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Peut-on encore enseigner l’humanisme aujourd’hui ?

23 mai 2025 Coopérer 558 visites 0 commentaire

L’enseignement supérieur doit-il cesser de laisser dans l’implicite la dimension éthique de l’apprentissage et définir une pédagogie visant en priorité le développement d’un esprit « humaniste », plutôt que de continuer à viser d’abord l’apprentissage de savoirs et d’acquisition de compétences ? Au vu des critiques et attaques orchestrées avec constance depuis quelques années par les ministres censés le défendre, de l’évolution du rapport entre humains et machines et enfin de la responsabilité humaine dans la dégradation des écosystèmes et du vivant, c’est une question qui mérite d’être posée et les termes du débat définis : qu’est-ce que serait un enseignement humaniste aujourd’hui et quels sont les enjeux de l’apprentissage dans la période historique qui est la nôtre ?

par TIPHAINE LIU ESCP Business School, tiphaine.liu@escp.eu

Mots-clés
Éthique, humanisme, enseignement, savoirs, paradigme pédagogique

1. Introduction : contextualisation

Qu’est-ce qu’être humain aujourd’hui ? Et comment l’enseignement peut nous accompagner dans notre humanisation ? Ce sont les questions dont nous voulons débattre ici. Nous développerons deux éléments de contexte pour avancer dans nos réflexions : la dimension éthique de l’enseignement et le questionnement de l’humain par les nouvelles technologies.

1.1. L’attaque morale de l’enseignement supérieur

Ces dernières années, les ministres de l’enseignement supérieur se succèdent mais les attaques, elles, ne varient pas et continuent avec constance contre une université accusée de wokisme : Hetzel en 2024 promeut la lutte contre une “vague wokiste” dans son discours d’investiture, Blanquer organise un colloque à la Sorbonne sur le wokisme en 2022, Vidal le dénonce en 2021 lors d’un entretien télévisuel…

Ces attaques des différents ministres posent question. Tout d’abord parce que le terme de wokisme est un terme flou utilisé pour désigner et généralement critiquer des militantismes centrés sur la défense de groupes minoritaires et promouvant la justice sociale[ Définition wikipedia, article “woke”, consulté le 21/12/2024.]]. Ensuite parce qu’ils disqualifient l’université comme lieu de débat contradictoire et de création de savoirs objectivisés, c’est-à-dire non pas objectifs ou neutres, mais ayant réfléchis sur leurs présupposés et exposant leurs biais. Rappelons que l’université reste une des dernières structures de l’enseignement supérieur accessible financièrement au plus grand nombre (pour ne pas dire à tous) et promotrice en ce sens d’égalité sociale.

Enfin ces attaques interrogent la place du questionnement social et éthique dans l’enseignement supérieur. Une finalité de l’enseignement serait-il de réfléchir aux questions éthiques, autrement dit de poser des dilemmes moraux aux étudiant·e·s pour qu’ils ou elles s’en emparent ou, à l’inverse, doit-il se concentrer exclusivement sur la transmission de connaissances et compétences ?

Une des définitions possibles de la spécificité humaine, c’est qu’il s’agit du seul être vivant capable du pire et du meilleur. Le pire, on voit l’abîme d’horreurs et d’abjections dans lequel l’espèce humaine peut tomber… Le meilleur, on pense à la solidarité, la générosité même dans les pires conditions au risque de la vie même, la créativité mille fois renouvelée, l’art et ses manifestations, les inventions … Parfois le pire et le meilleur coexistent ; ce n’est pas la moindre des contradictions de l’humain. Ce constat a conduit certains philosophes depuis Kant (1776), Bergson (1907) à Diagne (2024), et certains pédagogues de Ilich (1968), Freire (1969) à Charlot (1997) à affirmer que l’être humain est un être inachevé, mais libre de choisir entre « l’humanisation et la déshumanisation qui sont l’une et l’autre des possibilités qui se présentent aux hommes en tant qu’êtres inachevés et conscients de leur inachèvement » (Freire, 2023).

