Un article de Charles Hadji repris du magazine The conversation, une publication sous licence CC by nd
Nous venons de subir, coup sur coup, deux chocs qui nous contraignent à revoir notre façon de concevoir et de mettre en œuvre l’action éducative.
Le premier choc est celui de la révolution numérique. Si le panel des technologies dédiées à l’apprentissage s’était considérablement étoffé ces dernières années, celles-ci s’intégraient toujours dans un cadre scolaire classique, avec une transmission magistrale des connaissances. Avec le confinement, la mise en place d’un enseignement à distance généralisé ébranle ce modèle vertical, avec un maître au centre de la classe.
Le second choc, provoqué par la pandémie même du Covid-19, touche aux certitudes que nous pouvions avoir sur la place de l’homme dans la nature, et sur la solidité et la pérennité de l’être humain. Ne devons-nous pas abandonner notre prétention de devenir, comme l’exprimait Descartes dans son Discours de la méthode (sixième partie), « comme maîtres et possesseurs de la nature » ?
Au lieu d’être bien à l’abri derrière les hauts murs construits par le développement des sciences et des techniques, nous (re)découvrons avec un peu d’effroi que les techniques peuvent devenir nos ennemies, et qu’un virus peut nous détruire. Après avoir vécu pendant plusieurs siècles avec la certitude d’un progrès irréversible, nous entrons dans un monde où plus rien n’est sûr… sauf, peut-être, le pire !
« Ballotés, pareils aux flots soumis à des vents opposés… nous ignorons notre avenir et notre destin. » (Spinoza, « Éthique », Troisième partie, P. 59, Scolie)
Notre survie, à la fois comme individus, et comme espèce, dépend, à court terme, de décisions urgentes et fortes, d’ordre politique, économique, et sanitaire. Mais, à moyen ou plus long terme, elle dépend aussi de notre capacité à éduquer les enfants et les adolescents pour les rendre capables de faire face au gros temps qui menace de devenir la règle pour très longtemps.
Il est donc capital de réfléchir à ce que pourrait (devrait ?) être une éducation pour temps de crise et d’incertitudes. Quels défis doit surmonter l’École pour contribuer à l’émergence d’un « monde d’après », si possible meilleur que le monde d’avant ? Et, d’abord, pour faire qu’il y ait un monde d’après ?
Sauvegarder l’avenir
En quoi l’école est-elle vraiment indispensable ? La double crise nous contraint à reposer, radicalement, la question des finalités de l’activité éducative. Pourquoi éduque-t-on ? Essentiellement parce que la nature, qui fait, comme l’écrit encore Descartes, « que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes » (Discours, Deuxième partie), nous y contraint.
L’homme n’est pas « d’un seul coup », selon les mots de Lévinas dans Totalité et infini. Ses capacités de développement doivent être préservées, et enrichies, par des actions appropriées, pendant tout ce temps qui lui permet de devenir adulte (c.-à-d. : celui dont le développement est achevé), et même tout au long de sa vie.
De là découlent deux grandes finalités, complémentaires. Protéger et sauvegarder les individus durant cette période de faiblesse qu’est l’enfance. Et les préparer à leur vie future d’adulte capable de s’insérer heureusement dans une société. Sauvegarder les potentialités de chacun, pour l’armer dans le combat de la vie. On pourrait dire : sauvegarder l’avenir.
L’homme n’est pas « d’un seul coup », selon les mots de Lévinas dans Totalité et infini.
La réalisation de ce projet impose deux grandes missions à toute institution se voulant éducative. Celle, pour ne pas repartir à chaque fois de zéro, de transmettre le trésor de connaissances et de valeurs progressivement construit par les générations précédentes. Et celle d’armer ceux que l’on éduque pour leur permettre de faire face aux problèmes qu’ils vont affronter. Transmettre, pour armer.
Certes, ces missions correspondent à des nécessités aussi vieilles que l’espèce humaine ! Mais la dureté des temps présents ne fait qu’accroître leur importance. Penser l’éducation d’après signifie d’abord essayer de dire comment il pourrait être possible, désormais, d’accomplir ces deux missions.
Une réponse nous paraît s’imposer : en allant à l’essentiel. Surtout, ne pas chercher à en rajouter, dans la désastreuse logique du toujours plus. Mais se recentrer sur ce sans quoi les enfants ne deviendront pas des hommes capables d’affronter le temps tourmenté de l’incertitude.
Comment s’approprier les savoirs
La première mission soulève deux questions. La première est de savoir ce qu’il est absolument nécessaire de transmettre. « Absolument », car il faut préserver ce sans quoi il ne sera pas possible de survivre en temps de crise. Quels savoirs ? Quelles valeurs ? Quelle culture ? Il faut les identifier, et reconstruire une école autour d’eux.
