Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Indispensable travail empirique

Niki de Saint Phalle


Un article de Martine Dutoit et de Jean-Marie Barbier



Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Chaire Unesco-ICP Formation Professionnelle,
Construction Personnelle, Transformations Sociales





Un intérêt élargi pour le travail empirique

A une époque où la recherche est préconisée comme une voie naturelle de développement de la vie professionnelle, acteurs éducatifs et sociaux ne cessent d’être invités à des opérations de recueil ou de production d’informations sur les situations dans lesquelles ils agissent et sur leur action elle-même : établissement de données, enquêtes de terrain, données d’expérience, observatoires de pratiques, études de cas, récits, monographies etc., les sollicitations se multiplient, visant à faire produire par les sujets en action des représentations et des savoirs sur les situations dans lesquelles ils agissent, représentations et savoirs susceptibles de stimuler l’action professionnelle par des actions de recherche ou de formation. De nouvelles figures apparaissent comme celles de formateur-chercheur, de médecin-chercheur, d’intervenant-chercheur ou de formateur-chercheur etc.

Documenter devient une nouvelle préoccupation, sans que l’on ne sache toujours ni quoi ni comment documenter.

Le ‘réel’ : une existence irréductible

Paradoxalement, l’intérêt social porté au travail empirique, c’est-à-dire à la sélection des faits à construire, en recherche comme en formation, est l’occasion de mesurer la distance pouvant exister entre ce que les acteurs disent être leur réalité et ce qui peut être appelé le ‘réel’, notamment dans l’acception lacanienne.

Dès les années 60, Jacques Lacan, dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse https://www.seuil.com/ouvrage/les-quatre-concepts-fondamentaux-de-la-psychanalyse-jacques-lacan/9782757839966 (1964), donne une définition du réel qui insiste sur son existence irréductible, ‘tenue en lisière’ du sujet et de son activité de représentation : « Le réel est (…) ce qui revient toujours à la même place, à cette place où le sujet en tant qu’il cogite [...] ne le rencontre pas. » . Lacan utilise une série d’expressions suggestives pour décrire cette existence irréductible à l’activité de pensée elle-même  : ce qui résiste, ce contre quoi je me cogne, et qui dès lors provoque une activité de recherche nouvelle, interminable.

Le réel pour Lacan c’est l’impossible, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ; à la différence de la réalité dont les acteurs/sujets font l’expérience et qu’ils construisent comme une entité à la fois interne et externe, déterminante pour délimiter les contours de leur action. Cet espace de construction du sujet dans, par et avec le monde, et de construction du monde par et avec les sujets a été particulièrement décrit par Peter L. Berger et Thomas Luckmann, dans un livre célèbre The Social Construction of Reality : A Treatise in the Sociology of Knowledge, Anchor, 1966, 240 p http://perflensburg.se/Berger%20social-construction-of-reality.pdf .

Une construction à intention objectivante

Les données ne sont pas données écrivait-on dans les années quatre-vingt dans les lieux référents de l’analyse des pratiques ou de l’élaboration de projet en milieu éducatif comme par exemple le Séminaire de Souillac de l’Education nationale française https://www.meirieu.com/PATRIMOINE/souillac.pdf. Le message principal était que les données ne sont pas données, elles sont construites.

Ce qui est appelé travail empirique consiste en de multiples activités déployées par les sujets pour ‘objectiver’ les situations dans lesquelles ils agissent. Objectiver consiste pour un sujet de faire passer une donnée intérieure à celle de donnée extérieure correspondante, susceptible d’étude. On parle notamment de techniques, de méthodologies, de protocoles d’enquête ou de recherche, qui consistent à mettre à distance les données immédiates pour proposer une découpe du réel pensable, partageable, extérieure à l’acteur qui l’a construit.

Tout se passe comme si le sujet se construisait un objet à penser hors de lui, avec l’illusion que ce dernier ne doit plus rien à sa subjectivité. C’est pourquoi la science a pu être analysée comme jouant les mêmes fonctions que les mythes.