Cette définition appelle une remarque : elle se situe du point de vue de la morale ou de l’éthique, car elle pose la question du bien et du mal comme constitutive de l’essence humaine. Elle suppose qu’il y aurait des critères objectifs, surplombant qui pourraient être applicables de tous temps et pour tous les humains qui permettraient de différencier le bien du mal, en d’autres termes l’humanisation de la déshumanisation.

Cette conception de la morale renvoie à celle de Spinoza qui différencie morale et éthique de la sorte : « La morale juge des actions et intentions en les rapportant aux valeurs transcendantes du bien et du mal (...) alors que l’éthique évalue des “modes d’existence” en les rapportant à des valeurs immanentes (le bon et le mauvais). » (Detcheverry, 2021). Aujourd’hui nous nous situons davantage dans une conception de l’éthique au sens où nous justifions nos actes au regard des situations. Certaines situations justifiant tous les actes et même une inversion de boussole. Dans son discours du 27 septembre 2024 devant les Nations Unis, Netanyahou exhorte le public à soutenir Israël dans ses actions guerrières à Gaza en exposant qu’il s’agit ni plus ni moins d’un choix à faire entre le bien et le mal ; les chiffres des victimes civiles de Gaza ne peuvent que faire frémir mais également réfléchir sur une utilisation de la morale et de l’éthique sans filtre et sans esprit critique pour la recevoir.

Ainsi notre parti pris ici est de défendre qu’il existe des valeurs transcendantes et que la notion d’humanisme peut constituer une frontière et un repère. Il faut évidemment évaluer nos actes en faisant cas de la situation, mais il est possible de distinguer l’acte de l’intention. On peut agir “mal”, c’est-à-dire ne pas choisir une option respectueuse des autres, en ayant conscience que cet acte l’est et prendre ses responsabilités quant aux éventuelles conséquences à assumer du fait de ce choix. Distinguons également la notion de responsabilité de celle de culpabilité. Il s’agit non pas de se sentir en faute et de s’enfermer dans une spirale de reproches qui mène soit au déni (voire à la victimisation) soit à l’expiation (deux voies également malsaines), mais de se sentir responsable en se sachant imparfait. L’analyse transactionnelle en psychologie pose que tout acte entraîne bénéfices et prix à payer, le « coût » (James & Jongeward, 1994). Le coût d’un acte non assumé est plus lourd à porter sur le plan psychique qu’un acte où nos intentions étaient claires. Encore faut-il être conscient de ses intentions et c’est là où l’enseignement aurait un rôle précieux à jouer si nous assumions la dimension éthique des enseignements et de l’apprentissage.

1.2. L’identité humaine questionnée par les nouvelles technologies

L’IA existe depuis longtemps, mais jusqu’à une période encore récente ses progrès étaient bloqués par des obstacles qui paraissaient insurmontables. Elle les a dépassés et maintenant la machine sait calculer, raisonner logiquement et apprendre. L’humain qui était le seul système sachant calculer, raisonner, apprendre, ne l’est plus. La machine progresse nous forçant à ré-interroger les spécificités de ce qu’être humain. Ainsi tout ce qui est anticipable, prévisible et donc formalisable à un moment donné, peut être effectué, à un autre moment de l’histoire, par une machine. Il s’ensuit une course–poursuite entre ce qui est humain et ce qui est mécanique. Le constat qui en découle est que l’humain réside alors dans ce qui n’est ni anticipable, ni prévisible, c’est-à-dire dans la nouveauté réelle, telle que la définit H. Bergson (1934), nouveauté qui surgit dans les innovations radicales, celles qui ouvrent à des possibles non prévisibles.

