Céline Chauvigné, « La pensée de Gorz : un modèle social et politique possible dans et en dehors de l’école à l’ère du changement climatique ? », Éducation et socialisation [En ligne], 74 | 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, consulté le 16 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/edso/29483 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yxc
Le contexte contemporain des crises (climatique, démocratique, sanitaire, migratoire, etc.) de ces dernières années pousse les sociétés et les individus en particulier à réfléchir sur le monde, sur leur rapport au monde et plus largement sur leur existence sur Terre. Ce questionnement, loin d’être nouveau (Beck, 2001, Gorz, 1975, 1978, 2008, Morin, 2016) a donné naissance à de nombreux concepts, théories et positions qui, selon nous, peuvent inspirer le monde scolaire notamment pour de possibles approches renouvelées des apprentissages. Nous faisons l’hypothèse que ces éléments constituent une littératie riche d’enseignement pour la formation citoyenne des jeunes générations, formation érigée au premier rang des dernières lois d’orientation du système éducatif (2013, 2019).
Pour ne prendre qu’un exemple, l’éducation au développement durable, fort martelée dans les instructions officielles depuis une vingtaine d’années, pourrait puiser dans la littérature gorzienne les ressorts d’un renouvellement critique pour une approche écologique et politique du monde afin de penser « la qualité de vie et la qualité d’une civilisation » (Gorz cité par Zin, 2009, p. 57) dans une éducation globale récemment soutenue dans les politiques éducatives des établissements scolaires du second degré (Chauvigné, 2024, Lange et Barthes, 2021). Si Gorz dénonce, comme Illich (1971), le modèle traditionnel de l’école instituée sous l’emprise du capitalisme [1], il n’en demeure pas moins que, pour lui, l’éducation est essentielle, potentiellement émancipatrice et apte à favoriser l’autonomie des individus. En ce sens, l’utopie concrète de Gorz (1975, 1978, 2008) et le concept d’écologie politique, forment-ils des ressorts envisageables pour penser un véritable projet démocratique dans et par l’École ? Dans une forme scolaire [2], Gérard Horst de son vrai nom, n’en demeure pas moins une figure inspirante d’une certaine jeunesse qui interpelle dorénavant les pouvoirs publics sur leur irresponsabilité en termes climatiques et qui s’organise pour envisager une qualité de vie meilleure (Gorz,1975/2011 ; 2008). Cette même jeunesse aujourd’hui n’hésite pas, au sein même de l’École, à investir ce champ dans le cadre soutenu par les instructions officielles des politiques éducatives publiques du développement durable [3] produire, de travailler et de vivre ensemble.. Mais qu’en est-il ?
La pensée de Gorz et ses modèles se dessinent dès les années 1960 sous la plume du journaliste et philosophe de Michel Bousquet, son pseudonyme [4] . Il dénonce notamment dans le Nouvel Observateur dont il fut le cofondateur en 1964, puis Le Sauvage en 1973, premier mensuel consacré à l’écologie politique, le modèle de consommation qui est le nôtre, la montée du nucléaire et la dégradation accélérée de la planète. Inspiré par la contre-culture américaine, il imagine pour ce faire deux modèles : l’écologie politique et une utopie concrète [5].
L’écologie politique
Gorz évoque l’opulence de nos sociétés qu’il nomme « Grande Crise » (Gorz, 2018) faisant disparaître les ressources naturelles par une consommation incontrôlée que la technique et la pollution exacerbent quand nous cherchons à nous en approprier de nouvelles. Bien que cette tendance jugée irresponsable ne soit pas la seule cause du dérèglement climatique (tsunamis, cyclones, etc.), elle interroge l’usage du progrès dans la modernisation du monde et la mise en péril de la planète dénoncés par les rapports scientifiques successifs (Kempf, 2007, Hansen, 2009, les conférences internationales, les conférences des Nations-Unis sur les changements climatiques (COP) depuis 1995, du GIEC [6]). La technique nous échappe dirait Dupuy (2004) et l’ère de la catastrophe et de l’anthropocène nous rattrape (Chauvigné, 2024a ; Wallenhorst, 2020). L’alerte n’est donc pas nouvelle ! C’est une urgence qui s’impose et qui nécessite « d’en faire un enjeu politique » et « non seulement du possible, mais du souhaitable » (Gorz cité par Zin, 2009, p. 58).
