Un site de musée immatériel des travaux emblématiques des étudiants et autres pourrait être fondé. Des musées de mémoire associés à des centres d’histoire ou des universités existent au Québec [4], au Portugal [5]Lubnau-Wimez, Pascal, 2022). Dans nos parcours de Langues Étrangères Appliquées à l’Université Bordeaux Montaigne, nous travaillons ainsi, en dynamisant cultures et langues en resituant les Sciences Humaines et Sociales dans la tradition herméneutique de Heidegger et de Gadamer. S’inscrire dans une éthique de néguentropie et de sécularisation pour valider la didactique, la pédagogie et les ressources dans le système éducatif et université s’avère propice à l’équité sociale et à l’accès aux savoirs et à leur transmission critique.

Tout ceci permettrait de re-évaluer nos systèmes techniques et de pensées (recherche comprise) afin de laisser un espace à « l’autre » en histoires, gestes et créations cognitives. Ces maillages de narration et de cognition pourraient revitaliser les interactions et relations entre humain et objet.

Bibliographie

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Notes

[1Cf annexe : tableau de recensement des récits vidéos et pratiques reconnues comme patrimoine immatériel de l’Humanité par l’Unesco.

[2http://iramuteq.org/ consulté le 10 janvier 2022 élaboré par l’équipe de Pierre Ratinaud, et Pascal Marchand, maîtres de conférences, Université Jean Jaurès de Toulouse.

[3Ce qui n’est pas significatif, cela fait moins de 14 %.

[4http://www.memoirevivante.org/ consulté le 2 octobre 2022.

[5http://mvasm.sapo.pt, musée vituel au Portugal, associé avec l’Université de Minho.

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