Or, la machine n’est pas apte à gérer les interstices (l’interdisciplinaire, le transverse), la nuance. Elle ne peut produire un résultat que fondé sur un raisonnement mathématique, logique ou sur l’agrégation du plus grand nombre. Elle n’a pas de capacité de « jugement », pas d’intuition, de compréhension globale d’une situation. L’humain niche dans ces interstices.

Enfin, l’Intelligence Artificielle intégrée aux outils modifie en profondeur le rapport humain/machine. Le smartphone est devenu un auxiliaire de vie particulièrement invasif puisqu’il médiatise nos représentations à travers les réseaux sociaux et les informations reçues. Nous submergeant d’informations, il nous impose des choix sous couvert de nous en offrir un plus grand éventail. Les assistants conversationnels, type Chatgpt, façonnent notre vison du monde et notre raisonnement. Il suffit de corriger des essais d’étudiants réalisés hors assistance IA (examens sur table) pour comprendre que les modes de pensées et formulations sont maintenant formatées par les réponses « prêtes à penser » de ces outils. Tout cela manifeste une tendance qui ira en s’accentuant : notre identité se construira partagée entre notre personnalité et des appareils qui nous seront de plus en plus intimement connectés.

Dans cette perspective, bien au-delà de la transmission de « savoirs » et de compétences, l’enjeu de l’enseignement devrait être d’accompagner chaque apprenant·e dans la construction d’une identité, non pas calquée sur des modèles et suggérée par les algorithmes, mais une identité singulière qui se construit à partir des expériences, des interactions, et des activités qu’il ou elle aura vécues et accomplies dans sa vie.

Pour résumer cette première partie de contextualisation et notre positionnement : dans un monde confus où l’éthique est relativisée et où la distinction entre l’humain et la machine est de plus en plus poreuse, l’enseignement a aujourd’hui un rôle décisif à jouer pour aider les humains à se situer en tant qu’êtres singuliers et conscients de leur inachèvement face au choix entre humanisation et deshumanisation.

2. Qu’est ce que l’humanisme ?

2.1. Définitions du mot humanisme  

Deux définitions distinctes sont données par le Trésor de la langue française informatisé du CNRS : 

  • 1. « Mouvement intellectuel se développant en Europe à la Renaissance et qui, renouant avec la civilisation gréco-latine, manifeste un vif appétit critique de savoir, visant l’épanouissement de l’humain rendu ainsi plus humain par la culture » ; 
  • 2. « Attitude philosophique qui tient l’humain pour la valeur suprême et revendique pour chaque humain la possibilité d’épanouir librement son humanité, ses facultés proprement humaines. »

La première de ces définitions renvoie au moment historique de la Renaissance » tandis que la seconde, l’attitude philosophique, évolution du concept de l’Antiquité à notre époque, est celle qui nous concerne.

2.2. Un humanisme évolutif

Revenons à présent sur ce qui fit les valeurs de l’humanisme à travers les siècles.

Dans l’Antiquité, le mot latin homo désigne toute personne humaine sans distinction de sexe (« femme » se dit mulier ; « homme » se dit vir). Ce terme prend pleinement son sens philosophique avec le poète Terence (2° s. av. J.-C.) qui énonce une formule qui deviendra plus tard une devise des Lumières : « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Au 1er siècle av. J.-C., Cicéron forge le terme Humanitas pour désigner « l’homme » dans un sens plus collectif : la civilisation, l’éducation, la culture.

A la Renaissance, l’humanisme est le courant qui prône le rôle central de l’Homme dans le monde et la primauté de la raison. Ce mouvement se base sur un retour à la culture antique, sur la foi en l’Homme mais aussi sur une nouvelle forme de pédagogie qui encourage la pensée libre. Les Hommes de la Renaissance voient le monde comme cosmopolite et veulent par delà les frontières créer une république des savoirs et d’échanges culturels et érudits.

