Cet article est présenté au collloque QPES 2025 Ecosystémes de formation pour quelle(s) transformation(s) du 19 au 23 mai Brest, dont les actes sont publiés sous licence CC by sa nc. Il est présenté lors de la session "Sensibiliser les étudiant.es à la transition écologique"
un article écrit par
TIPHAINE LIU ESCP Business School, tiphaine.liu@escp.eu
CAROLINE VERZAT, ESCP Business School, cverzat@escp.eu
mots clés : Rupture pédagogique, transition écologique, approche sensible, émancipation, école de commerce
1. Introduction - Les défis posés par l’enseignement de l’écologie en école de commerce
Les défis de l’enseignement pour la transformation écologique sont amplifiés par un paradoxe. D’un côté, il existe un consensus des scientifiques et de l’opinion publique sur la réalité de ses dangers et le rôle des activités humaines dans son accélération. Mais de l’autre, on constate que les politiques de tous pays peinent à prendre les mesures pour y remédier et que le climatoscepticisme progresse depuis 2020 en France . Selon [1] cette enquête, le doute sur l’origine ou l’existence du réchauffement climatique ne découle pas d’une défiance des scientifiques ou d’un manque de connaissances, mais d’un rejet de ce qui menace certains modes de vie et de valeurs. L’enjeu de sensibilisation ne se situe donc pas au niveau de la transmission d’informations, mais demande un travail infiniment plus complexe de changement et d’acceptation. Il s’agit d’accepter de transformer en profondeur le fondement des sociétés actuelles : le système d’échange mondialisé capitaliste libéral qui entretient la surconsommation humaine et surexploite les ressources de la planète.
Vouloir sensibiliser les étudiant·e·s des écoles de commerce à la surconsommation et démontrer l’urgence d’une transformation du modèle économique semble relever d’une certaine schizophrénie. Or, si l’on souhaite un changement durable, il ne peut venir que des acteurs eux-mêmes du système. Qui d’autre que ces futurs jeunes diplômé.es appelé.es à occuper des postes stratégiques dans les entreprises serait mieux placé pour créer les conditions du changement ? La tâche est immense car, les étudiant·e·s en école de commerce sont majoritairement issu.es de catégories aisées [2] au mode de vie privilégié (voyages fréquents, consommation élevée), qui ont le plus à perdre d’un changement. D’un autre côté, cette génération est aussi globalement la plus informée et consciente des risques. La transition écologique est donc un sujet conflictuel et certains étudiant·e·s font état de leur réticence à aborder ce sujet avec leurs camarades.
Comment travailler avec les étudiant·e·s sur un thème aussi controversé, libérateur pour la planète mais menaçant pour leur mode de vie et leurs valeurs ? L’expérience pédagogique menée en 2023-24 avec des étudiant·e·s de Bachelor 2e année dans une école de commerce parisienne a fait le pari d’une forte rupture pédagogique. Nous décrivons tout d’abord le contexte, puis le dispositif pédagogique de ce projet original dans ses principes et ses modalités pratiques. Ensuite nous présentons ses résultats tels qu’ils ont été évalués avec les étudiant·e·s. Enfin, nous proposons une discussion sur les perspectives ouvertes par cette expérience de rupture pédagogique.
2. Le contexte du projet et l’origine de la nouvelle formule
L’expérience a été menée au sein de la 2ème année du programme de Bachelor en Management d’une école de commerce comportant 6 campus en Europe. Il concerne 140 étudiant·e·s internationaux. Ce dispositif a été proposé au sein du « collective project » obligatoire et présenté aux étudiant·e·s comme une opportunité pour acquérir des compétences managériales pratiques. Contrairement aux autres enseignements contraints par un format identique commun entre les campus, les « collective projects » restent ouverts aux initiatives de l’équipe enseignante de chaque campus. Enseignant au département Soutenabilité, les responsables du « collective project » à Paris ont souhaité lier ces projets à une dimension écologique et pas seulement managériale.
