Un articlerepris de la revue Eclaira, une publication sous licence CC by nd
Olivier Hamant est directeur de recherche à l’INRAE dans le laboratoire de reproduction et développement des plantes au sein de l’ENS de Lyon. En écho à ses recherches biologiques et à l’Anthropocène, il participe à plusieurs projets impliquant les sciences humaines et les arts, notamment autour des questions de complexité, résilience et fragilité des systèmes biologiques.
Olivier Hamant nous interroge : Avez-vous déjà fait l’expérience d’un défaut de performance ? Cette question en apparence simple, nous permet de comprendre que tout est soumis à l’injonction de performance, tout est optimisé. Qu’il s’agisse de nos villes, nos campagnes, mais aussi notre travail, nos organisations, notre vie personnelle… Nos choix, nos décisions et nos convictions sont guidés par l’idée d’une performance nécessairement positive.
Qu’est-ce que la performance ?
La performance est définie comme la somme de l’efficacité, attendre son objectif, et de l’efficience, avec le moins de moyens possibles. Selon certains scientifiques, les crises actuelles : pénuries de ressources, crise climatique, effondrement de la biodiversité et pollutions sont le produit de notre performance.
Nous sommes impliqués dans ce paradigme de la performance, de la « croissance verte » aux « smart cities ». Mais la performance n’est que peu remise en cause, au contraire, elle apparaît comme le rouage essentiel de la transformation. Mais est-il réellement possible d’opérer cette transition, ou comme le dit Olivier Hamant, cette inversion, grâce à la performance, elle-même à l’origine de ces conséquences néfastes pour l’environnement et le vivant ?
Performance et accélération
Selon le philosophe Bernard Stiegler, la performance a pris son sens contemporain avec la révolution industrielle, désignant alors « per-former les choses ». Ainsi, il ne s’agit plus uniquement de les transformer mais de travailler la perfection même de la transformation, « l’optimiser, soit l’accélérer ».
La société va adopter ce modèle, entre accélération des rapports informés et recherche d’innovation permanente, comme le souligne Noëlle Portets dans Les sentiers de la performance. La performance, corrélée à une accélération, à la fois technique, sociale, et de nos modes de vie, caractérise cette modernité tardive et engendre un nouveau rapport au monde (Harmut Rosa, Accélération, 2010).
Les 4 critiques de la performance
Optimiser fragilise
Cette recherche constante d’optimisation ne fragiliserait-elle pas nos systèmes ? Cela est remarquable dans l’optimisation du transport maritime international et le passage par le canal du Suez (12 % du commerce maritime mondial). En 2021, un porte conteneur en travers du canal nous a fait prendre conscience que l’Europe dépendait de la Chine et de l’Inde pour des produits vitaux comme les médicaments. Ainsi, optimiser peut fragiliser. Le dogme de la performance nécessairement positive est un formidable soutien à la pensée réductionniste qui consiste à voir dans un système un ensemble de sous-entités à traiter séparément. Cela empêche la pensée systémique, nécessairement complexe.
Les effets rebonds
La notion d’effets rebonds est directement associée à la performance. Elle peut être définie comme « l’augmentation de consommation liée à la réduction des limites à l’utilisation d’une technologie, ces limites pouvant être monétaires, temporelles, sociales, physiques, liées à l’effort, au danger, à l’organisation… »3. En effet, les gains d’efficience permettent des économies à court terme, mais l’attractivité qui en découle induit la prolifération des usages, créé de nouveaux besoins et, finalement, conduit à une consommation globale plus importante de ressources.
Par exemple, les réfrigérateurs des années 1960 étaient très énergivores et sont progressivement devenus plus efficients. Leur coût, à l’achat et à l’utilisation, a donc diminué. Par conséquent, ils se sont multipliés, ils sont devenus plus gros, se sont déclinés et sont aujourd’hui connectés. L’augmentation de l’efficience énergétique des frigos a conduit à une augmentation de la consommation globale de ressources.
La loi de Goodhart
La troisième critique avancée de la performance est celle énoncée par la loi de Goodhart. Cette loi, énoncée pour la première fois en 1975, indique que « lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure ». Cela signifie que les indicateurs de performance peuvent être toxiques et cessent d’être fiables lorsque la performance vise à s’autojustifier. Cela se perçoit chez les athlètes, en politique, dans la recherche, en entreprises…
Le coût environnemental de la performance
Enfin, notre performance à un coût payé par les écosystèmes. Olivier Hamant nous rappelle dans Antidote au culte de la performance, le coût de la performance sur notre milieu « nos gains de performance ont un coût caché. Et la dette accumulée, longtemps restée invisible, se manifeste désormais au grand jour dans les écosystèmes. Notre performance alimente une guerre contre la nature. Nous avons optimisé notre environnement pour le mettre au service de nos demandes, et non de nos besoins. En retour, nous contractons une dette envers notre milieu. Aujourd’hui, les pénuries s’étendent des ressources non-renouvelables aux ressources renouvelables, le bois ou l’eau par exemple. »
En 2023 avec le réchauffement climatique, la surface des océans s’est réchauffée dix fois plus vite que les années précédentes. L’effondrement de la biodiversité se caractérise en Europe par une perte de 80% des insectes en masse en 30 ans. Et enfin, la pollution est devenue globale et il n’existe plus sur Terre d’eau sans plastique.
