Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Le lent essor des formations mises "en communs" dans l’enseignement supérieur en France : 10 propositions pour développer les communs

5 novembre 2016 par Michel Briand Veille 3680 visites 8 commentaires

Les universités en France avec des sites le plus souvent fermés à clé et des intranet cloisonnés sont à l’écart du mouvement des ressources éducatives libres.

Le développement des cours ouverts à distance, l’envie de partage et de coopération d’un nombre croissant d’enseignants et l’émergence des communs dans le débat public pourra-t-il faire évoluer cette culture dominante du "cacher notre copie" et de la compétition apprise à l’école qui imprègne les organisations des établissements d’enseignement supérieur ?

Version provisoire de cet article

« les biens communs (ou simplement « communs ») sont des ressources, gérées collectivement par une communauté selon une forme de gouvernance qu’elle définit elle-même »

Ostrom, E., 1990. Governing the Commons

La définition d’E. Osrom met l’accent avec raison sur la question de la gouvernance plutôt qu’aux ressources produites. Toutefois cet article, s’intéresse aux communs de la connaissance comme production de contenus de formation réutilisables. Il n’est pas vraiment question de gouvernance mais du choix de favoriser le partage des contenus.

Un enseignement supérieur français peu partageur

Si vous cherchez sur le site de votre université ou établissement d’enseignement supérieur un portail des cours mis en ligne vous ne trouverez rien en général. Cela ne veut pas dire que les enseignants ne souhaitent pas partager leurs contenus de formation. Mais dans la culture dominante, les communs de la connaissance ne sont pas un sujet pour la plupart des équipes de direction des établissements d’enseignement supérieur en France. Sur la carte du réseau "open education", vous verrez très peu d’établissements alors qu’il y a en a 16 en Espagne.

Par ailleurs lorsque vous allez lire les mentions légales du site d’un établissement d’enseignement vous trouverez en général une interdiction de réutilisation (si ce n’est une menace de poursuite pour contrefaçon). Pourtant reprendre un contenu en citant les sources (comme le demande le droit moral, droit inaliénable) ne peut que contribuer à la diffusion de ces contenus ce qui est bien le but s’il est mis en ligne. Et comme ce contenu est en général produit par des personnes salariées du service public, on pourrait s’attendre qu’ils acceptent un large usage de ces contenus.

L’état a souhaité un regroupement des établissements d’enseignement supérieur au sein de COMUE mais aujourd’hui un enseignant de l’Université de Bretagne Occidentale ne peut pas consulter le cours d’un collègue qui enseigne le même domaine de l’Université de Rennes et réciproquement (ce n’est qu’un exemple mais qui est malheureusement la règle, je suis à la recherche de contre-exemples si vous en connaissez). Les cours sont mis en ligne en interne dans des intranet qui restent cloisonnés.

Reconnaître l’appartenance d’un enseignant à un établissement n’est pas une difficulté technique : avec le système de fédération d’identités, Eduroam les enseignants peuvent de connecter à internet sur le réseau wi-fi sécurisé des établissements d’enseignement supérieur en Europe. [1]. Et entre les écoles des Mines, les intranet utilisant le gestionnaire de cours Moodle sont ouverts entre eux avec le mécanisme de fédération d’identités Shibboleth [2].

Cette politique publique de fermeture qui est aujourd’hui la règle, est un frein à la qualité des formations. Toute une série de cours de base sont joués dans chaque université et, sans imposer une quelconque contrainte pédagogique, nous aurions tous à gagner à partager des exercices, des études de cas, des vidéos, des questionnaires à choix multiples ...

Lorsque Telecom Bretagne a proposé aux enseignants qui le souhaitaient un portail de cours ouvert sur le web, celui-ci a pu agréger une quarantaine de contenus. La licence proposée est une licence "Creative Commons by sa nc" c’est à dire que le contenu peut-être réutilisé en citant l’auteur, en conservant la licence et dans un usage non commercial. La clause non commerciale a été choisie dans cette licence pour éviter la réserve d’enseignants qui pourraient craindre une réutilisation marchande de leur cours. Cette licence associée au contenu mis en ligne est de la responsabilité de l’enseignant en droit français. Ici aucun enseignant n’a demandé à revenir au copyright qui interdit toute réutilisation, certains même préférant une licence libre (CC by sa). Il n’y a donc pas eu de frein à partager avec les pairs dès lors que l’enseignant accepte de mettre son cours en ligne.