Ce souci écologique amène une réflexion de deux ordres dans la mouvance écologique dès les années soixante sous ce qu’on appelle communément d’un côté l’écologie verte et de l’autre un modèle qui aura la préférence de Gorz, « l’écologie politique » (Gorz, 1975). Ce dernier interroge le système capitaliste comme cause structurelle de l’état de la catastrophe écologique aujourd’hui. Si la première option est écartée par son insuffisance environnementale pour remédier aux défis contemporains, la seconde nécessite un changement radical de vie, comme un « impératif de survie » (Gorz, 2008, p. 29) qui doit être au centre des préoccupations de chacun comme projet, politique, économique et social. Promouvoir une contre-culture, c’est renverser les forces dominantes du capitalisme et apporter un avenir nouveau (Gorz, 2018) qui lie la question de la croissance, de la production et de la consommation dont dépendent les hommes. L’opulence et la technique contrôlent le monde, il convient donc de fonder une civilisation dont le salut passe par la décroissance collective, une éthique et « une révolution » (2008). Cette écologie politique est holistique et comprend toutes les dimensions de la vie humaine. Elle nécessite une large participation des citoyens dans la prise de décision et une part d’engagement dans l’approche du problème.
Une certaine jeunesse qui s’en inspire et qui ne s’y trompe pas…
Cette philosophie du sens commun, du politique et du social, interpelle plus récemment les jeunes générations autour de trois préoccupations analysées sur le plan européen (Chauvigné, 2017) : la justice sociale (des droits équitables pour tous), une humanité partagée (vivre ensemble et bien être pour tous) et l’écologie. À l’image de Greta Thunberg dans une responsabilité partagée de l’ici et maintenant, comment concevoir l’activité humaine ? Les mouvements de jeunesse initiés par cette lanceuse d’alerte interrogent la capacité de la démocratie à répondre à cette urgence. Ils marquent aussi l’aptitude de la jeunesse à s’auto-organiser de manière sociale et politique à travers les discours (ceux des COP, à l’ONU [7]), les résistances (manifestations organisées) et les réseaux sociaux en promouvant la décroissance, l’exigence de dignité et de responsabilité chère à Gorz pour prévenir de la catastrophe climatique. L’impératif d’un nouveau rapport au monde, aux biens, à la Vie en dehors des canaux institués (politiques globales, États, etc.) constitue un devoir par rapport aux générations présentes et à venir. Il témoigne dans l’urgence de la situation d’une société civile capable de dynamique sociale et politique, de prise en main dans une forme organisée de son destin. En ce sens, cette démarche fait écho à un autre modèle gorzien : l’utopie concrète.
Une utopie concrète
L’utopie concrète (cet oxymore) chez Gorz s’appuie sur une projection sociétale nourrie d’expériences sociales et politiques réelles puisées dans son étude des organisations étudiantes et les classes ouvrières et précaires du xxe siècle [8]. Il s’agit, dans la pensée gorzienne, de sortir du capitalisme de manière démocratique via un projet social développant une rationalité écologique dans une action humaine hors d’une « hétérorégulation centrale » (Gorz, 1977/2018, p. 271), ce qui implique de dépasser la préservation de l’écosystème en répondant à des éco-gestes et de trouver les clés dans une autolimitation des besoins ; se contenter de l’essentiel… une vie authentique (Gorz, 1975, 1977, 2008). En ce sens, cet idéal suppose trois impératifs :
- La décroissance et le développement de la norme du "suffisant" (Gorz, 1975/2018) qui engage la promotion sociale du mieux-être dans une « autolimitation comme projet social » (Gorz, 2008, p.65) en se posant la question de ce que nous avons réellement besoin et de penser à la durabilité de nos objets quotidiens et de leur recyclage systématique.