Une autre voie : La Robustesse
La performance n’est, par essence, pas durable
Comme nous l’avons évoqué précédemment, afin de faire face aux défis majeurs qui se présentent à nous, nous avons suggéré des solutions d’optimisation encore plus approfondies, ne remettant ainsi pas en cause la notion de performance comme boussole de nos actions.
Par exemple, les éoliennes géantes offshore, au large du Royaume-Uni, mesurent près de 250 mètres de haut dont les pales mesurent 100 mètres de long en composite non recyclable et non-réparable. Ces éoliennes contiennent des ressources provenant des forêts équatoriales et des terres rares. Elles sont justifiées par la nécessité de recourir à des énergies renouvelables dans une ambition du tout électrique, alors même que leur composition et leur dimension traduisent notre ancrage dans la voie de la performance, en contradiction avec les nécessités écologiques.
C’est ce qu’Olivier Hamant cible quand il nous affirme qu’ici, nous apportons la meilleure réponse, mais à la mauvaise question.
Les rapports scientifiques l’affirment, le XXIème siècle sera fluctuant avec pour caractéristique principale le maintien et l’amplification de l’incertitude. Cette notion devient centrale dans la critique de la performance et forge la nécessité d’aller vers la robustesse, pour vivre dans un monde instable et en proie aux fluctuations. La question primordiale devient donc : comment habiter un monde fluctuant ?
Le vivant comme système robuste
Mais s’inspirer du vivant offre une autre voie possible pour faire faces à ces turbulences. Le vivant est par essence robuste. En effet, le vivant est inefficace, aléatoire, redondant, incohérent, et inachevé. En ce sens, le vivant est tout sauf performant et c’est probablement dans cette sous-optimalité avérée que réside la clé de sa robustesse.
Par exemple, prenons l’exemple de la photosynthèse : elle permet de convertir le CO2 en fibre de carbone pour construire les plantes et nourrir les écosystèmes terrestres. Ce processus, apparu il y a 3,8 milliards d’années, affiche un rendement généralement inférieur à 1 %. Autrement dit, les plantes n’utilisent pas 99% de l’énergie solaire. Cet exemple nous montre que le vivant est adaptable, et non performant, afin de pouvoir répondre aux aléas. Nous savons aujourd’hui que ce gaspillage est nécessaire à la photosynthèse pour gérer les fluctuations lumineuses et biologiques, de même que l’énergie perdue le long de la chaîne alimentaire permet aux services écosystémiques de fonctionner et d’amortir les fluctuations environnementales.
Cependant, la performance n’est pas exclue du monde vivant, elle est un état transitoire qui nécessite, le reste du temps, d’être sous-optimal. En effet, si nous regardons de plus près le fonctionnement du corps humain, il se maintient à 37 degrés alors que certaines enzymes sont un million de fois moins actives à 37 qu’à 40 degrés. Dans cet état, quand la fièvre survient, notre système immunitaire est extrêmement performant. Dès lors, on comprend bien l’intérêt d’être sous-optimal en temps normal : de grandes marges de manœuvre nous permettent de gérer une fluctuation imprévisible, ici l’arrivée d’un pathogène. Cependant, la fièvre doit rester transitoire : une température de 40oC au-delà de trois jours dénature les protéines et conduit à la mort.
Ainsi, le vivant ne cherche pas à atteindre un niveau de performance ; il se caractérise avant tout par son niveau de robustesse, c’est-à-dire la capacité à se maintenir stable, sur le court terme, et viable sur le long terme. L’évolution a alors retenu la capacité à survivre aux fluctuations de l’environnement et à se transformer si les conditions l’exigent.
Notre système terre devenant de plus en plus instable, il devient donc essentiel de changer de paradigme. La robustesse au contraire ouvre les possibles, en multipliant les options. Elle crée des chemins alternatifs dans un environnement imprévisible.
Dans le monde agricole, cela se traduirait par une recherche de rendements stables et non plus des rendements élevés. La logique est inversée et plutôt que d’exploiter les écosystèmes pour augmenter la production et les rendements agricoles, l’ambition est de comprendre comment la production pourrait nourrir les écosystèmes.
De la même façon, nous ne rechercherions plus des ressources optimisées mais des ressources régénérables, ou encore nous encouragerions la consommation d’objets réparables plutôt que clé-en-main. La robustesse devient une boussole pour nos actions et nos organisations. Il s’agit d’une réponse pragmatique et opérationnelle aux turbulences de notre siècle.
infographie des écolohumanistes
Robustesse et Economie circulaire
Ainsi, l’ambition portée par ces chercheurs et citoyens est de repenser notre modèle grâce à la robustesse en s’inspirant du vivant pour réconcilier biodiversité, innovation et économie. Pour cela, il est nécessaire de remettre au cœur de nos préoccupations les trois principes intrinsèques au vivant : la coopération, la circularité et la robustesse.