Le mouvement des Lumières, dans la continuité du mouvement intellectuel humaniste, prône trois valeurs centrales : universalisme (l’humanité est une), justice (égalité et dignité humaines), et foi dans le progrès, la confiance en la capacité humaine de s’améliorer. Il inspire la déclaration universelle des droits de l’homme (1789), et la démocratie comme mode de gouvernement (Etats-Unis d’Amérique, France).
Dans les temps modernes, du 19° au milieu du 20° siècle, la notion d’humanisme se développe. Elle renvoie à un ensemble de valeurs qu’elles soient religieuses ou laïques, communes à l’ensemble de la civilisation occidentale et relatives à la place conférée aux facultés des humains.

A partir de la seconde moitié du 20° siècle et jusqu’à 2025, le concept d’humanisme fait l’objet de discussions et de critiques toujours plus nourries, visant non pas tant à le dénigrer qu’à questionner sa nature même, à l’aune des enjeux sociétaux qui émergent tels que :

  • 1. La décolonisation, qui suscite en 1955, la conférence de Bandoeng, où il est déclaré que les peuples sont indépendants et libres de choisir leur gouvernement,
  • 2. La prise de conscience d’un système humain reposant sur la domination et l’oppression des plus « faibles » ou minoritaires, revendiquant un modèle unique normatif au lieu de célébrer la richesse des différences. L’universalisme se « désoccidentalise ». Diagne (2024) affirme que « l’humanisation créatrice de l’humanité, et par les voies de l’humanité ne s’accomplira pas contre le pluriel du monde, mais à partir de lui, en la présence de tous ».
  • 3. La destruction des écosystèmes par l’activité humaine. Les rapports scientifiques alertent sur les dangers encourus et la nécessité de nous reconnaître comme un élément agissant responsable de notre écosystème, mais dépendant du vivant pour sa propre survie.

L’humanisme moderne, tout en reconnaissant le poids que l’humain fait peser sur le reste du vivant, ne l’idéalise plus en « valeur suprême » mais défend les valeurs telles que : la dignité humaine, le respect du vivant et des êtres dans leurs différences, la justice sociale, la liberté, l’esprit critique, la fraternité et sororité, la générosité, les savoirs des cultures.

3. Définir l’enseignement humaniste aujourd’hui

3.1. La condition humaine : don et apprentissage

Un enseignement humaniste se doit, comme tout enseignement, d’être fondé sur la condition première de l’individu humain. Or, deux constats anthropo-sociologiques sur la condition humaine sont reconnus par les philosophes occidentaux dès la fin 18° siècle. Le premier est que l’humain est un être inachevé à sa naissance, ce qui le distingue de l’animal. Le philosophe Kant écrit : « Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. Or puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour lui. » (Kant, 1966).

Le second constat ajoute une autre face à la condition humaine : l’humanité, au sens pour un individu « d’être humain », par opposition à l’animalité « être animal », n’est pas une donnée présente naturellement chez chaque individu isolé, c’est l’intégration dans un monde social et historique. La condition humaine n’est pas seulement l’être inachevé de l’enfant qui nait, c’est aussi l’entrée dans un monde où d’autres individus existent, et l’appropriation par cet·te enfant de tous les concepts, les structures, les outils, les relations, les mots, les œuvres et les technologies, de tous les équipements socio-techniques, que l’espèce humaine a construit au cours de l’histoire et qui lui préexistent. 

L’éducation est le processus par lequel l’enfant né inachevé se construit comme un être humain social et culturel. Nul·le ne saurait s’éduquer s’il n’y met pas du sien ; une éducation est impossible si le sujet à éduquer ne s’investit pas lui-même, dans le processus qui l’éduque. Mais inversement il ou elle ne peut s’éduquer que dans un échange avec les autres et avec le monde. L’éducation est une production de soi par soi, mais cette autoproduction n’est possible que par la médiation de l’autre et avec son assistance. Une éducation est impossible si l’enfant ne trouve pas dans le monde ce qui lui permet de se construire.
Ainsi, vivre c’est, par essence, bénéficier de la gratuité des relations d’aide de ses parents ou de ceux qui vous prennent en charge et être soumis à l’obligation d’apprendre.