Bien sur, ce portail ne propose qu’une petite partie des 400 cours en ligne sur l’intranet de Telecom Bretagne. Mais si on passe à l’échelle de tous les établissements d’enseignements supérieurs, cela pourrait faire plus de 20 000 contenus ouverts en France ! (il faut multiplier ce nombre par 600 : il y a 150 enseignants à Telecom Bretagne pour plus de 90 000 en France).

Entendons nous bien, il n’est pas question d’imposer ni de demander aux enseignants de mettre leur cours en ligne, mais seulement d’organiser une mise en ligne qui favorise le partage et la coopération. Faute de portail de ce type dans la plupart des universités, les enseignants qui souhaitent participer aux communs de la connaissance doivent le faire de leur propre initiative, tel le cours de culture numérique d’Hervé le Crosnier sur Canal-U.

La concomitance du cloisonnement (les cours ne sont pas accessibles d’un cusrus à un autre), de la fermeture des intranet (pas d’interopérabilité), de l’absence de portail de cours ouvert, et de l’interdiction de réutilisation des sites web sont le reflet d’une culture majoritaire du cloisonnement et de la "privatisation" parmi nombre d’acteurs des services publics en France (voir aussi les sites des collectivités locales eux qui sont le plus souvent interdits de réutilisation ou l’interdiction de photographier promulguée par le directeur du Musée d’Orsay pendant des années y compris pour des oeuvres relevant du Domaine Public).

L’évolution de l’accès aux ressources éducations dans la transformation numérique

Le développement des usages du numérique et le déploiement de l’accès à internet qui permet la réutilisation d’une ressource sans en priver l’autre et leur diffusion à grande échelle s’est traduit par un développement des ressources libres popularisées par les logiciels libres [3], l’encyclopédie collaborative wikipedia ou les cartes ouverts d’Open Street Map.

Le monde de l’enseignement supérieur à son tour confronté à l’abondance voit se développer un mouvement protéiforme des ressources éducatives libres [4].

Ce sont entre autres :

 Le consortium de l’éducation ouverte "Open Course Ware" créé en 2005 et initié par le au Massachusetts Institute of Technology (MIT), en 2001 pour mettre en ligne tout le matériel éducatif utilisé dans le cadre des cours de la licence au doctorat (wikipedia). Ce consortium devenu Open Education compte aujourd’hui 280 organisations membres et plus de 40 000 modules partagés.

  Le mouvement des archives ouvertes popularisé par Initiative de Budapest pour l’accès ouvert et la pétition dite de la Plos (Public Library of Science) (2001) connait depuis quelques années une montée en puissance avec le développement du portail Hal (Hyper articles en ligne)par le CNRS, l’INRA, l’INSERM, l’INRIA et la Conférence des Présidents d’Université. Face aux enclosures d’éditeurs comme Springer ou Elsevier qui interdisent la diffusion des articles scientifiques publiés dans leur revue, les législations en Allemagne, Italie et cet été en France (Loi Lemaire) autorisent les chercheurs à passer outre et à diffuser librement leurs publications après un délai de carence.

 Les licences Creative Commons initiées en 2001 par Lawrence Lessig qui permettent à un auteur d’élargir les droits d’usage selon certaines conditions, transposées en 2004 dans le droit français ont fourni un cadre facile d’usage pour le partage des contenus [5].

 Le développement des MOOC, cours en ligne ouvert et massif change aussi la donne. Tout d’un cours des milliers de personnes à travers le monde peuvent suivre les cours des meilleures universités avec une diversité croissante de contenus. Deux millions de personnes se sont ainsi inscrites à un cours sur la plate-forme FUN (France Université Numérique), mise en place par le ministère de l’enseignement supérieur dans la lignée des plate-formes Nord américaines Coursera et EdX. Et une bonne partie de ces cours sont proposés sous une licence Creative Commons qui en permet la réutilisation sous certaines conditions.

 L’essor du mouvement des communs en France : Le renouveau des communs a été porté par de nombreuses rencontres et publications tel "Libres savoirs, les biens communs de la connaissance" un ouvrage coordonné par Vecam et publié par C & F Éditions, (mai 2011) ou le réseau Savoirs communs autour des communs de la connaissance. Après des initiatives locales tel Brest en Biens communs (2009, 2011, 2013, 2015), c’est un réseau de centaines d’initiatives qui se déploie lors des Villes en biens communs (2013) et du Temps des communs (2015) ou des regroupement vers des assemblées des communs traduisant la montée en puissance du mouvement des communs.

