Le titre de l’ouvrage de Marion Carré, un brin provocateur : « Qui a voulu effacer Alice Recoque ? », pourrait laisser penser qu’Alice Recoque est un de ces avatars informatiques issu des jeux vidéo. Mais c’est bien une femme en chair et en os qu’elle nous présente.
Ce titre est celui du premier chapitre, introductif, durant lequel l’autrice nous décrit les complications rencontrées pour que Alice Recoque puisse avoir sa page dans Wikipédia. Ou la double peine de l’effet Matilda : la minimalisation du rôle des femmes dans la recherche a pour conséquence qu’elles sont autrices de peu d’articles scientifiques, c’est pourquoi elles ne sont donc pas jugées dignes d’un article dans Wikipédia.
Les chapitres suivants décrivent la vie et la carrière d’Alice Recoque, contextualisées dans l’histoire quotidienne ou professionnelle de son époque. Ils s’appuient sur un témoignage de première main : les mémoires de Mme Recoque. Son enfance en Algérie, ses études à l’ENSPCI, à Paris, sont l’occasion de parler du contexte international et de la guerre qui ont imprégné l’enfance et l’adolescence de la jeune Alice, de l’ambiance familiale qui a forgé certains traits de son caractère, de sa capacité à sortir des chemins convenus grâce à certaines figures inspirantes de son entourage.
Ces premiers chapitres expliquent les suivants, consacrés plutôt à son expérience professionnelle. La SEA (Société d’Électronique et d’Automatisme) d’abord, jeune pousse créée par un ingénieur clairvoyant, François-Henri Raymond, qui a très tôt compris l’avenir de l’informatique. Elle s’y épanouit et développe ses connaissances en conception d’ordinateur, en hardware. Puis la CII, dans laquelle doit se fondre la SEA sous l’injonction du Plan Calcul, qui devient CII-Honeywell Bull, puis Bull. Elle prend peu à peu des galons pour gérer finalement une équipe qui va construire le mini-ordinateur qu’elle a en tête, le Mitra 15. Enfin, c’est la découverte de l’Intelligence Artificielle, lors d’un voyage au Japon, domaine dans lequel Bull acceptera de s’engager, opportunité pour Alice Recoque de passer du matériel au logiciel.
En parallèle de la vie d’Alice Recoque, nous suivons le développement de l’industrie informatique en France. Nous assistons à ses débuts où il y avait tout à faire : le processeur à concevoir, les techniques de mémorisation à imaginer. L’ouvrage décrit l’effervescence d’une jeune entreprise, poussée par cette nouveauté, par l’exaltation de la découverte, par les visions de son fondateur mais aussi par les risques et les difficultés qu’elle rencontre pour survivre. Avec l’évolution de la carrière d’Alice Recoque, nous suivons les hauts et les bas de cette industrie, à travers l’entreprise Bull. Mais l’ouvrage dresse également, et surtout, le portrait d’une femme de sciences et de techniques, qui s’engage dans un univers d’homme. Il nous décrit ses questionnements, ses choix, les heurs et malheurs d’une vie. Cet angle du livre créé une empathie avec Mme Recoque, ouvrant un dialogue entre son époque et la nôtre. C’est donc un voyage dans le contexte social, économique, technique et informatique de l’époque qu’il nous propose.
Certains diront que ce n’est pas un ouvrage d’historien. Et il est vrai qu’en suivant la vie d’Alice Recoque, nous manquons parfois un peu de recul. Certains points pourraient demander des approfondissements, comme le rôle de la politique sociale et l’organisation d’une entreprise dans les possibilités de carrière des femmes. De même, on peut s’interroger sur la part et le rôle de l’état dans le succès du Mitra 15, sans remettre en question la qualité du travail d’Alice Recoque. Mais Marion Carré ne revendique pas un rôle d’historienne. Elle préfère parler d’ « investigations » et son ouvrage est effectivement le résultat d’un long travail d’enquête, de la recherche de ses sources à l’analyse qu’elle en fait, qui offre de nombreuses perspectives à des travaux scientifiques.
Marion Carré a su faire un beau portrait de femme dans un ouvrage facile à lire, qui ne s’aventure pas dans les descriptions techniques ardues pouvant rebuter certains ou certaines et qui ne se perd pas non plus dans les méandres d’une vie familiale et personnelle. Il est l’un des rares livres consacré à une femme informaticienne française, à une femme de science contemporaine qui a su se donner un rôle dans l’émergence de l’industrie de l’informatique en France. Grâce aux rencontres provoquées, aux sources retrouvées, Alice Recoque est enfin sortie de l’ombre. Espérons que d’autres portraits d’informaticiennes verront bientôt le jour, comme celui de Marion Créhange, première femme à soutenir une thèse en informatique en France (1961), qui nous avait régalé, sur le site d’Interstices, d’une randonnée informatique quelques mois avant son décès. Ces portraits contribueraient sans aucun doute à ce que de jeunes femmes puissent se rêver, à leurs tours, informaticiennes.
Isabelle Astic, Musée des Arts et Métiers (Paris)
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# Le 10 mai à 11:42, par Pierre Maréchal En réponse à : Qui a voulu effacer Alice Recoque ? Sur les traces d’une pionnière oubliée de l’IA
Deux émissions complémentaires sur le sujet :
Un monde connecté, 8 mars 2024 • 3 min :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/un-monde-connecte/alice-recoque-pionniere-oubliee-de-l-ia-6379940
Le Meilleur des mondes, 8 mars 2024 • 59 min :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-meilleur-des-mondes/entretien-avec-marion-carre-alice-recoque-ou-l-histoire-meconnue-d-une-pionniere-de-l-informatique-3061411
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