3.2. L’éthique de l’enseignement humaniste 
 
L’enseignement humaniste repose sur une éthique clairement explicitée et fondée sur les traits essentiels concernant l’échange humain. L’échange humain gratuit intervient quotidiennement, lors des interactions sociales conviviales. Il est fondamental pour établir l’identité personnelle et socio-professionnelle de chaque individu, pour la construction de la psyché et de l’émotivité de la personnalité future. Lorsque l’enfant devient adulte, il ou elle entre alors dans le rôle d’échanges gratuits à son tour. Cette gratuité fonde le principe de priorité à la relation qui lie les humains entre eux et leur permet de se développer.
Dès lors, la nature et l’origine de tout échange social, geste qui fonde la société, n’est pas le troc (don, contre-don), ni le marché, ni le profit, mais fondamentalement le don gratuit. Certains humains conscients de cette vérité, peuvent sacrifier leur vie pour sauver la vie d’autrui. Les sociétés et les cultures qui reconnaissent cette réalité, tiennent l’hospitalité envers l’étranger comme un règle sociale sacrée, pour rappeler et perpétuer ce geste social, qui donne et prolonge la vie.

L’éthique de l’enseignement humaniste se doit donc d’être basée sur la gratuité des échanges humains et la priorité donnée à la relation qui sont les conditions nécessaires à la survie et à l’évolution de l’humanité. L’évolution historique de l’humanisme que nous avons brièvement retracée précédemment, montre que sans elles nous n’aurions pu nous développer comme nous l’avons fait.

Cependant, la déshumanisation fondée sur l’injustice, l’oppression, la violence est aussi une réalité historique. Elle se constate chez les opprimé·e·s qui sont dépouillés de leur humanité, mais aussi chez ceux et celles qui en privent les autres. Or la vocation humaine s’affirme dans la soif de la liberté, de justice, dans la lutte des opprimé·e·s pour la récupération de leur humanité spoliée. Cette lutte est possible parce que la déshumanisation, bien qu’elle soit une réalité n’est pas une fatalité, mais le résultat d’un ordre injuste qui engendre la violence des oppresseurs (Freire, 2023). Cette lutte n’a de sens que si les opprimé·e·s dans leur désir de récupérer leur humanité ne deviennent pas à leur tour les oppresseurs des oppresseurs, mais, à l’inverse, les restaurateurs d’humanité dans les deux camps.

Ainsi, le choix existe vers l’humanisation :

  • 1. entre individus : dialogue, empathie, interdépendance, accueil, générosité,
  • 2. dans les communautés : convivialité, non-violence, coopération,
  • 3. au niveau des institutions : Etats de Droit, Démocratie, Justice internationale.

Ces options relèvent de la gratuité et de la priorité à la relation, plutôt que de l’intérêt privé, de la recherche du profit maximal, et de la volonté de domination. Au vu de la situation de tension actuelle de l’humanité, rendre conscients ces choix à faire semble une question de survie.

4. Qu’est-ce que « apprendre » ?

4.1. L’Education, appropriation du savoir

Naître, apprendre, c’est entrer dans un ensemble de rapports et de processus, qui constitue un système de sens où se dit, qui je suis, qu’est-ce que le monde, qui sont les autres. Ce système de sens s’élabore dans le mouvement même par lequel je me construis et suis construit par les autres. L’éducation est cette appropriation jamais achevée par chaque personne humaine, de l’humanité. L’éducation, comme un système de sens, s’acquiert par appropriation de savoirs. 