Différents formats du « collective project » ont été menés à Paris. Entre 2019 et 2023, il a pris la forme d’un partenariat entre les élèves et l’événement ChangeNow Summit 3. L’objectif était de permettre aux élèves de prendre conscience des enjeux du réchauffement climatique puis d’identifier des solutions existantes pour ne pas rester sur une impression d’impuissance. Plusieurs raisons ont conduit à abandonner ce format : la hausse des effectifs étudiants qui a mécaniquement contribué à augmenter le nombre des passagers clandestins dans les équipes passées de 6 à 8 étudiant·e·s, le fait que le partenaire est devenu moins disponible pour suivre les projets, une certaine difficulté pour beaucoup d’étudiant·e·s à percevoir l’intérêt d’un travail documentaire peu impliquant personnellement et le découragement de celleux qui prenaient subitement conscience de l’ampleur du défi. Enfin, l’expérience du Covid traversée pendant ces années a montré qu’un certain nombre d’élèves étaient très isolé·es et stressé·es même après le retour sur le campus en 2022. Toutes ces raisons ont poussé à changer d’approche pédagogique. [3]
3. Les objectifs et principes de la nouvelle formule : une approche sensible et relationnelle de l’écologie et une pédagogie de rupture
Partant de l’idée qu’il fallait viser une écologie fondée sur une expérience sensible plutôt qu’un enseignement centré sur des transmissions de connaissances (type fresque du climat), nous avons développé un projet baptisé « Reconnexion » s’appuyant sur plusieurs sources d’inspiration. L’éducation dans la nature développe le sentiment d’être connecté aux autres et à la nature ainsi que des comportements pro-environnementaux (White et al., 2019). Elle stimule également l’autodiscipline, l’intérêt et le plaisir d’apprendre, les pratiques coopératives en classe et le sentiment d’être plus calme et plus en sécurité (Kuo et al. al. 2019). L’approche sensible de l’éducation à l’environnement telle que suggérée par Planche (2018) vise à recréer du lien entre humains et nature, comme préalable à la préservation de l’environnement. Les approches transformatives tête-main-coeur mises en oeuvre dans les institutions pionnières en matière d’éducation à la soutenabilité telles que Schumacher College (Kumar et Cenkl, 2021, Teglborg et al., 2022) et le campus de la transition (Renouard et al., 2021) engagent une vision holistique de la personne et recommandent de faire vivre une grande qualité de liens au vivant et aux autres. Enfin, les théoricien·ne·s de l’émancipation (Freire, 2013, Defraigne- Tardieu, 2012) visent une prise de conscience permettant un changement du rapport à soi, aux autre et à son environnement donnant la priorité à la relation avant l’ingénierie pédagogique, ce qui peut aboutir à la création d’un environnement émancipant en tant que dispositif pédagogique (Liu, 2022).
L’idée était donc d’expérimenter un projet orienté vers la durabilité dans la nature qui met l’accent sur le développement intérieur comme moteur d’un engagement durable et collectif envers la transition écologique. Pour commencer, il s’agissait d’améliorer le bien-être des étudiant·e·s, développer leurs attitudes et compétences coopératives, leurs capacités d’attention ainsi que leur esprit critique et leur conscience de soi comme moyen de promouvoir des valeurs, attitudes, habitudes et comportements durables associés à la transformation intérieure pour la durabilité. L’ambition du nouveau projet était ainsi de constituer un outil d’éducation transformationnelle pour stimuler la transformation intérieure personnelle et émanciper les élèves afin qu’ils soient en position d’innovateurs/trices capables de changer leur mode de vie ainsi que les systèmes existants.
Poser de tels objectifs dans une école de commerce plaçait le projet en rupture avec le cadre pédagogique habituel. Le « breaching » ou rupture est un concept développé en ethnométhodologie pour perturber la routine habituelle d’une population cible pour faire ressortir les mécanismes allant de soi et construire autre (Garfinkel, 2006). Appliqué à la pédagogie, il amène les élèves à rompre avec leur attitude d’apprentissage classique, c’est-àdire plutôt passive et obéissante, correspondant à une conception de l’enseignement comme une contrainte à laquelle il faut se plier pour obtenir des récompenses (bonnes notes). Le principe de la rupture consiste à déstabiliser des apprenants en leur proposant un cadre d’apprentissage inhabituel. La rupture doit être suffisamment forte pour qu’ils ou elles soient obligées de se positionner autrement, de sortir de leurs habitudes, mais doit également viser l’adhésion active des élèves car il serait pervers de les déstabiliser en vue de manipulation.