- Une manière d’être au monde selon une éthique de la libération qui amènerait plus d’émancipation dans une équation de type : moins de travail moins de consommation égale une meilleure préservation du milieu et de la qualité de vie (Gorz, 2008).
- La défense d’un monde vécu dans la promotion d’un monde social, solidaire et collaboratif où les individus ont le pouvoir sur leur existence et participent de manière désintéressée, mais nourrissant une activité du strict nécessaire pour vivre.
Cette philosophie d’inspiration existentialiste [9] n’est pas pensée chez Gorz comme réalisable dans son intégralité, mais, il dit « seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir [qu’elle se réalise] » (EcoRev’, 2007, version 2). Alors qu’est-ce que ces modèles disent d’une possible socialisation démocratique à l’ère de l’Anthropocène dans et en dehors de l’école ? Peut-on entrevoir une vision réaliste et praticable d’une société différente, voire alternative qui amène des changements concrets de la vie quotidienne en termes de développement durable ?
Quels possibles pour une formation du citoyen en développement durable en établissements scolaires ou en-dehors ?
Ainsi, nous cherchons à savoir en quoi Gorz par sa pensée peut être une figure inspirante pour s’emparer des défis de notre temps aussi bien dans un lieu institutionnalisé comme l’École ou hors de l’école faisant le pari d’une jeunesse capable d’être l’actrice de sa propre transformation pour répondre à la catastrophe écologie planétaire. On sait à quel point Gorz dénonce la forme scolaire : « Les méthodes actuelles de formation sont souvent peu adaptées et peu motivantes. Une réforme pédagogique, à tous les niveaux de l’enseignement, est urgente qui met l’accent sur la capacité d’apprendre par soi-même, sur l’acquisition d’une famille de compétences permettant la polyvalence et l’évolution dans un ensemble de métiers » (Gorz, 2004, p. 229). Pour autant l’éducation pour lui est un fondamental qui émancipe et doit conduire à l’autonomie des individus. Il dénoncerait sans doute, comme bien d’autres chercheurs contemporains (Barthes, 2017, Chauvigné 2013, Chauvigné, 2017, 2018, 2021, Lange, 2015) les conditionnements sociaux d’une éducation au développement durable à base d’éco-gestes (tri des déchets, ramassage des papiers, des plastiques, le retour au vrac, etc.). Sans nier l’utilité de ces préconisations, il penserait indispensable de les dépasser pour défendre réellement « le monde vécu » dans une compréhension et une maîtrise de ses propres actes (Gorz, 2008).
Peut-on de ce fait compter sur la responsabilité individuelle pour s’auto-limiter ou faut-il miser sur un engagement total dans une vie meilleure impliquant des rapports à l’existence autres ? Qu’est-il possible de faire collectivement au-delà de « l’éducation des consciences » (Renault, 2004) ? Peut-on engager un commun suffisamment fort pour vivre mieux et vivre autrement dans et hors l’école ?
À l’École
Nous observons une certaine normativité dans l’approche des questions liées à l’éducation au développement durable avec des préconisations officielles qui pourraient s’apparenter à une culture unifiée et partagée (Barroche et al., 2008 ; Chauvigné, 2017, Lange, 2015). Le fait que les politiques scolaires fassent le choix d’une éducation au développement durable puis de transition écologique comme généralisation de l’éducation au développement durable (2019) [10] traduit -il une évolution dans l’approche de ces questions au sein de l’École ? Cette évolution contribue-t-elle à œuvrer dans le sens de la critique gorzienne ? La culture pose à la fois une interrogation sur les finalités et les contenus pour penser collectivement les défis contemporains. Par culture commune, nous entendons un ensemble de contenus, de pratiques, de curriculum réel et caché (Lahire, 2006). Celle-ci se trouve bousculée dans un contexte de transformation des curriculums scolaires via les institutions européennes (OCDE, etc.) autour des compétences (Audigier, 2012) avec les éducations à qui n’ont pas de curriculum. Ces éducations à ont la particularité a) de ne pas concerner spécifiquement des savoirs au sens strict, mais également des valeurs éthiques ou politiques et des comportements ; b) elles renvoient davantage à des pratiques de référence (celles du médecin, de l’homme politique, de l’expert…) qu’à des savoirs savants ; c) elles visent davantage la transformation des pratiques sociales que la scolarisation des pratiques existantes (Lebeaume, 2004).