 La mise en réseau des initiatives  : A une échelle moindre, le site contributif initié à Telecom Bretagne par André Guyomar et Michel Briand autour des innovations pédagogiques illustre la possibilité de créer des communs dans l’enseignement supérieur. Avec 1 300 abonnés (100 de plus par mois en 2016 et un article re-publié par jour) Innovation pédagogique rend compte de l’abondance des initiatives provenant d’une trentaine de sites pédagogiques faisant le choix d’un partage de leur contenus. L’ouverture cette semaine d’un second site contributif Développement durable & responsabilité sociétale dans l’enseignement supérieur et la recherche initié par l’association Cirses des responsables DD RSE des établissements d’enseignement supérieur montre que la diffusion de ces pratiques de partage est aujourd’hui une voie possible. Des réseaux professionnels comme Doc@brest co-animé par des documentalistes- bibliothèques de l’enseignement supérieur au pays de Brest montrent que la coopération facilite la transition des bibliothèques vers des tiers lieux d’accès de l’apprentissage et de la formation.

Encourager et accompagner le développement des communs dans l’enseignement supérieur

Aujourd’hui la production de communs de la connaissance est essentiellement le fait de myriades d’initiatives d’enseignants qui s’y impliquent personnellement. Pour permettre un passage à l’échelle il est nécessaire d’opérer un changement culturel qui implique aussi les établissements, leur regroupement et les appels à projets du ministère.

Le développement des communs est un des axes structurants des préconisations du Conseil National du Numérique

Il fait l’objet des la recommandations 7 et 8 du rapport "Jules Ferry 3.0, Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique" (p 40 et 41 ) :

Former les élèves à l’usage des licences ouvertes (de type Creative Commons) et aux décisions éditoriales qu’elles impliquent (ré-utilisation, partage, circulation) et en regard à réfléchir aux usages de documents sous régime de propriété exclusive.

Former les équipes pédagogiques, notamment dans le cadre des ESPE, mais aussi au titre de la formation continue, à l’usage et l’enrichissement des biens communs de la connaissance.

Inscrire dans la partie « ressources pédagogiques » de chaque ENT l’ensemble des espaces contributifs en biens communs, des ressources éducatives libres et des outils associés, pour qu’elles soient plus aisément à la disposition des équipes pédagogiques

Les communs étaient un des axes du projet de loi sur le numérique porté par Axelle Lemaire en 2015-2016 et de nombreuses propositions en faveur des communs figuraient parmi les contributions lors de la concertation organisée en amont de la discussion de la loi à l’assemblée et au sénat. Mais les arbitrages interministériels ont fait disparaître sous la pression des éditeurs, cette reconnaissance des communs.

Le développement des communs reste un axe du référentiel de transformation numérique (pdf) proposé par le Conseil National du Numérique (p9) :

Facilitation des pratiques de partage dans la gestion même des cours : notes de cours partagées entre étudiants, corrections diffusées, etc.

Développement de pratiques pédagogiques collaboratives
 activités d’édition collaborative (écriture collaborative d’articles scientifiques, enrichissement des cours, exercices et corrigés...)
 évaluation et amélioration itérative des cours par les élèves en collaboration avec les enseignants
 évaluation de pair à pair, pratique de reviewing entre étudiants

Valorisation de la transformation pédagogique contributive, dans le cadre de la mission de l’Enseignement supérieur pour développer les Communs des savoirs

Production de contenus pédagogiques sous licences Creative Commons et standards ouverts

Affirmation par les établissements d’une politique de dépôt des écrits scientifiques dans des archives ouvertes et de publication dans des revues ouvertes, et accompagnement des enseignants chercheurs, chargés de cours et professeurs associés .

un référentiel qui sert de cadre à l’appel à projet Dune pour le développement des universités numériques expérimentales, d’octobre 2016.

Quelques pistes d’action possibles

A la lumière des préconisations du Conseil National du Numérique et de pratiques du développement de contenus mis en communs voici quelques possibles qui pourraient accompagner ce changement de culture où l’établissement est

facilitateur, protecteur, instituant, contributeur

en reprenant le titre de la présentation de de Valérie Peugeot sur la loi et les commun au Colloque de Cerisy "Vers une république des communs de septembre 2016 pour exprimer de que pourrait être une prise en compte du développement des communs par les établissements d’enseignement supérieur.

 1 Ouvrir les droits d’usage du site de l’établissement, dans une réutilisation encadrée par une licence comme les Creative Commons et mettre en place un portail des cours ouverts dans chaque établissement et dans chaque regroupement en encourageant la mise en ligne et l’usage d’une licence ouvert ou libre.