« (...) le cerveau humain a une exigence fondamentale : celle d’avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure, ainsi que des forces qui animent ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques, répondent à cette exigence humaine. Dans tous les cas, et contrairement à ce qu’on pense souvent, il s’agit d’expliquer ce qu’on voit par ce qu’on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le produit de l’imagination » Entretien avec François Jacob, L’évolution sans projet, dans Noël Émile, Le Darwinisme aujourd’hui, éd. Le Seuil, coll. Points Sciences, 1979, pp.145-147).

C’est pourquoi aussi dans l’évolution des sciences on constate une prise en compte de plus en plus explicite de la place de l’observateur et de la relativité des référentiels choisis par les observateurs pour observer. C’est au prix de cette objectivation que ce construit devient objet possible de production de représentation et de savoir.

L’univers de la recherche suppose un partage social d’informations. L’information n’est pas autre chose qu’un champ d’activités ordonnées autour de la production, partagée entre plusieurs sujets, d’une représentation du monde.

Cette manière de voir les choses conduit à définir les opérations empiriques non pas comme des opérations de recueil d’informations, de recueil de données préalablement existantes comme le laissent à penser certains ouvrages méthodologiques, mais comme des opérations de production d’informations, dans lesquelles sont impliqués plusieurs acteurs entretenant des rapports entre eux https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782200631864-les-techniques-d-enquete-en-sciences-sociales-2e-edition-alain-blanchet-rodolphe-ghiglione-jean-massonnat-alain-trognon/

Dés lors, les activités de production d’informations en sciences humaines se distinguent selon le mode d’objectivation, de construction de l’objet qu’elles privilégient.

L’objectivation à partir des traces laissées par les actions/activités, et par inférence.

Comme on sait, c’est le cas par exemple des méthodes utilisées traditionnellement en archéologie et en préhistoire. Conventionnellement, elles se différencient de l’histoire qui elle s’appuierait, elle, essentiellement sur des documents écrits.

Les traces relevées par un chercheur sont confrontées à d’autres traces mises à jour dans des environnements semblables, et à celles déjà enregistrées par d’autres chercheurs. Elles constituent le socle des interprétations sur les activités et actions qu’elles ‘révèlent’ dans le cadre d’une discipline, et contribuent aux discours de synthèse tenus par cette discipline.

C’est aussi, on le notera, le cas d’une bonne partie de l’éthologie et de l’étude des vivants comme, par exemple, l’étude des traces de l’activité nocturne des animaux.

Dans tous les cas des hypothèses sont émises par inférence sur les activités humaines et les activités des vivants en général. L’inférence est une opération par laquelle on admet une proposition pour vraie (reconnue comme un savoir) en vertu de sa liaison avec d’autres propositions déjà tenues pour vraies.

Ces traces donnent lieu éventuellement à un travail de conservation permettant d’étendre le champ espéré des connaissances produites (ou à produire) sur des populations de vivants.

Au passage, on notera que la construction d’échantillons de populations procède aussi par inférence.

L’objectivation à partir d’une mise en présence.

Dans ce cas un acteur externe à l’activité ou à l’action choisie est l’instrument principal choisi pour la production de données sur l’action. C’est le cas de toutes les observations, qu’elles soient vécues comme participantes ou à distance, même si l’observation est présentée comme très peu intrusive.

L’observation se donne à voir comme une neutralisation de ceux qui observent, et même de ceux qui sont observés (effet Hawthorne sur la modification du comportement des sujets observés).

Elle est aveugle sur les catégories mentales mobilisées par l’observateur, sur ses habitudes de perception et sa culture interprétative.

L’objectivation par explicitation

Dans ce cas, c’est le sujet qui engage l’action, qui la construit et en délimite les contours. Dans les faits il construit à la fois l’action et se construit comme sujet de l’action et en action.

