Un article de Ikram Chraibi Kaadoud, repris du blog binaire, une publication sous licence by
Deux types de connaissances
Le raisonnement fait partie des fonctions exécutives chez l’humain [Chraibi Kaadoud & Delmas, 2018]. Il s’agit d’un processus cognitif de haut niveau qui permet à un individu de s’adapter à son environnement en fonction des informations perçues, de son expérience et de son objectif [Dubuc, 2002]. Cela permet par exemple de faire face à des situations complexes, d’interagir avec son environnement, ou encore d’établir des plans. Lors du processus de raisonnement, deux types de connaissances sont sollicitées : les connaissances explicites et implicites.
Connaissances explicites & implicites
Les connaissances explicites sont l’ensemble des connaissances qu’un individu peut mémoriser et récupérer consciemment puis exprimer par le langage. Elles sont souvent apprises sous forme verbale. Elles sont associées à la mémoire explicite qui concerne l’ensemble des événements biographiques (mémoire épisodique) et la mémoire des concepts et des objets (mémoire sémantique). Ces connaissances, formalisables et transmissibles, sont exprimables par l’individu et peuvent donc être stockées sur un format extérieur (document, rapports, etc.). Elles sont considérées facilement extractibles puisque facilement verbalisables.
A contrario, les connaissances implicites sont non exprimables et celles dont l’individu n’est pas conscient. Elles sont liées à la mémoire implicite. L’apprentissage de telles connaissances est implicite : c’est par l’imitation, la pratique, le vécu et l’expérience, qu’un individu acquiert ce type de connaissances. Elles regroupent les connaissances procédurales (liées par exemple aux capacités motrices comme faire du vélo), celles liées à la mémoire perceptive (mémoires des formes, des couleurs, des odeurs, des sons), celles des réflexes et des apprentissages non-associatifs comme l’habituation et la sensibilisation. Ces connaissances sont importantes car elles sont associées au vécu d’une personne et ont une incidence directe sur le raisonnement. La connaissance implicite est présentée comme inflexible, inaccessible et liée à la nature de l’information (i.e. aux caractéristiques du matériau) utilisé lors de l’apprentissage.
Figure A : Différentes mémoires à long terme.
La compréhension de ce type de connaissance, son acquisition et son extraction ont fait et font encore l’objet de nombreux travaux de recherche. Il existe notamment un paradoxe dans cette connaissance implicite : c’est à la fois la plus recherchée (liée à l’individu, elle porte plus d’information que des données), mais c’est aussi la moins accessible.
Or quand il convient de partager son savoir avec autrui, surtout son expertise, son savoir-faire et son expérience, sur un domaine en particulier, c’est l’ensemble des connaissances implicite et explicite qu’il faudrait partager.
Enjeu en entreprise
En entreprise, le partage et la transmission des connaissances est un réel axe stratégique. L’extraction de l’expertise, c’est à dire des compétences spécialisées et poussées dans un domaine, est d’autant plus complexe qu’il existe plusieurs stades d’acquisition de ces compétences en fonction desquels, les experts – personnes surentrainées, qui ont acquis des habilités particulières par leur expérience et qui ont notamment connu une migration de leur connaissances explicites à un savoir-faire implicite – peuvent ou non verbaliser leurs connaissances.
En effet, notre cerveau transforme les connaissances acquises au fur et à mesure que l’on monte en compétences. Conduisez-vous aujourd’hui comme lors des premiers jours de l’obtention de votre permis ? Il est fort probable que non !
Apprendre sans le savoir, est-ce possible ?
Mémoire et apprentissage implicite
Les connaissances implicites sont liées à la mémoire implicite. Cette dernière se distingue de la mémoire explicite d’une part au niveau de l’apprentissage utilisé pour acquérir les connaissances et d’autre part au niveau de l’utilisation de ces connaissances.
La majorité des preuves de l’existence d’un système de mémoire implicite sont basés sur des travaux dans lesquelles une modification des performances des participants a été observée pour une tache donnée durant les expériences menées, et cela sans que les participants ne soient conscients d’avoir appris quoi que ce soit. On parle alors d’apprentissage implicite.
Un exemple typique de ce type d’apprentissage est le langage. C’est par la pratique (répétition et imitation) que le langage s’apprend chez l’enfant (langue maternelle), et non par l’apprentissage explicite des règles grammaticales. Or l’enfant n’est pas conscient du fait de son jeune âge, entre autres, de l’apprentissage qu’il est en train de réaliser.
Ce phénomène d’apprentissage implicite a été étudié pour différentes tâches appliquées à différents types d’informations (grammaire ou musique) et différentes populations (adulte et enfants).
En 1999, deux chercheurs de l’université de Bourgogne, Annie Vinter, chercheuse en psychologie du développement et Pierre Perruchet, chercheur étudiant la place de l’inconscient dans les apprentissages, ont notamment définit l’apprentissage implicite comme « un mode adaptatif par lequel le comportement des sujets se montre sensible aux caractéristiques structurales d’une situation à laquelle ils ont été préalablement exposés, sans que l’adaptation qui en résulte soit due à une exploitation intentionnelle de la connaissance explicite des sujets concernant ces caractéristiques ». En d’autres termes, le terme d’apprentissage implicite recouvre toutes les formes d’apprentissage qui opèrent à l’insu du sujet, sans que ce dernier soit conscient du fait qu’il est en train de modifier de manière stable son comportement [Witt, 2010].