Le temps est venu de reprendre la question des programmes et des curricula sous l’angle du « ce sans quoi ». Ce sans quoi l’on ne sera pas suffisamment armé pour faire face aux défis du XXIe siècle, dont ceux du réchauffement climatique, et de la survie de la démocratie. Le temps n’est plus à l’inflation de programmes qui enchantent leurs concepteurs, mais ne se traduisent guère en acquisitions utiles chez les élèves.
Il est à déflation, et à la centration sur ce qu’il serait impardonnable d’ignorer, quitte à bouleverser le champ des disciplines d’enseignement. Dans le mouvement de ressourcement sur l’essentiel, il faut être prêt à aller jusque-là.
La seconde question est de savoir comment transmettre au mieux ce trésor, question que la révolution numérique vient de rendre plus brûlante. On s’est beaucoup chamaillé pour savoir si l’école devait avant tout transmettre, ou plutôt faire apprendre. Se centrer sur le savoir, ou sur l’apprenant.
Cette querelle n’a guère de sens. Car l’école doit à la fois transmettre, et armer. Du point de vue de la transmission, il s’agit de permettre aux élèves (aux apprenants) de s’approprier les savoirs, les valeurs, et la culture, qui constituent le « trésor » dont ils doivent hériter (pour leur survie). Il existe, pour cela, une condition « sine qua non », connue depuis très longtemps : qu’ils soient actifs.
Articuler présentiel et enseignement à distance est un défi de l’école d’après.
La révolution numérique, avec l’apparition des MOOC, et l’émergence des « classes inversées », tout comme l’expérience forcée d’école à la maison en période de confinement, ont redistribué les rôles. L’enseignant doit assumer un triple rôle : concepteur de contenus « intelligents » (préparer des « cours » conçus sur le mode de l’interactivité), pourvoyeur en exercices adaptés et stimulants, et accompagnateur à la fois empathique et vigilant.
Celui qui apprend devient davantage acteur de ses apprentissages, en particulier grâce à l’individualisation que rend possible l’accompagnement numérique, et au travail personnel, celui que personne ne peut faire à sa place, et que le confinement rend obligatoire.
L’école d’« après » devrait pouvoir articuler de façon heureuse « présentiel », et enseignement à distance : travail en classe, et travail en dehors de la classe, au CDI, ou à la maison, ou ailleurs encore. Car on peut être totalement inactif en classe, malgré la présence physique d’un enseignant. Et très actif loin de tout professeur.
L’essentiel est de créer les conditions rendant « l’apprenant » actif, qu’il soit à proximité immédiate, ou à distance, de ceux qui ont pour tâche d’enseigner. L’école d’après sera active, ou ne sera pas.
Pouvoir d’apprendre
La deuxième mission est d’« armer » chaque enfant et adolescent pour le combat de la vie. Cela signifie les « outiller », en les dotant des modèles, suffisamment opératoires, mais aussi suffisamment souples, de comportement moteur, socio-affectif, ou cognitif, qui sont à la base de leur pouvoir d’agir.
La maîtrise de cet ensemble de « modèles » leur permettra, d’une part, de bénéficier d’une formation débouchant sur l’exercice d’activités socialement utiles, et grâce auxquelles ils pourront vivre heureusement dans leur vie quotidienne. Mais aussi, d’autre part, de pouvoir faire face aux événements, et d’inventer de nouveaux comportements, quand l’histoire devient tragique. C’est-à-dire de pouvoir s’adapter, et d’inventer des réponses innovantes.
Tel un smartphone que l’on enrichit avec des applications apportant autant de fonctions nouvelles, chacun d’entre nous doit avoir l’occasion, dans le temps de son éducation, de se doter de pouvoirs utiles. Et, plus encore, de développer sa capacité à s’en doter.
Car l’homme, en dépit de son impuissance radicale, révélée par sa fragilité face au virus, et ses difficultés à maîtriser les effets pervers de son activité (réchauffement climatique), est un être de « pouvoirs » (au pluriel) :
- Pouvoirs concrétisant son pouvoir d’agir avec son corps : nager, danser, pratiquer des activités sportives ;
- Pouvoirs concrétisant sa capacité de vivre en groupe et sa nature d’« animal politique », selon la formule d’Aristote : trouver sa place dans des groupes, bénéficier de la présence des autres, aimer et être aimé ;
- Pouvoirs concrétisant ses potentialités cognitives (penser, comprendre, et apprendre) ;
- Pouvoirs qui n’existeraient pas sans le pouvoir fondamental d’acquérir et de développer des pouvoirs ; ce que Rousseau appelait la « perfectibilité ».
On peut noter que ce qui justifie la transmission d’un héritage est la participation de ce qui est transmis à la sauvegarde et au développement de tels pouvoirs. Et que la sauvegarde du pouvoir général d’apprendre devrait être le souci obsessionnel de l’action éducative.