Elles sont empreintes parfois de questions socialement vives (QSV), vives pour la société, pour l’école et pour les savoirs s’y référant (Legardez et Simonneaux, 2006) et s’immiscent plus que jamais dans les disciplines scolaires (Science et vie de la terre, sciences économiques et sociales, etc.). Souvent faisant l’objet de réserves voire de contestations, elles sont soupçonnées de promouvoir une idéologie post-moderne (Beitone, 2004, 2014) ou d’inculquer de nouvelles pratiques sociales (Chauvigné, 2017 ; Voisin, 2018). Pour autant ne peuvent-elles pas être un levier pour une éducation au politique et un moyen de penser « le projet social » de sortie de la crise climatique (Gorz, 1977, p. 65) dans un souci d’émancipation des élèves, d’autonomie et responsabilité citoyenne ?
Gorz avançait d’ailleurs l’idée d’une école plus ouverte sur le monde et dans ses pratiques : « L’école [, d’autre part,] doit inverser ses priorités : au lieu de privilégier la formation d’« ordinateurs humains » dont les capacités de mémorisation, d’analyse, de calcul, etc., sont surpassées et, en grande partie, rendues superflues par les ordinateurs électroniques, il s’agit de privilégier le développement des capacités irremplaçablement humaines : manuelles, artistiques, affectives, relationnelles, morales, la capacité de poser des questions imprévues, de donner sens, de refuser le non-sens même lorsqu’il est logiquement cohérent, etc. » (2004, p. 229-230).
Mais cette éducation au politique, à distinguer de la politique partisane, voire à l’autonomie comme idéal individuel et comme norme collective, mais aussi comme capacité à se diriger soi-même dans le monde, autrement dit à agir, choisir et penser par soi-même, est-elle possible à l’école ?
Par leur nature, les questions socialement vives amènent la controverse et une possible réflexion sur le monde qui oblige à dépasser le classicisme de l’école traditionnelle. Elles encouragent non pas « l’obligation qui nous est faite de nous couler dans un modèle prédéterminé » (Gorz, 2004, p. 169-170), mais font appel à une problématisation de ces objets en l’absence de solutions clés en main. En effet, dans cette entreprise, en empruntant à la démarche d’enquête sociale de Dewey (1916, 1938/2011), il s’agit d’ouvrir un espace démocratique pouvant disputer (dans le sens aristotélicien) et discuter les questions socialement vives. La finalité de cette éducation au politique permet alors aux élèves : 1) d’élucider les différents enjeux (écologique, sanitaire, économique, social) ; 2) de repérer des différents « publics » concernés par le problème, la manière dont ils tentent de le construire et de le résoudre ; 3) de déterminer l’espace-problème des controverses avec la localisation les points de désaccord (les litiges et les différends) et les points d’accord possibles ; 4) de concevoir et de défendre une issue au problème, par une argumentation fondée sur des données objectives et en fonction de choix de valeur explicites.
