Tu es titulaire d’une chaire Unesco en ressources éducatives libres et intelligence artificielle ? En quoi est-ce que cela consiste ?
Dans ce projet, nous travaillons en partenariat avec l’Unesco afin de faire progresser les connaissances et la pratique dans ce domaine prioritaire à la fois pour Nantes Université et l’Unesco. Les ressources éducatives libres (REL) sont au cœur des préoccupations de l’Unesco qui voit en elles un moteur essentiel pour l’objectif de développement durable #4 : l’éducation pour tous. Donner un accès plus ouvert à la connaissance change la donne dans les pays en voie de développement, par exemple en Afrique ou en Inde. Il y a aujourd’hui une dizaine de chaires Unesco dont une en France ; on les trouve très répartie, par exemple au Nigéria, en Afrique du Sud ou au Mexique. Une chaire Unesco, ce n’est pas du financement, c’est de la visibilité et la possibilité de porter des idées. Aujourd’hui, le sujet des ressources éducatives libres représente le cœur de mon activité. Notamment, nous organisons une conférence internationale sur l’éducation globale à Nantes cette année.
Les ressources éducatives libres (REL) sont des matériaux d’enseignement, d’apprentissage ou de recherche appartenant au domaine public ou publiés avec une licence de propriété intellectuelle permettant leur utilisation, adaptation et distribution à titre gratuit. Unesco.
Pourrais-tu nous expliquer ce que sont ces Ressources Éducatives Libres ?
Les Ressources Éducatives Libres, REL pour faire court, sont des biens communs. L’idée est tout simplement que les ressources éducatives préparées par un enseignant ou un groupe d’enseignants puissent resservir à d’autres sans obstacle. Au delà d’un principe qui inclut la gratuité, pour qu’une ressource soit libre, on demande qu’elle respecte la règle des 5 “R” :
– Retain : le droit de prendre la ressource, de la stocker, de la dupliquer,
– Reuse : le droit d’utiliser ces ressources en particulier dans ses cours, mais aussi sur un site web, à l’intérieur d’une vidéo,
– Revise : le droit d’adapter la ressource ou le contenu (en particulier le droit de traduction)
– Remix : le droit de créer une nouvelle ressource en mélangeant des morceaux de ressources existantes
– Redistribute : le droit de distribuer des copies du matériel original, le matériel modifié, le matériel remixé.
Qu’est-ce qui a été le catalyseur sur ce sujet ?
C’est quand même le numérique qui a rendu techniquement possible le partage et la mise en commun. Le numérique a changé a permis le décollage de cette idée. Mais le numérique peut aussi créer des obstacles, faire peur. Aujourd’hui, il s’agit d’utiliser le numérique encore plus efficacement pour permettre un meilleur partage de ces communs.
Quand a commencé le mouvement pour les REL ?
Le mouvement a débuté aux États-Unis il y a une vingtaine d’années. Au MIT plus précisément, des enseignants progressistes se sont souvenus qu’ils avaient choisi ce métier pour partager la connaissance et non la confisquer. Ils ont cherché à partager leurs cours. Les grandes universités américaines y ont rapidement vu leur intérêt et y ont adhéré. Ça a bien marché, parce que les plus prestigieuses comme Harvard et MIT s’y sont mises en premier. Aujourd’hui les Américains sont en avance sur nous sur le sujet.
Y a-t-il une communauté des ressources éducatives libres ?
Il existe bien sûr de nombreux activistes, mais le mouvement vient le plus souvent d’en haut. Ce sont des pays qui choisissent cette voie, des universités, des institutions. Par exemple l’Unesco, les États qui soutiennent financièrement les actions (comme pour d’autres communs, il y a des coûts) et en France certains acteurs comme le ministère de l’Éducation nationale. Il existe quand même des lieux pour que les acteurs et activistes se rencontrent, discutent des bonnes pratiques, échangent sur les outils créés.
Assiste-t-on à un conflit avec les grands éditeurs de manuels scolaires au sujet des ressources éducatives libres. Pourrais-tu nous expliquer la situation ?