Dans le cas de ce projet, la rupture a reposé sur deux principaux éléments : rompre avec le système habituel de notation et rompre avec la vision attendue d’un cours et de l’enseignant. En ce qui concerne le système d’évaluation, nous avons choisi d’enlever tout élément de motivation extrinsèque (les notes) afin qu’ils ou elles participent aux activités proposées par leur volonté d’y trouver un intérêt personnel. C’est pourquoi il fut décidé (et accepté par la direction du Bachelor) que tous·tes les étudiant·e·s qui seraient présent·e·s aux sessions et réaliseraient un projet auraient une note de base équivalente à 16/20. [4]
Le deuxième élément de rupture était le principe de priorité à la relation. Il consiste pour l’enseignant·e à mettre d’abord l’accent sur la qualité relationnelle au sein du groupe. De fait, si l’intention du projet était d’atteindre une reconnexion à soi, aux autres et à la nature, l’enseignant·e devait poser un cadre qui permettait l’émergence d’un espace respectueux de tous, centré sur les individus et le collectif qu’ils formaient. La forme même des « cours » était conçue pour favoriser ce cadre : des sessions de 15 étudiant·e·s en cercle dédiés au partage collectif dans le respect du dialogue. Ces temps d’échange obligatoires en petits groupes fondés sur un accompagnement proche des principes des ateliers de tissage (Liu, 2022) constituaient les moments d’enseignement collectif.
Ces temps étaient cadrés par les principes de « priorité au dialogue et à la relation » : écoute active, parole authentique, suspension du jugement et bienveillance. Lors des sessions, les participant·es en pratiquant 5l’écoute active envers les autres équipes de projet, en apportant de l’aide aux autres si
nécessaire et en débattant des significations et des fondements de ces défis auto-choisis dans
la nature approfondissaient leur rapport à eux-mêmes, au groupe et à la nature.
4. Le dispositif pédagogique du projet Reconnexion
Le dispositif comporte trois types d’activités pédagogiques étalées sur deux mois :
1. Un projet auto-choisi conduit en autonomie par des équipes librement constituées de 3 ou 4 étudiant·e·s. Chaque groupe a conçu, planifié et réalisé un projet de son choix dans la nature visant à se reconnecter à la nature, à soi-même et/ou aux autres et impliquant deux pratiques par semaine.
2. Des rencontres hebdomadaires en « équipes apprenantes » de 15 étudiant·e·s permettant le suivi des projets conduits en autonomie. Il s’agit de sessions d’échange où soit l’enseignant, soit un élève pouvait présenter un texte ou une vidéo inspirante pour lancer la discussion. Puis ils ou elles contribuaient à l’apprentissage collectif en expliquant, partageant, documentant leur pratique et réfléchissant à ces diverses expériences.
3. Une fête finale en demi-promo où toutes les équipes ont créé et fait vivre aux autres et à quelques invitées extérieures une activité créative qui aide à percevoir le changement d’habitudes, de valeurs et ou de comportement qu’ils ou elles avaient réalisé au cours de
leur projet.
Figure 1
5. Les résultats du projet Reconnexion : des bienfaits évidents mais aussi des résistances vis-à-vis de la rupture pédagogique
5.1. De très nets progrès perçus sur les savoir-être
Les retours produits par les étudiant·e·s lors de la séance de bilan ont été analysés. L’illustration de la page suivante indique la répartition des 137 réponses obtenues au questionnaire anonyme d’auto-évaluation de la progression perçue suivant les formulations proposées par les enseignantes à partir des objectifs pédagogiques visés et des savoir-être reconnus comme des bienfaits dans l’approche sensible (écoute active, habilités sociales, gestion du stress et des émotions, conscience environnementale, etc.) sur une échelle à trois points.