L’éducation au politique peut alors rendre les élèves capables d’y prendre part avec pertinence, dans une démarche démocratique en faisant l’expérience du débat et de la délibération. Elle peut également viser l’engagement de ces derniers dans des projets concrets (économie douce, circuit alimentaire court, etc.), au-delà même de la participation aux débats (Chauvigné, 2024b) dans une recherche d’autonomie. « Conçue comme une finalité et une compétence transversale, l’autonomie s’inscrit […] à trois niveaux : 1. comme moyen au service des apprentissages dans l’organisation et l’implication au travail ; 2. comme distance critique et autonomie de jugement ; 3. comme cadre démocratique d’une expérience relevant de la construction et de l’épanouissement des jeunes générations » (Chauvigné et Roelens, 2024, p. 154). Dans le cadre du changement climatique, nous retrouvons ici un concept cher à Gorz, celui de « sociabilités » où la richesse se crée à travers des individus qui coopèrent souvent de manière partielle, mais sur des modes de production que sont le capital humain, les compétences et les expériences. En ce sens les questions socialement vives qui dépassent les simples « éducations à », ici au développement durable, constituent par nature et dans leur approche des ressorts possibles pour une formation citoyenne des élèves, dans une école qui en fait la priorité première de son programme (Loi d’orientation 2013). Si cette expérience reste contenue dans le cadre de la forme scolaire elle prend,malgré tout, des formes plus soutenues dans le monde civil par une organisation sociale et politique plus radicale d’une frange de la jeunesse.
Cette éducation au politique augure, selon nous, d’une première étape vers un savoir « fait d’expériences et de pratiques devenues évidences intuitives et habitudes, et l’intelligence couvre tout l’éventail des capacités qui vont du jugement et du discernement à l’ouverture d’esprit, à l’aptitude à assimiler de nouvelles connaissances et à les combiner avec des savoirs. Aussi est-ce l’expression « société de l’intelligence » qui correspond le mieux à ce que les Anglo-Saxons appellent knowledge society » (Gorz, 2003, p. 8).
Mais est-ce suffisant ? Cette démarche ne reste-t-elle pas circonscrite à la forme scolaire et n’assujettit-elle pas certains aspects la réflexion gorzienne ? Elle semble en effet rester bien en deça de la philosophie politique gorzienne qui liait indissociablement l’avènement d’une société écologique à la sortie du capitalisme et à une réforme culturelle d’ampleur promouvant des valeurs alternatives à celles de consomation et de compétition. Une certaine jeunesse l’a bien compris et ne pouvant agir de manière radicale, prolonge son action dans l’espace public.
Comment une certaine jeunesse refait le monde…
L’urgence du réchauffement climatique oblige, chez les lanceurs d’alerte comme Greta Thunberg, à l‘action dans l’incertitude de notre rapport au temps et à l’organisation en communauté politique et sociale comme un impératif en la circonstance. Faute d’une prise en considération par les politiques à la hauteur de ce défi, cette jeunesse entend résister en repensant les modes de vie, les relations et les pratiques de manière radicale en écologisant l’homme (Morin, 2016), soit une écologie de l’action.
Cette jeunesse estime qu’il est nécessaire d’agir de telle sorte que les conséquences ne soient pas destructrices pour les autres (Jonas, 1978) et que la vie sur Terre soit possible. Cette démarche vient des individus eux-mêmes conscients « que la maison brûle » (Thunberg, 2019), mais qu’il existe une autre rationalité que la rationalité productiviste qui accélère le réchauffement climatique. En ce sens, ces actions coup de poings dans les plus hautes sphères des États ont mis un coup d’accélérateur aux politiques onusiennes à l’horizon 2030. Elles s’efforcent à la fois dans la société civile de trouver des accords de limitation du bilan carbone et dans les politiques éducatives à destination des programmes et établissements scolaires à faciliter des espaces de travail et la multiplication des expériences (label E3D, marche pour le climat, etc.) pour transformer les pratiques sociales. Cette responsabilité planétaire plébiscitée par la résistance juvénile a mis en lumière l’idée d’humanité dans un souci du milieu de vie et de la qualité de vie (Gorz, 1978).
Sans atteindre encore la radicalité voulue par Gorz, ce mouvement social et politique témoigne d’un cheminement éthique qui favorise une prise de conscience individuelle et collective. Il met l’accent sur des actions et solutions concrètes (limitation des transports individuels, l’anti-gaspillage alimentaire, les collectes de vêtements de seconde main, etc.) qui gagne de plus en plus les jeunes générations. L’importance de l’action concrète sur les problèmes du quotidien est un premier pas vers les transformations sociales et économiques et l’édification d’une culture alternative à la société de consommation.