Les connaissances transmises ne sont pas une fin en soi, elles doivent permettre aux enfants de trouver leurs propres réponses, d’innover.
L’éducation d’« après » devrait donc à la fois développer le plus possible tous ces pouvoirs concrets, qui s’inscrivent dans l’axe des pouvoirs fondamentaux de l’espèce humaine. Et, en même temps, faire prendre conscience de leurs limites. Car la pire des choses est de se croire tout puissant, et invulnérable. Il a manqué à l’homme moderne un peu (beaucoup !) d’humilité. Pour ce qui le concerne, et pour ce qui concerne son rapport aux autres êtres vivants, et à la nature.
Le défi pour le travail éducatif sera ici de viser, de façon conjointe, la plus grande expertise, et la plus grande humilité. Que finisse la guerre des égos, et que vienne le temps des savants modestes, sachant qu’il reste tant à apprendre, et que la science ne peut pas tout ! On pourra (peut-être ?) y parvenir en faisant de tout apprentissage des savoirs l’occasion d’une prise de conscience de l’étendue de ce que l’on ignore. Ou encore : en privilégiant l’étude des questions encore sans réponse, plutôt que celle des réponses déjà apportées par la science.
Dans cette recherche de l’enrichissement des pouvoirs des individus, l’éducation devra privilégier les apprentissages durables, et l’ouverture sur une pluralité de champs d’action. Le premier souci oriente vers la construction d’un état d’esprit, et l’apprentissage d’attitudes, de méthodes, de savoir-faire (dont le savoir-penser, primordial). Vers tout ce qui arme durablement.
Le second souci conduit à donner une place importante à l’éducation motrice (EPS), et à l’éducation artistique et culturelle. De nouveaux équilibres sont nécessaires. Toujours en ne visant que l’essentiel !
Le défi de l’éducation éthique
Il est donc essentiel de sauvegarder et de développer les pouvoirs d’action de l’être humain. Mais pour faire quoi ? Cette question est plus que jamais d’actualité. Tout acte éducatif implique un « idéal humain », selon les mots de Guy Avanzini, idéal qu’il prend pour fin. Mais notre époque n’est-elle pas marquée par la faillite des idéaux ? Comment pourrait-on croire à un monde d’après qui chante ? Qui pourrait avoir la prétention de dire ce qu’est un homme idéal ? Plus difficile encore, une société idéale ?
Pourtant, ce questionnement, pour l’être humain, est essentiel. Il nous fait accéder à l’ordre de l’éthique. C’est-à-dire à l’ordre des questions auxquelles on ne peut échapper, bien qu’elles ne puissent recevoir de réponse scientifique. L’éthique est le mouvement de recherche de ce qui paraît être absolument digne d’être poursuivi par toute personne humaine.
Ce mouvement soulève nécessairement la question du Bien et du Mal. Avec un risque majeur, à une époque où les limites de la science risquent d’être perçues comme autant de brèches où peuvent s’engouffrer les opinions les plus déraisonnables. Le risque de voir triompher les idéologies, et les fanatismes.
On ne peut pas ne pas poser la question, que la pandémie de Covid-19 ramène de façon aveuglante sur le devant de la scène : « mais qu’est-ce qui vaut, pour l’homme ? Qu’est-ce qui fait la valeur d’une vie humaine ? ». L’éducation d’après devrait avoir pour hantise de faire saisir l’urgence et l’importance de ce questionnement. D’entretenir la « flamme éthique », pour que l’homme ne vive pas sans avoir compris qu’il n’est pas pleinement homme s’il vit sans se soucier de ce qui est bien pour l’homme.
La question de la transmission croise des enjeux éthiques.
On peut rêver à cet égard d’un travail d’ouverture à l’éthique dès l’école maternelle, pour ne pas laisser le champ libre aux faux prophètes et aux endoctrineurs de tous poils.
Mais, à une époque où plus rien ne paraît certain, pourra-t-on trouver des certitudes d’ordre éthique en restant en dehors des religions ? Une éducation laïque ne doit pas devenir l’ennemi des religions :
« Dans un État libre, il est loisible à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. » (Spinoza, Traité théologico-politique)
Chacun est libre d’opiner, et de croire, comme il veut. Mais la religion ne peut imposer aucun dogme. Le défi, pour l’éducation, est, dans ces conditions, d’ouvrir vers une « éthique minimaliste », susceptible d’exprimer des devoirs à valeur universelle, obligeant tout être humain voulant être digne du beau nom d’« homme ».
En ce sens, l’éducation dans le monde d’après aura la lourde tâche de faire renaître l’humanisme de ses cendres. Est-ce possible ? L’avenir le dira. Si, toutefois, la chanson de Béart, « Il n’y a plus d’après », ne s’avère pas prémonitoire pour l’espèce humaine, qui pourrait mourir par manque d’éducation !
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