Nous pouvons constater que les réponses des étudiant·e·s font état de progrès reconnus sur les 13 items proposés (le taux le plus bas de progrès est de 71%). Ce qui constitue, même à considérer un biais positif des réponses, un excellent résultat pour un programme de 12h d’enseignement.
Figure 2
5.2 Des retours plus mitigés sur la compréhension et l’adhésion au projet
Par ailleurs, nous avons transcrit et analysé les retours qualitatifs des élèves collectés dans 6 des 12 classes participantes (soit 70 répondants). L’image suivante présente une vue synthétique des réponses à partir de l’appréciation plus ou moins positive de leurs commentaires.
Figure 3
Les opinions positives se rapportent d’abord aux bénéfices de l’espace de dialogue sécurisé créé dans la classe. La qualité des relations garantie par l’enseignante a permis de mieux se connaitre soi-même, de rencontrer les autres étudiant·e·s en profondeur (corroborant le 1er bénéfice reconnu dans le questionnaire). Il y a aussi un certain nombre d’expressions qui montrent que l’expérience a permis de ressentir les bénéfices de la nature, notamment de diminuer le stress d’un environnement urbain et d’études globalement demandeur. Pour un certain nombre d’étudiant·e·s, ceci engage un apprentissage transformateur dont témoignent par exemple, les deux verbatims suivants :
« Après l’une des séances, j’ai discuté avec vous de notre projet de groupe, qui consistait à aller régulièrement dans un parc. Mes coéquipiers et moi avons profité du soleil, discuté et nous sommes détendus — une activité simple qui m’a rempli d’une force inattendue. Cela m’a aidé à me sentir plus proche de mes camarades et m’a apporté du réconfort dans un endroit situé à dix mille kilomètres de chez moi. Dans ce cours, j’ai ressenti votre sincère bienveillance et votre respect pour chaque étudiant. Vous nous avez enseigné des leçons qui allaient au-delà des connaissances ou des compétences pratiques ; vous nous avez montré comment puiser de la force dans le monde qui nous entoure, comment aborder les défis avec optimisme et résilience. ».
« Grâce à ce projet, j’ai passé du temps dans la nature, ce que je ne fais généralement pas. Ce semestre, j’ai traversé des moments difficiles, mais j’ai remarqué que le fait de sortir, même pendant 15 minutes, libérait mon esprit, réduisait mon anxiété et stimulait ma motivation. J’ai commencé à le faire plus souvent pour moi-même afin d’améliorer ma santé mentale.”
Mais cela n’empêche pas qu’il y ait aussi un certain nombre d’opinions négatives liées à l’objectif qui ne fait pas consensus dans l’univers des écoles de commerce et à la rupture pédagogique proposée, comme le montrent les verbatims suivants :
« Je pense que ce projet nous a demandé très peu d’efforts car la plupart des étudiants sont motivés uniquement par la note. »
« Concernant le cours dans son ensemble, même si nous avons pu nous amuser, discuter de certaines choses, etc. Cela m’a surtout semblé être une perte de temps. Il m’est difficile de passer une heure et demie chaque semaine sans être anxieux de pouvoir utiliser ce temps pour travailler. (…) J’ai aussi ressenti un manque de choses concrètes, de faits et d’intensité. »
« La base du projet, ce que nous devions faire pour la fête, était un peu enfantin. J’ai bien aimé, mais je n’ai rien appris pour mes études car ça n’a aucun rapport avec elles. De plus, ce n’était pas confortable de devoir parler à des inconnus de choses personnelles, comme mes objectifs dans la vie. »
L’inconfort vis-à-vis de la rupture pédagogique était perceptible. Il est remonté à la responsable de programme par le biais d’un représentant étudiant venu se plaindre de la perte de temps ressentie. L’une des autrices de cet article note également dans son journal de bord :