La question est difficile ! Il convient d’abord de rappeler que les éditeurs ont accompagné l’Éducation nationale, en France, depuis très longtemps. Des partenariats forts existent et bien des disciplines sont nées ou se sont développées grâce à la création des manuels bien plus que par la publication de programmes. Il est compréhensible que nombreux voudraient voir perdurer cette coopération.
Mais aujourd’hui on assiste en France à la concentration du monde de l’édition au sein d’un unique groupe. Comme pour toutes les situations de monopole, c’est un souci. Et dans le cas qui nous intéresse c’est un souci majeur, surtout si en plus des questions très politiques viennent ici effrayer. Imaginons un instant que vous soyez aux Etats-Unis et que toute l’édition scolaire vienne à tomber entre les mains d’un seul groupe dirigé par une personne qui soutiendrait des idées encore plus à droite que celles de l’ancien président Donald Trump. Est-ce que vous ne seriez pas inquiet sur le devenir des textes qui seraient distribués en classe, sur le devenir de l’éducation ? Et ne nous leurrons pas sur une supposée capacité de contrôle par l’État : même si on avait envie de voir plus de contrôle de sa part, il en serait bien incapable. Il suffit de regarder du côté de l’audiovisuel pour s’en rendre compte. Cette concentration de l’édition entre trop peu d’acteurs entraîne également une moindre variété des points de vue vis-à-vis des communs.
Un autre argument à prendre en compte est que les montants financiers en question ne sont pas négligeables. On ne le voit pas au niveau des familles parce que tout est apparemment gratuit mais en réalité les enjeux économiques sont considérables. En France, le chiffre d’affaires net de l’édition scolaire représente 388 millions d’euros par an. On peut contraster ce chiffre avec celui de l’édition liée à la recherche scientifique. Cela conduit à se demander pourquoi les instances publiques exercent un vrai soutien pour l’accès libre aux publications scientifiques et pas de soutien du même ordre pour les REL.
Mais qu’y a-t-il de particulier en France ?
D’abord, la gratuité des ressources éducatives. Dans l’esprit du public, notamment des parents et des élèves, le matériel éducatif est “gratuit”. En fait, à l’école primaire, il est pris en charge par la municipalité, au collège par le département, et au lycée par la région. A l’Université, nos bibliothèques sont très bien dotées. Dans beaucoup de pays, les Etats-Unis en premier lieu, le matériel éducatif est payant. Et souvent cher. Ces coûts sont de vrais obstacles aux études. Acheter les différents textbooks en début d’année est un souci pour les familles modestes. Les familles et les étudiants eux-mêmes sont donc, assez logiquement, des avocats des REL et vont faire pression sur les établissements ou les gouvernants pour créer et utiliser des REL. Et ça fonctionne : ainsi, en avril dernier, l’état de Californie a investi en juillet dernier 115 millions de dollars pour soutenir les REL. En France, quand on parle de ressources gratuites, la première réaction est souvent : mais ça l’est déjà !
Et puis il y a une originalité française sur le “droit d’auteur” sur les cours. En France, les enseignants ne sont pas “propriétaires” du cours qu’ils font, notamment dans le primaire et dans le secondaire. Un professeur de lycée n’a pas le droit de produire un livre à partir de son cours, parce que le cours ne lui appartient pas. C’est plus complexe que ça mais il y a assez de zones d’ombre pour que les enseignants ne se sentent pas en sécurité à l’heure de partager.
Pourquoi le Ministère ne le déclare-t-il pas tout simplement ?
A vrai dire, je n’en sais rien. Il y a sans doute du lobbying pour maintenir une situation de statu quo, mais c’est bien dommage. Les enjeux sont importants.. Il suffirait pourtant de peu : d’une déclaration politique soutenant la création de REL par tous les acteurs de l’éducation.
Existe-t-il un annuaire qui permet de trouver les ressources éducatives libres ?