On utilise souvent les termes information, connaissance et savoir, sans les distinguer pour désigner souvent la même chose. Monteil (1985) distingue l’information, la connaissance et le savoir :

  • 1. L’information est une donnée extérieure au sujet, on peut l’emmagasiner, la stocker, y compris dans une banque de données. Elle est « sous le primat de l’objectivité ».
  • 2. La connaissance est le résultat d’une expérience personnelle lié à l’activité d’un sujet doté de qualités affectivo-cognitives. En tant que telle, elle est intransmissible ; elle est « sous le primat de la subjectivité ».
  • 3. Le savoir, comme l’information, est « sous le primat de l’objectivité » ; mais c’est de l’information appropriée par un sujet. Le savoir est produit par le sujet confronté à d’autres sujets, il est construit dans des cadres méthodologiques. Il peut donc rentrer dans l’ordre de l’objet et devient alors un produit communicable, disponible pour autrui.

Le savoir est donc à la fois une relation, une production et un résultat :

  • 1. Relation du sujet connaissant à son monde, 
  • 2. Produit par l’interaction entre le sujet, les membres de sa communauté, et son monde,
  • 3. Résultat de cette interaction, : le savoir-objet.

4.2. L’apprentissage

Tout être humain apprend : s’il n’apprenait pas, il ne deviendrait pas humain. Mais apprendre n’est pas équivalent à acquérir un savoir, entendu comme un « contenu intellectuel » : l’appropriation d’un savoir-objet n’est qu’une des formes de l’apprendre. La question de l’apprendre est plus large que celle du savoir. On apprend à partir :

  • 4. Des objets savoir, c’est-à-dire des objets dans lesquels est incorporé du savoir : livres, monuments et œuvres d’art émission télévisée etc.
  • 5. Des objets qu’il faut apprendre à utiliser, des plus familiers (brosse à dents, lacets,) aux plus élaborés (appareil photo, ordinateur).
  • 6. Des activités à maîtriser, de statuts divers (lire, nager, démonter un moteur).
  • 7. Des dispositifs relationnels où entrer, et des formes de relations à s’approprier, qu’il s’agisse de dire merci ou d’engager une relation amoureuse.

Face à ces objets, à ces activités et à ces dispositifs, l’individu qui apprend ne fait pas la même chose, l’apprentissage ne passe pas par les mêmes processus. Charlot (1997) distingue quatre formes qui sont quatre voies de l’humanisation :

  • 1. Apprendre, c’est passer de la non possession à la possession, de l’identification d’un savoir virtuel à son appropriation réelle. Il appelle objectivation-dénomination le processus d’apprentissage qui constitue dans un même mouvement un savoir-objet et un sujet conscient de s’être approprié un tel savoir.
  • 2. Apprendre ce peut être aussi maîtriser une activité ou se rendre capable d’utiliser un objet de façon pertinente. Ce n’est plus passer de la non possession à la possession d’un objet (le savoir) mais de la non maîtrise à la maîtrise de l’activité. Cette maîtrise s’inscrit dans le corps. Il y a bien un sujet dans ce rapport à l’apprendre mais ce n’est pas le sujet réflexif qui déploie un univers de savoir-objet, c’est un sujet pris dans la situation, un sujet qui est corps, perception, système d’actes dans un monde des actes où existe la possibilité d’agir, la valeur de certaines actions, les effets des actes.
  • 3. Apprendre ce peut être aussi apprendre à être solidaire, méfiant, responsable, patient, à se battre, à aider les autres, bref à comprendre les gens, connaître la vie, savoir qui on est. C’est alors entrer dans un dispositif relationnel, s’approprier une forme inter-subjective, s’assurer un certain contrôle de son développement personnel, construire de façon réflexive une image de soi. Il s’agit cette fois de maîtriser une relation, et non une activité : la relation de soi à soi, la relation de soi aux autres–la relation à soi à travers la relation aux autres et vice-versa. Apprendre, c’est se rendre capable de réguler cette relation et de trouver la bonne distance entre soi et les autres, entre soi et soi et ce en situation. C’est un processus de distanciation-régulation.
  • 4. Apprendre c’est enfin donner un sens à sa vie et au monde, se définir une éthique et la mettre en œuvre. C’est s’engager pour rencontrer d’autres personnes avec qui l’on partage le monde, pour s’approprier une partie de ce monde et pour participer à la construction du monde qui a commencé avant soi, pour continuer son Histoire.

