Un article de Samuel Nowakowski
publié sur le Laboatoire d’Innovation Pédagogique de l’Université de Fribourg, un article sous licence CC by nc sa
Cette question est une vieille question.
Elle est arrivée dans les débats entre « pour » et « contre » le déploiement du numérique, du eLearning, … et ce dès les débuts de l’enseignement en ligne. Très rapidement, des institutions telles que les universités ont développé ou acheté des plateformes numériques dédiées à l’enseignement en ligne. Mises en place, nombreux ont été les enseignants qui se sont manifestés, refusant de partager leurs cours, de peur d’être pillés, copiés, que leurs cours soient vendus, ….
Ces questions, j’en ai été témoin, j’ai fait partie de ceux qui ont commencé à développer, expérimenter, organiser et promouvoir ces modalités en ligne, ces plateformes d’enseignement qui aujourd’hui sont partout.
- La première remarque que nous pouvons faire à ce stade est la suivante : N‘avez-vous pas vous-mêmes exploités des ressources pédagogiques produites par d’autres pour construire vos enseignements ?
- Alors allez-vous être « pillés » si vous mettez vos cours en ligne ?
- Non !
Si on aborde la question d’un autre point de vue, il est nécessaire de repenser notre rapport au savoir.
C’est certainement le moment d’adopter un autre point de vue et, cet autre point de vue, c’est celui des communs, des biens communs et des communs de la connaissance et de l’éducation introduits par Charlotte Hess, Elinor Ostrom en 2007.
Rappelons que la question du savoir comme outil organisateur de la société n’est pas nouvelle. En effet, dans l’antiquité, les orateurs jouissaient déjà du prestige de la maîtrise de la parole et d’un savoir qui les distinguait des autres citoyens. Plus près de nous, les compagnons du devoir et du tour de France affirmaient que « toute parole reçue qui n’est pas redonnée est une parole volée ». Le savoir est donc un organisateur de la société soit comme moyen de se distinguer et de tirer un avantage, soit par sa capacité à vivifier le collectif.
Le mouvement des communs s’intéresse donc au libre usage des biens des services et plus généralement de tout ce que l’humanité a en partage. La notion de communs est aussi une des principales valeurs du web, et cela tombe bien parce que nous parlons de cours en ligne !
La réflexion théorique sur les communs de la connaissance est bien sûr marquée par les travaux d’Eleonor Ostrom (Prix Nobel d’économie en 2009).
Un « commun de la connaissance » peut se décrire comme une ressource partagée dans un « écosystème complexe se heurtant à des dilemmes sociaux » comme ceux :
- de la protection de la propriété intellectuelle et la privatisation des savoirs contre l’idée d’ouverture ;
- des équilibres entre hiérarchies sociales basées sur la maîtrise des signes de savoir contre l’émancipation de tous par la connaissance partagée,
- des communautés rétributrices (récompense des meilleurs) contre des communautés restauratrices (inclusion de tous par le pouvoir et le savoir agir dans la durée).
Dans ce contexte de généralisation du numérique et de la dématérialisation, on assiste à la multiplication des possibilités d’accès aux informations, l’intensification des interactions entre les humains, à la généralisation de nouvelles modalités de travail. Nous devons requestionner les savoirs dans leur nature (les savoirs passant du statut de stock à celui de flux), dans leur limite et porosité (savoir savant, informel, amateur, composite, hybride, transdisciplinaire…), mais aussi dans les droits d’usage et de propriété qui leur sont associés.
Dardot et Laval dans « Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle. » montrent bien ce qui influence ce renouvellement de la façon de penser les connaissances :
- Comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité, le coût de production des ressources pédagogiques chute et la diffusion des savoirs se fait à l’échelle mondiale ;
- Par des moyens techniques accessibles à tous émergent de nouvelles modalités de réappropriation des connaissances et de nouveaux droits d’accès ;
- Les écoles, les bibliothèques, les universités sont en première ligne confrontées à de nouvelles propriétés ;
- L’apparition de nouvelles « enclosures » et du « renforcement de la propriété intellectuelle ou d’installation de normes techniques (comme les DRM[1]) visant à limiter la circulation et le partage de l’information et du savoir ».
En fait, l’enjeu principal est de trouver les équilibres possibles entre le savoir en libre accès et les « enclosures du savoir ». La réponse va comporter plusieurs dimensions : juridique, production et processus associés, apprentissages et lieux.
Sur le plan juridique, un personnage a joué un rôle important, c’est le juriste américain Lawrence Lessig. En 2001, il crée une gamme de licences, les Creative Commons (CC). Dans ce cadre, le créateur de contenus n’abandonne pas ses droits mais choisit une licence qui va favoriser le partage selon des modalités qu’il définira. Par exemple :
- « CC by » : celui qui réutilise mon contenu doit signaler que j’en suis l’auteur.
- « CC ND » : la réutilisation est autorisée mais pas la modification par les autres.
… l’ensemble des licences CC permet aux producteurs de contenus de définir et de paramétrer eux-mêmes le type de propriété́ intellectuelle qu’ils souhaitent.
L’innovation juridique de Lawrence Lessig marque ainsi une rupture profonde avec la conception standard de la propriété́ intellectuelle. Ainsi, Lessig prolonge tout en s’inscrivant dans l’héritage des pionniers d’internet. Rappelons que dans l’univers des logiciels libres qui s’inscrit dans ce mouvement, les logiciels sont dits libres parce qu’ils garantissent quatre libertés à leurs utilisateurs : ils peuvent être librement utilisés, étudiés, modifiés et distribués. Quoi de plus beau projet politique que celui des communs de la connaissance !
Et voilà, vous qui avez peur de vous faire piller, une licence CC et vous décidez de ce qu’il sera possible de faire de vos productions originales et, de plus, vous contribuez à un beau projet politique !
A cela s’ajoute une remise en question des processus de production de nouveaux savoirs, marqués par des dynamiques collaboratives, au sein de grappes d’innovation, d’incubateurs, d’associations inspirantes ou de tiers lieux favorisant ainsi la fertilisation croisée, l’émulation et la sérendipité. Ainsi, faut-il être ouvert aux nouveaux savoirs qui se mélangent à partir de perspectives diversifiées, au sein de réseaux d’échange de savoir : le hacking, le remix, pratiques complètement transposables au sein de la communauté éducative qui reconnaît alors le social learning et les apprentissages informels.
Les communs de la connaissance font partie du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, à nous de les faire grandir et de les préserver. Le commun ne doit donc pas être compris comme un bien qui appartiendrait à tous, mais comme un principe d’organisation qui découle d’une activité commune, celle des membres de la société. Un commun ne réunit pas des consommateurs du marché ou des usagers d’une administration extérieurs à la production, ou des étudiants consommateurs de leurs enseignements. Un commun c’est plutôt des coproducteurs qui œuvrent ensemble à l’édiction de règles, à l’élaboration de ressources ainsi qu’à leur mise en œuvre.
Le commun appelle à une nouvelle institution de la société, donc en mettant en ligne vos cours, vous ne serez pas pillés, vous serez acteur d’une organisation nouvelle de société apprenante.
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