La circularité avant l’efficience
Si nous reprenons l’exemple du monde agricole, la performance nous invite à une agriculture de précision où la pulvérisation de pesticides, d’engrais et d’eau serait optimisée. Mais ces solutions techniques maintiennent un système agricole productif voire intensif, sans considérer les fragilités qui l’accompagnent (comme les fragilités des technologies, hautement dépendantes de sources d’énergies, de métaux rares…).
La robustesse quant à elle, nous permet de replacer au centre la circularité. Par exemple, la bioéconomie (l’économie des bioressources : animaux, plantes, microorganismes et dérivés de la biomasse dont les déchets organiques), nous permet de repenser la notion de déchets et la consommation des ressources. En effet, la question de l’efficience n’est plus centrale, puisque les déchets, deviennent des ressources. Actuellement, les ressources sont principalement extractives, mais dans un monde instable, en pénurie plurielle, il devient essentiel de penser sur le temps long et d’intégrer une logique régénérative.
Une économie de l’usage et non de la propriété
La robustesse grâce à la circularité questionne la notion de propriété. En effet, dans un monde stable et en abondance de ressources, les objets sont devenus fragiles et jetables, alimentant la surconsommation. Face aux pénuries de ressources que ce modèle induit, un basculement s’opère vers le réemploi et le tout-réparable, robuste par nature. Ainsi, nous basculons d’une économie de la propriété vers une économie de l’usage, en plein développement. Et cela ne concerne pas seulement des initiatives à petite échelle. Ce sont de nombreux secteurs, tels que l’industrie, qui investissent ce champ.
Cette démarche est opérationnelle pour lutter contre l’obsolescence programmée par exemple, et atténuer la pénurie de ressources. Passer de la vente de volume à l’économie servicielle, de la possession à la valorisation de l’usage, grâce à l’économie circulaire et la robustesse nous permet de changer de paradigme en misant sur la richesse des interactions pour repenser nos modèles.
Robustesse et innovation
La recherche de la performance est destructrice de savoir-faire technique. A contrario, la robustesse promeut la multiplication des compétences locales et des croisements entre savoir-faire anciens et modernes.
L’innovation est une donnée importante de la robustesse. Les liens entre la recherche fondamentale et participative permettent d’explorer d’autres voies. La robustesse s’avère donc être au service de l’innovation (plurielle, située et ouverte) et réciproquement. La créativité permet ainsi de faire de l’innovation un produit de la robustesse, et non un catalyseur de la performance.
Parler de robustesse plutôt que de résilience ?
La résilience a trois définitions :
– C’est d’abord la capacité d’un matériau à se déformer et à revenir à sa forme initiale.
– Cette idée d’élasticité s’est ensuite été déclinée en psychologie comme la capacité à rebondir. Elle a notamment été analysée par Thierry Ribault dans son ouvrage Contre la résilience. Il étudie les usages politiques et scientifiques de ce concept et décrypte les contradictions derrière les usages multiples de la notion de résilience. Il met en lumière les violences que provoque la mise en application d’une « politique de résilience », notamment dans le cas de la catastrophe de Fukushima.
– Enfin, la résilience dans le champ socio-écologique est la capacité à se maintenir, à s’adapter et à se transformer dans un environnement fluctuant. Il s’agit par exemple de l’aptitude d’un écosystème à se reconstituer après une perturbation.
Selon Olivier Hamant, cette dernière définition est plus proche de celle de la robustesse, définie comme la capacité à se maintenir stable (sur le court terme) et viable (sur le long terme) malgré les fluctuations. Mais il y a de nombreuses ambiguïtés dans les différentes facettes de la résilience pour continuer à l’utiliser. La résilience dans son acception psychologique domine actuellement et peut devenir une injonction à l’agilité et au consentement, alignée avec l’injonction de performance.
En tant que tel, ni la sobriété, ni le développement durable ne questionne l’injonction de performance. Ils peuvent même la légitimer ou la décliner sous d’autres formes comme le contrôle, l’optimisation ou encore l’efficience. C’est en ce sens que mobiliser d’autres concepts, comme la robustesse, nous permet d’être dans une posture engageante et transformatrice.
« L’inverse de l’ébriété n’est pas la sobriété, c’est la robustesse. Placer la sobriété avant la robustesse, c’est prendre le risque de poursuivre l’injonction de performance sans la questionner, et finalement continuer sur la voie de l’optimisation généralisée du monde. Placer l’agilité avant l’adaptabilité relève du même risque. Le primat donné à la robustesse permet de s’assurer de poser les questions alignées avec le monde fluctuant qui vient ».
Conclusion du livre d’Olivier Hamant, Antidote au culte de la performance
Sources
- Vidéo : La révolution de la robustesse, OLIVIER HAMANT, TEDxQuartierLatin
– Les sentiers de la performance, Noëlle Portets
– Les limites à la croissance, Dennis et Donella Meadows
– La robustesse : https://lesecolohumanistes.fr/robustesse/
– Antidote au culte de la performance, La robustesse du vivant, Olivier Hamant
– Pour aller plus loin : Olivier Hamant, La troisième voie du vivant
– Harmut Rosa, Accélération
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