Quel regard critique et quelles perspectives ?
Ces perspectives dans et hors l’École illustrent la recherche d’une rationalité collective, consciente par l’action et la réflexion, de penser des alternatives passant du tout économique à une société plus écologique. Elles mettent en avant l’idée de capabilités (Sen, 1985, Nussbaum, 2012), c’est-à-dire de capacités effectives des individus individuellement, mais aussi collectivement à accomplir diverses choses vis-à-vis des défis contemporains. Qu’il s’agisse de faire ou d’être, chacun, à sa manière, tente de repenser la dimension sociale de la vie humaine. Dans des libertés choisies à partir de ressources personnelles et dans son environnement (social, économique, politique, culturel, etc.), les jeunes générations se les approprient pour elles-mêmes et pour les autres de façon à lutter ou défendre une cause qui leur semble juste, celle du « monde vécu ».
Dans cette expérience sociale, que ce soit à l’Ecole ou en dehors, il s’agit pour ces jeunes d’être acteurs de leur propre transformation et de celle de la situation climatique qui leur est imposée (Gorz, 1975, 1977, 2008). La question écologique et particulièrement le réchauffement climatique interpelle, pousse bon nombre d’adolescents à trouver des alternatives au tout économique, « repenser le territoire comme habitable et non circulable » (Gorz, 1973) comme en témoignent les actions en établissements scolaires sur « l’économie verte » (déplacement à vélo, à pied, organisation du transport en commun, etc.). On pourrait avancer l’idée à partir des travaux de Laigle (2008), Lange et Kebaili (2019) et Chauvigné (2022) que les capabilités des jeunes portent à la fois sur l’esprit critique, les initiatives et les prises de décisions, à savoir :
– 1) entretenir et défendre son milieu pour continuer à y vivre
– 2) promouvoir des organisations collectives et spatiales pour construire un vivre ensemble basé sur l’essentiel nécessaire à la bonne vie
– 3) raffermir le rapport entre environnement et soi d’un point de vue politique et éthique.
Nous sommes ici dans les pas d’une transition culturelle, « une culture et une philosophie du quotidien » (Gorz, 1977, p. 65) que Gorz appelle « écologie ». Faire appel à l’imagination, à la coopération, à la capacité d’innovation et d’auto-organisation, n’est-ce pas là un « vivre mieux » ? Devenir autonome par l’éducation (l’École), s’affirmer contre l’hétéronomie (Greta Thunberg) sont des possibles pour une transition écologique. Il est nécessaire selon Gorz de réinvestir « le monde vécu » et les jeunes générations, les plus instruites notamment, ne s’y trompent pas (Chauvigné, 2022). Sensibilisées dans leur milieu social, elles ont compris, à l’image de la pensée de Gorz, que c’est la façon dont nous vivons qui détermine à coup sûr le monde que nous partageons :
« Le monde nous appartient par le corps et nous lui appartenons — nous sommes au monde par lui. Le sens de ce rapport d’inhérence réciproque est toujours informé, remanié selon une matrice culturelle que nous apprenons en même temps que nous apprenons à voir, à marcher, à parler, à exister notre corps comme rapport aux autres et au monde humanisé de la culture dans laquelle nous sommes nés. Il n’empêche que c’est l’épaisseur sensible du monde vécu par notre inhérence corporelle qui est le sol de nos certitudes vécues, la matière qui sera mise en forme, profilée, stylisée, modélisée par la culture ou niée par la barbarie » (Gorz, 2004, p. 86).