Les circonstances de ce type d’apprentissage sont donc plutôt accidentelles qu’intentionnelles, ce qui ne l’empêche pas d’être considéré robuste et indépendant des mécanismes explicites. L’apprentissage implicite possède par ailleurs un bon maintien dans le temps, mais ne permet pas de transfert des connaissances assimilées à de nouvelles situations.
Apprentissage implicite : Comment fonctionne-t-il ?
Grace à la structure statistique de l’environnement ! Autrement dit, la présence répétée d’une même suite de symbole en fait une règle implicite. Plus cette suite sera présente, plus la règle est prise en compte. Par exemple, considérons les débuts de séquences suivantes :
BTS.., BTSX…, BTX, …
BPTTTT…, BPTV…., BPV…
Le symbole B étant souvent suivi de P ou T dans l’ensemble des séquences, laisse émerger l’intuition d’une règle stipulant que « B est toujours suivi de P ou de T ». La fréquence d’apparition d’un phénomène en fait une règle !
L’apprentissage implicite extrait donc la structure statistique de l’environnement (ici les séquences). C’est ce qui permet aux mécanismes d’apprentissage implicite de produire donc des performances améliorées à la suite de répétitions.
En 2006, Jean Emile Gombert, un psychologue et professeur d’université français, spécialisé dans la psychologie de l’enseignement et celle du développement, affirme d’ailleurs à ce propos que « le moteur des apprentissages implicites est de nature fréquentielle » : la fréquence d’exposition à des éléments associés est fondamentale pour que le phénomène d’apprentissage implicite ait lieu et cela indépendamment de l’intention de l’apprenant.
En résumé, et s’il ne fallait retenir qu’une chose, c’est qu’il existe chez l’humain une capacité d’apprentissage séquentiel implicite. Cette dernière se manifeste dès lors que l’individu est soumis de manière répétée à une même séquence d’événements et permet une amélioration de la performance sans que l’individu en soit conscient. C’est l’apprentissage implicite qui nous permet d’acquérir des connaissances implicites, importantes pour l’acquisition de l’expérience.
Coté informatique et IA ?
A l’heure où la cognition humaine est une source d’inspiration pour les modèles d’apprentissage machine (Machine Learning) dans le domaine de l’Intelligence artificielle, la compréhension de l’apprentissage chez l’humain revêt une double importance : D’une part, l’humain étant la machine la plus puissante pour le traitement de l’information, adaptable, adaptée et flexible, cela nous permet d’aller toujours plus loin dans la conception de nouveaux modèles d’IA. Mais surtout comprendre l’apprentissage de l’humain et le fonctionnement cognitif et mnésique, amène aussi à se poser la question de l’impact des biais cognitifs humains sur les algorithmes d’IA et de comment y remédier. Un humain étant la somme de son vécu et ses expériences, et un algorithme de machine Learning étant le résultat de son apprentissage sur des données en particulier selon des paramètres donnés, une IA n’apprend-elle pas implicitement les biais présents dans les données et par conséquent les biais de humains à l’origine de ces données ?
A l’échelle d’une entreprise, qui représente -entre autres- la somme des collaborateurs qui la constitue, comment est-ce que les connaissances implicites et explicites viennent-elles impacter son fonctionnement ? Et quel est le lien avec le domaine du numérique ?
Cela semble être une autre histoire, un autre article !
Ikram Chraibi Kaadoud, alors Doctorante Inria au sein de projet Mnemosyne.
Références :
Référence principale :
L’article est adapté des travaux de thèse de l’autrice :
Chraibi Kaadoud, I, 2018. Apprentissage de séquences et extraction de règles de réseaux récurrents : application au traçage de schémas techniques. Thèse de doctorat, Université de Bordeaux. URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01771685, page 1 – 18.
Vous pouvez vous y référez pour de plus amples références bibliographiques ainsi que des explications plus détaillées.
Autres références
Chraibi Kaadoud, Ikram et Delmas, Alexandra. 2018. La cognition ou qu’est-ce que les sciences cognitives ?. Publication sur le blog de http://www.scilogs.fr/intelligence-mecanique, URL : http://www.scilogs.fr/intelligence-mecanique/la-cognition-ou-quest-ce-que-les-sciences-cognitives/
Dubuc, Bruno, 2002. Mémoire et apprentissage. URL : http://lecerveau.mcgill.ca/flash/i/i_07/i_07_p/i_07_p_tra/i_07_p_tra.html
Witt, Arnaud, 2010. L’apprentissage implicite d’une grammaire artificielle chez l’enfant avec et sans retard mental : rôle des propriétés du matériel et influence des instructions. Thèse de doctorat, Université de Bourgogne.URL : http://www.theses.fr/2010DIJOL019
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