« Je ressens en séance le scepticisme d’une bonne majorité d’étudiants et leur manque d’engagement. Je sens aussi le fort rejet de certains dès qu’on évoque l’environnement (plusieurs groupes m’ont confié qu’ils évitaient de parler du sujet entre eux car trop controversé). Il y a une quasi impossibilité à obtenir de la part de bon nombre d’entre eux une sincérité et une franchise relevant autant de la confiance que d’une prise de conscience d’un changement de paradigme. La notion de durabilité reste peu comprise et acquise. De même qu’ils n’ont pas compris l’enjeu d’un autre type de rapport possible dans le cadre professionnel, un rapport fondé sur la franchise permettant d’instaurer une confiance indispensable à une réelle co-construction de soi et du groupe. »
Ainsi, nous pouvons conclure que les objectifs de reconnexion à soi, aux autres et à la nature ont été bénéfiques pour un grand nombre d’élèves. Mais un certain nombre d’étudiant·e·s n’ont pas adhéré au projet proposé et l’ont rejeté fortement. Ceci démontre un degré de résistance vis-à-vis des enseignements ne relevant pas des disciplines classiques en management (business, finances, économie…). Nous pensons que, bien que le nombre de mécontent·e·s fut limité, la virulence de leurs critiques a contribué à inciter la direction de l’école à ne pas reconduire le projet dans cette version audacieuse. Ces réalités invitent à prolonger la réflexion sur les conditions de mise en oeuvre d’une pédagogie de rupture.
6. Eléments de réflexion sur les conditions d’une pédagogie de rupture
La mise en oeuvre d’enseignements à finalité émancipatrice est toujours extrêmement complexe. Des dispositifs de formation visant des profils atypiques ont été menés avec succès (Liu, Guirriec, Patillon, 2019) en utilisant le principe de la rupture. Le défi représenté par l’expérience du collective project se situait à l’opposé, puisqu’’il s’agissait de concevoir une formation de rupture pour des profils « typiques », c’est-à-dire habitués à une vision classique de l’enseignement (Tinoco, Gianola, Blasco, 2018). L’enseignement tiré des réactions des étudiant·e·s est qu’un certain nombre n’ont pas adhéré au nouveau modèle proposé car il n’était pas « légitime » dans leur représentation de ce que doit être l’enseignement. L’idée de se reconnecter à soi et aux autres leur semblait amusante mais non professionnelle.
Pour parvenir à rendre légitime un nouveau modèle en rupture, il semble nécessaire de revenir à la compréhension du récit collectif sur l’enseignement que ces étudiant·e·s ont intégré. Le paradigme d’enseignement classique fondé sur les notes et la compétition (classement) pousse les élèves à travailler non par curiosité mais pour satisfaire l’institution scolaire, obtenir des récompenses et éviter les punitions. Le profil de l’élève idéal est d’être attentif en classe, de poser des questions d’approfondissement des notions expliquées (mais pas trop de questions et pas un trop grand degré d’approfondissement). L’élève idéal rend un travail soigné dans les temps et a une attitude respectueuse et obéissante des injonctions des adultes.
Il/elle vise les félicitations et scrute sa moyenne pour être dans les premier·es de la classe. Il/ elle n’est pas invitée à questionner les modalités d’apprentissage, mais à s’intéresser à ce que les enseignant·e·s lui signalent comme sujets intéressants et à faire les activités demandées. Elle/il intègre ainsi dès le primaire qu’être obéissant et compétitif est l’attitude attendue en société. Dans cet esprit, le travail/apprentissage n’est pas une fin pour les étudiant·e·s mais un moyen : moyen d’obtenir des récompenses : de la reconnaissance, de l’argent et du prestige à leurs yeux et ceux de leurs proches. Il n’est pas en soi une activité qui permet de donner du sens à la vie. Autrement dit la fonction du travail pour les élèves typiques n’est pas de trouver du sens en se dépassant soi-même, mais de permettre la réalisation d’une vie conforme aux attentes sociales dominantes. Dans le cas des étudiant·e·s en école de commerce, le témoin de la réussite est assuré par l’obtention du diplôme et la mise en récit de la réussite pourrait très schématiquement se résumer ainsi : un contrat dans une grande entreprise internationale, un haut niveau de revenus, beaucoup d’amis et de voyages, puis à terme une famille. Le travail est un moyen indispensable et nécessaire à la réussite sociale. Les savoirs légitimes sont les enseignements « difficiles » et techniques (la finance, les maths, l’économie).