 2 Elargir l’accès aux contenus de formation par une interopérabilité

  • des étudiant.e.s pour leur permettre d’avoir accès aux contenus d’un autre cursus
  • des enseignant.e.s pour consulter les contenus des établissements partenaires d’un regroupement d’établissements

 3 Encourager la co-production pédagogique en pair à pair et les pratiques collaboratives par les étudiants et les prendre en compte dans la validation des compétences

 4 Valoriser dans les activités et la reconnaissance professionnelle les enseignant.e.s qui

  • mettent leur cours en ligne
  • favorise les dynamiques contributives avec les étudiant.es
  • s’impliquent dans la réalisation de cours massivement ouvert (créer un MOOC c’est près d’une centaine de jours de travail !)

C’est probablement le point sur lequel il y a le plus de résistance des institutions.

 5 Former les équipes des Services Universitaires Pédagogiques aux pratiques collaboratives et à l’apport des communs. et intégrer la coopération et le partage dans les fiches de poste.

 6 Favoriser la participation des personnels à des réseaux coopératifs professionnels

 7 Développer l’usage des ressources éducatives libres par les étudiants, les enseignants.

 8 Accompagner dans les bibliothéques-tiers lieux un apprendre à apprendre contributif.

 9 Développer les espaces favorables aux pratiques collaboratives.

 10 Faire des appels à projet, des concours un outil de coopération plus que de compétition en publiant les grandes lignes des réponses.

Merci de tout ce qui peut aider à améliorer ou concrétiser ces quelques idées pour favoriser le développement des communs de la connaissance.

Ce site qui s’inscrit dans ce mouvement des communs et est ouvert à vos initiatives proposition et retours d’expérience.

Michel Briand

Références

 Briand Michel, Gouvernance contributive, réseaux coopératifs locaux et communs dans « Enjeux éthiques des (biens) communs », Numéro spécial de la revue Éthique publique, coordonné par Florence Piron et Valérie Peugeot, vol 17, num. 2, 2015.

 Briand Michel, Jacovetti Gilles, Participer aux communs : cours et site ouverts à Telecom Bretagne, juillet 2016.

 Briand Michel, Guyomar André, Jacovetti Gilles,Karmann Marine, Gilliot Jean Marie et autres, 60 articles autour de la pédagogie et des innovations – Innovation Pédagogique, octobre 2016.

 Cisel Mathieu, L’Open Education, au fait, qu’est-ce que ça veut dire maintenant ? sur Educpros, 24 avril 2016.

 Le Crosnier Hervé , 2015, Une introduction aux communs de la connaissance, Recueil d’articles, C&F Editions.

 Ostrom, E., 1990. Governing the Commons. Cambridge University Press : Cambridge,

 Peugeot Valérie, "Facilitatrice, protectrice, instituante, contributrice : la loi et les communs" dans Colloque de Cerisy, "Vers une république des biens communs", septembre 2016.

 Rapport du Conseil National du numérique sur l’éducation : "Jules Ferry 3.0, Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique" (format pdf), octobre 2014.

 Référentiel de transformation numérique en version alpha remis aux acteurs de l’Enseignement supérieur pour être enrichi et complété (format pdf), mai 2016.

 Réseau francophone des biens communs "(Biens) communs : Contours et repères" repris sur Savoirs com1, lai 2013.

 Le webinaire de Louise Merzeau dont plusieurs séquences sont autour des communs

 Le portail des ressources de la francophonie dont certaines autorisent une réutilisation.

 Le portail des ressources éducatives libres sur Unit.

Licence : CC by-sa

Notes

[1Eduroam : http://www.eduroam.fr/fr/ "Le service eduroam.fr vise à offrir un accès sans fil sécurisé à l’Internet, aux personnels, et éventuellement aux étudiants, des établissements d’enseignement supérieur et de recherche lors de leurs déplacements. Les utilisateurs d’un établissement membre du projet disposeront d’un accès sécurisé à l’Internet depuis tous les autres établissements membres, et ceci en utilisant leur mot de passe habituel"

[2sur wikipedia : "Shibboleth est un mécanisme de fédération d’identités, développé par le consortium Internet2, qui regroupe 207 universités et centres de recherches."

[3wikipédia : Un logiciel libre est un logiciel dont l’utilisation, l’étude, la modification et la duplication en vue de sa diffusion sont permises, techniquement et légalement. Ceci afin de garantir certaines libertés induites, dont le contrôle du programme par l’utilisateur et la possibilité de partage entre individus.

[4wikipedia "L’expression ressources éducatives libres (REL, de l’anglais « Open Educational Resources ») désigne « des matériaux d’enseignement, d’apprentissage ou de recherche appartenant au domaine public ou publiés avec une licence de propriété intellectuelle permettant leur utilisation, adaptation et distribution à titre gratuit »."

[5voir par exemple cette vidéo réalisée en partenariat entre le Ministère de la communication et de la culture et Creative Commons France

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