La culture du quotidien est le fondement de l’autonomie, du pouvoir de décision et de l’action. Élucider, Interpréter, comprendre le monde qui nous entoure et s’y insérer relève d’un ensemble de savoirs, de valeurs, d’habitudes, de conduites, d’engagements que l’éducation procure pour devenir autonome. Mais autonomie ne veut pas dire indépendance, il y a bien un lien étroit entre monde commun, communauté et société civile. À l’image de Greta Thunberg (2019), dont les discours raisonnent comme une forme de parrêsia (Foucault, 1983, 2002) basée sur une éthique (autorité morale) et sur des preuves scientifiques (rapports du GIEC) (Fabre, 2019), chacun est invité à prendre part à la « défense du monde vécu ». Dans cette démarche c’est ce qui permet de faire sens du monde et de s’y sentir chez soi et l’expérience subjective y a une place de choix.
Qu’il s’agisse d’expériences scolaires ou extra-scolaires, la question du réchauffement climatique pousse les jeunes générations à s’engager dans des actions de types éthiques, sociales et/ou politiques. Ne trouvant pas un espace de parole suffisant à l’école, leur radicalité s’exprime dans la rue et via les réseaux sociaux par la capacité de ces publics à s’organiser, à créer des formes de résistance où l’émergence des droits et la vivacité des questions mobilisent les individus ou encore des formes de participation et de pouvoirs nouveaux (Rosanvallon, 2006 ; Zask, 2011). La jeunesse multiplie les marches pour le climat, s’organise pour essayer de changer la société via des discours auprès des pouvoirs publics, ou par des initiatives à leur image dans les établissements scolaires. Mais dans tous les cas, il s’agit moins de « changer la société » (les institutions, le droit,…) faute de contrepoids réels face aux grands groupes industriels par exemple que de « changer la vie » ( le cadre de vie, l’alimentation, l’habitat, etc.) grâce à des auto-régulations locales, régionales, des collectifs qui se structurent pour une meilleure qualité de vie et la défense du « monde vécu » dans et hors l’École. Au-delà-même de la démocratie protestataire, ce sont ces formes d’utopies concrètes qui s’avèrent les plus en phase avec la pensée politique de Gorz.
Conclusion
Au terme de cette lecture d’André Gorz, nous pouvons retenir que si les modèles d’écologie politique et d’utopie concrète, dans leur radicalité, peinent à trouver leur pleine place dans la société capitaliste aujourd’hui ou à l’École, ils constituent des leviers de réflexion éducatifs certains. Que ce soit à l’École ou en dehors, la démarche gorzienne offre cette opportunité d’une réflexion sur des questions socialement vives dont les enjeux politiques, économiques et sociaux sont pleinement discutés soit à travers l’éducation au politique à l’école, même si cela reste encore très marginal (Chauvigné et Fabre, 2021) soit dans la société civile avec les mouvements de jeunesse. Elle donne la possibilité de soutenir des discussions et des actions qui dépassent les intérêts particuliers par l’exercice de la controverse, du débat et la mise en en oeuvre de projets collectifs qui relèvent de la volonté générale dans un souci générationnel voir intergénérationnel. Cette participation citoyenne au débat public des défis de notre temps et les actions qui en découlent permet à tout un chacun de fonder l’espace public dans le sens habermassien, socle d’une formation de l’homme et fondement d’une socialisation démocratique. Mais la philosophie politique de Gorz dépasse cette étape habermasienne vers la conception de projets, pensés comme autant d’utopies concrètes. C’est probablement dans les communautés alternatives et autres ZAD qu’il verrait aujourd’hui les prémisses d’une contre-culture en opposition avec la culture cosommatrice et aliénante de la société capitaliste. C’est donc en s’ouvrant à des projets impliquant le local voire le régional, que les élèves s’initieraient à des expériences dans une recherche de qualité de vie mobilisant leur responsabilité. La jeunesse, dans ses aspirations, retrouverait, à sa manière propre et par ses propres voies, les thèmes de la philosophie de Gorz dont la grande question est « que désirons-nous faire dans et de nôtre vie » (Gorz, 2008, p. 199). Elle y puiserait les ressorts possibles d’un changement à la fois existentiel et culturel visant la transformation de la société.
Bibliographie
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