Pour amener les étudiant·e·s à élargir ce récit de réussite et proposer un récit plus vaste, plus émancipateur et plus profond, il serait intéressant de commencer par utiliser les codes de ce récit pour poser la légitimité d’une nouvelle approche pédagogique. Autrement dit, s’appuyer sur ce récit pour leur proposer un cadre légitimant les savoirs-êtres et la reconnexion, afin de les convaincre qu’ils ou elles seront encore plus compétentes et efficaces en tant que managers s’ils ou elles travaillent leur posture, leur rapport à soi, aux autres et au monde. Pour les faire adhérer à la légitimité des savoirs-être, il semble qu’il faille démontrer leur haute technicité, convaincre qu’il ne s’agit pas de compétences faciles et montrer tout le chemin encore à parcourir pour les acquérir de manière optimale. Des témoignages de grands managers sur le sujet ainsi qu’un référentiel de compétences liées aux savoir-être constituent potentiellement des outils sur lesquels cette légitimité pourrait se fonder. Cela constituerait le moyen de légitimation et le premier biais par lequel les étudiant·e·s seraient amené.es à se questionner et approfondir leur vision.
Conclusion
Après une année d’essai, ce format du projet a malheureusement été abandonné sans pouvoir être amendé, suite à la demande de la direction de l’école d’augmenter le nombre de participants par groupes (groupes de 25 au lieu de 15) pour des raisons budgétaires. Il n’était alors plus possible de continuer les séances sous le format des ateliers de tissage. Il a été également décidé de donner une part plus importante au lien entre écologie et business. Ainsi l’objectif du projet en 2024 a été reformulé autour de l’intention de former des managers qui prennent soin de soi, des autres et de la planète (caring manager). Ceci constitue une réponse au besoin de mieux légitimer l’acquisition des savoir-être de reconnexion, qui sont au centre d’une éthique de la considération (Pelluchon, 2018) soucieuse de respecter ses propres besoins autant que ceux des autres humains et non humains.
Finalement, nous retenons que sensibiliser les étudiant·e·s en école de commerce aux enjeux écologiques est plus que jamais d’actualité, mais demande des moyens pédagogiques (temps de séances) et des essais-erreurs afin d’améliorer le dispositif. Cela nécessite aussi un changement de paradigme pour les instances dirigeantes de ces écoles : considérer cet objectif comme un élément central de la formation et adhérer à la nécessité de transformer leur vision de l’économie.
Références bibliographiques
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Kumar, S., & Cenkl, P. (2021). Transformative learning. Reflections on 30 years of head, heart and hands at Schumacher College. New Society Publishers.
Kuo, M., Barnes, M. et Jordan, C. (2019). Do experiences with nature promote learning ? Converging evidence of a cause-and-effect relationship. Frontiers in Psychology, 10(305), 1-9.
Liu T., Guirriec S., Patillon R. (2019). Matrice : un environnement émancipant pour apprendre et coopérer. Colloque QPES 2019, Brest.
Liu, T. (2022). Former des innovateurs radicaux. Pour une pédagogie de l’émancipation. Paris, L’Harmattan.
Pelluchon, C. (2018). Ethique de la considération. Paris, Seuil.
Planche, E. (2018). Eduquer à l’environnement par l’approche sensible, Art, ethnologie et écologie, juin 2018. Chronique Sociale.
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Teglborg, A.-C., Verzat, C., Kumar, S., Cenkl, P., & Nasseri, M. (2023). How can radical innovations in sustainability education regenerate the world ? Lessons from Schumacher College. Revue Entreprendre et Innover, 53.
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