Apprendre n’est donc pas recevoir, mémoriser, et transmettre des résultats, mais co-élaborer ces savoirs entre humains tout au long de sa vie. Le philosophe E. Mounier (1946) définit l’apprentissage 4, comme la forme la plus difficile à réaliser et permettant de différencier « l’individu » de la « personne » : « Vouloir vivre à tout prix, c’est accepter de vivre un jour au prix des raisons de vivre. Nous n’existons définitivement que du moment où nous nous sommes constitué un carré intérieur de valeurs et ou de dévouements dont nous savons que la menace de la mort ne prévaudra pas contre lui. » (Mounier, 2016). Le processus de personnalisation invite dès lors à faire le choix de l’humanisation.

5. Conclusion : les enjeux du débat

Ainsi, nous pensons que l’enseignement actuel doit cesser de viser prioritairement la transmission d’informations ou de compétences techniques, mais viser les quatre finalités suivantes : 
 accompagner le “savoir qui on est” (émancipation et autonomisation, réfléchir sur son rapport à soi, lutter contre les aliénations), 
 accompagner la réflexion sur un point de vue éthique (notre rapport aux autres et au monde).
 développer le « faire collectif », la capacité à faire équipe et collaborer au-delà des cultures, différences, métiers.

  • développer l’intuition, l’intelligence globale des situations (émotionnelle, rationnelle, relationnelle, etc.) et la capacité critique des apprenant·e·s.

Cela demande le courage d’une véritable rupture avec le paradigme pédagogique actuel fondé sur la transmission des objets-savoirs et l’acquisition de compétences. Ce paradigme a beau affirmer que sa finalité est de former des citoyens, de fait il est bien centré sur l’acquisition des savoirs et savoir-faire, et laisse implicite le passage au niveau 4 de l’apprentissage, c’est-à-dire la recherche de sens à donner à sa vie, l’accompagnement à la définition et mise en œuvre d’une éthique. Cela reflète notamment le malaise des enseignant·e·s face à cette dimension complexe et officiellement non reconnue de l’enseignement, car encore reliée à une conception de neutralité et d’objectivité des savoirs qui a pourtant montré ses limites depuis la fin du XXème siècle.

Adopter un enseignement humaniste aujourd’hui, c’est sortir de l’illusion d’une conception d’un enseignement « neutre », accepter une nécessaire évolution des rôles des enseignant·e·s et apprenant·e·s pour co-construire une pédagogie pensant l’éthique et s’appuyant sur les savoirs, vus non pas comme finalités, mais comme moyens permettant de travailler nos options d’humanisation.

Questions pour lancer le débat :

  • Est-il dangereux à l’heure actuelle de focaliser l’enseignement sur les seuls savoirs ?
  • En quoi est-il de plus en plus délicat d’intégrer des principes éthiques dans les enseignements ?
  • Comment outiller les enseignants pour intégrer les nouvelles réalités sociales ?
  • Quelle pédagogie pour accompagner les étudiant·e·s dans leur choix d’une éthique humanisante ?
  • Quelle nouvelle posture pour les enseignant·e·s dans cette pédagogie ?

Références bibliographiques

Bergson, H. (2011). Le possible et le réel. PUF.

Charlot, B. (1997). Du Rapport au Savoir. Anthropos.

Diagne, S.-B. (2024). Universaliser. Albin Michel.

Detcheverry, T. (2021). Deleuze lecteur de Spinoza et Leibniz : éthique, puissance et limite. Revue Lumières, 2021, N°37/38. https://doi.org/10.3917/lumi.037.0151

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