Non, il n’existe pas d’annuaire, ou plutôt il en existe beaucoup et ils sont peu utilisables. Là encore, les approches top-down ont prévalu. Dans le primaire et le secondaire, le ministère a mis en place un annuaire qui s’appelle Edubase. Cet annuaire est complexe à utiliser, les licences ne sont que rarement mentionnées, donc on ne sait pas si et comment on peut utiliser telle ou telle ressource. Pour l’université, il y a les UNT (Université Numérique Thématique). Les universités elles-mêmes ont constitué leurs propres catalogues, mais ces catalogues débouchent sur des ressources éparpillées. Et se pose alors le problème de la curation : les cours peuvent avoir disparu, changé d’adresse. Enfin et surtout, l’usage des licences est très approximatif. Il nous est arrivé de trouver un même cours ayant de multiples licences, contradictoires, posées par les auteurs, l’Université et l’annuaire lui-même. Ce qui en pratique rend impossible son utilisation autrement qu’en simple document à consulter : on est alors très loin des REL.
Au niveau international, c’est un peu le même désordre général. J’ai participé au projet européen X5-GON (Global Open Education Network) qui collecte les informations sur les ressources éducatives libres et qui marche bien avec un gros apport d’intelligence artificielle pour analyser en profondeur les documents. La grande difficulté étant toujours le problème des licences. On essaie de résoudre le problème dans le cadre de la Francophonie et en mettant en place du crowdsourcing.
Donc on aura besoin de l’aide de tous ?
Oui, nous espérons organiser au printemps des RELathons, c’est -à -dire des événements où chacun pourra nous aider à identifier les REL francophones. La logistique est presque prête… Nous attendons surtout de meilleures conditions sanitaires pour nous lancer.
Le mouvement des REL est-il bien accepté chez les enseignants ?
Si beaucoup d’enseignants sont ouverts à partager leurs ressources éducatives, ce n’est pas nécessairement le cas pour tous . Il n’y a pas adhésion de masse à l’idée de la mise en commun et du partage de la connaissance. Par exemple, à ce jour, il est impossible pour un étudiant qui suit un cours dans une université d’avoir des informations et de se renseigner sur le cours équivalent qui est donné dans une autre université.
Une anecdote : en Suède, le ministère à essayé de pousser les ressources éducatives libres ; ils ont eu un retour de bâton de la part des syndicats qui ne voyaient pas pourquoi le ministère voulait imposer à un enseignant de partager ses ressources avec d’autres enseignants. Le débat reste très intéressant chez eux.
Mais je pense que c’est quand même un problème culturel : poser une licence fait peur, s’exposer aussi. Mais si on rappelle aux enseignants qu’au fond, s’ils ont choisi ce métier, c’est bien pour partager la connaissance, on crée des adeptes.
Existe-t-il des groupes de militants qui représentent l’amorce d’une communauté ?
Il y a une petite communauté assez active. La Société informatique de France en fait partie par exemple. Mais c’est une communauté de convertis. Il faut arriver à convaincre les gens, en masse, au-delà de petits groupes des précurseurs.
Les REL sont un exemple de commun numérique, comment se comparent-ils d’autres communs, par exemple à la science ouverte ?
Une différence avec la science ouverte est que pour les ressources éducatives libres, il y a un droit de remix, c’est-à-dire de prendre un morceau d’un cours, le modifier, l’intégrer un autre, etc. Dans la science ouverte, une publication reste un tout que l’on ne modifie pas. Donc, les REL se rapprochent plutôt de la logique de l’Open Source.
Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a un responsable pour la science ouverte, Marin Dacos, est-ce qu’on a aussi un responsable pour les REL ?
Récemment, Alexis Kauffmann, le fondateur de Framasoft, a été nommé “chef de projet logiciels et ressources éducatives libres et mixité dans les filières du numérique” à la Direction du numérique de l’Education nationale. C’est une excellente nouvelle.
Quel type d’actions est prévu dans le cadre de ta chaire Unesco ?
Des actions à trois niveaux sont prévues. Au niveau international, on organise la conférence Open Education Global Nantes 2022. Sur le plan national, on essaie en association avec le ministère de l’éducation de mobiliser l’ensemble de la filière : cela passe par des ateliers lors de journées organisées par les rectorats, par la publication de ressources pour aider les enseignants à devenir des éducateurs ouverts… Nous publions ces informations et ressources sur notre blog. Enfin pour ce qui est du local, Nantes Université est totalement impliquée dans la démarche et ce sujet est porté par la Présidente. J’espère qu’à court terme nous pourrons servir d’exemple et de moteur pour faire progresser des ressources éducatives libres dans le contexte universitaire.
Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris, François Bancilhon, serial entrepreneur
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