Ce mode de construction privilégie les approches sémiologiques et les constructions de sens que les sujets effectuent autour des activités qu’ils engagent.
On peut définir l’action comme une organisation singulière d’activités ordonnées autour de transformations intentionnelles du monde, présentant une unité de fonction, de sens et de signification pour les sujets qui y sont engagés et leurs partenaires https://www.innovation-pedagogique.fr/article9338.html . J. Theureau définit l’approche sémiologique comme ce qui fait signe pour les acteurs. Le cadre sémiologique est à la fois ce qui fait signe à l’acteur et ce à quoi il attribue un sens. Ainsi la notion de representamen est une construction du chercheur censé rendre compte de cette possibilité pour le sujet de construire du sens pour, dans et à partir de son activité. C’est probablement le cas de toutes les formes d’entretien individuel et collectif et à bien des égard des questionnaires, même si ces derniers sont des formes particulièrement contraintes par autrui du discours des sujets sur leur propre action et environnement d’action
Les sujets qui engagent les actions et activités produisent tout au long de leur action, avant et pendant et après l’action des constructions mentales et discursives relatives à leurs actions et à leurs environnements.
Dans le cas du questionnaire, représentations et énonciations dépendent presque totalement des questions posées par le chercheur, donc de son propre cadre de construction de sens.

L’objectivation par engagement

Un exemple suggestif de ce mode de construction d’objet, dans le monde francophone, peut être donné par l’archéologie expérimentale, illustré par l’édification progressive d’un château médiéval, Guédelon, https://fr.wikipedia.org/wiki/Gu%C3%A9delon Cette construction a démarré comme un chantier médiéval sur une conception dont la plupart des difficultés ne sont examinées qu’au fur et à mesure qu’elles se présentent. Le projet initial n’a résolu ni la totalité des plans et des masses, ni la chronologie d’enchaînement des travaux. On a d’abord paré à l’immédiat, dans l’action.
Ce mode expérimental où sont mêlés à la fois acte de formation et acte d’organisation de l’action est très utilisé dans des formes de formation où l’on cherche à retrouver, voire éprouver, l’expérience des constructeurs ou acteurs initiaux.

C’est une démarche proche de celle qu’on privilégie en formation dans l’accompagnement tutoral, visant une transformation d’habitudes d’engagement d’activité et, en recherche, la construction de l’objet par l’immersion du sujet dans l’action.

Conclusion : le travail empirique révélateur de l’objet construit par l’activité du chercheur

Dans les approches « applicationnistes » de la recherche, privilégiant des savoirs qui guideraient l’action, c’est l’objet déclaré par le chercheur, souvent présenté comme tel devant ses pairs, qui est appelé pour justifier choix méthodologiques et opérations empiriques.
Dans une approche privilégiant l’entrée activité en sciences humaines, la recherche est elle-même considérée comme une activité. Ce qui conduit à faire le constat que ce sont les opérations empiriques qui permettent de préciser l’objet réel des recherches.
Des confusions apparaissent entre ce à quoi on croit accéder et ce à quoi on accède effectivement. L’usage fréquent de l’analyse de contenu des discours conduit à faire l’hypothèse que l’on croit accéder à des activités alors qu’on accède en réalité à des discours et expressions d’intentions. Les constructions discursives (énoncés) et les constructions mentales (représentations) ne se recouvrent pas, même si les constructions discursives sont souvent un moyen d’accès aux constructions mentales. Il convient de distinguer objet et moyen d’accès.
De fait, les méthodologies embarquent souvent les objets à l’insu des chercheurs eux-mêmes et c’est au moment des opérations empiriques que ce phénomène est le plus perceptible.
Les questions à se poser deviennent simples : sur quoi j’ai voulu produire des représentations et des savoirs ? Sur quoi j’en ai produit effectivement ? La recherche telle qu’elle se fait, se situe dans l’empan de cette interrogation.

Licence : CC by-sa

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