Guei Simplice Koua, « L’heuristique de la peur au fondement de l’agir écocitoyen critique, créatif et bienveillant », Éducation relative à l’environnement [En ligne], Volume 19.1 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 26 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/ere/11885
Afin d’aiguiser le sens de la responsabilité de l’être humain à l’égard du milieu de vie partagé, l’éducation relative à l’environnement pourrait-elle associer à ses approches pédagogiques mieux connues, celle d’une heuristique de la peur qui stimule la saisie des enjeux éthiques et existentiels de la crise écologique afin d’y faire face efficacement ? Mais d’abord, que faut-il entendre par “heuristique de la peur” ? Précisons que le dictionnaire Le Petit Larousse définit la peur comme un « sentiment de forte inquiétude, d’alarme en présence ou à la pensée d’un danger, d’une menace ». C’est un état de crainte, de frayeur. L’heuristique quant à elle, d’un point de vue étymologique, vient du grec heuriskein, qui signifie trouver. André Lalande (1926, p. 412-413) explique que le sens du mot heuristique renvoie à une réalité « qui sert à la découverte, se dit spécialement […] de la méthode pédagogique qui consiste à faire découvrir par l’élève ce qu’on veut lui enseigner ». L’heuristique serait alors une voie par laquelle on accède à la connaissance, au savoir. Mieux, il s’agit d’une méthode, un chemin par lequel on découvre ce qui est en jeu. C’est justement dans ce sens que Hans Jonas emploie le concept d’heuristique de la peur.
Dans la perspective du philosophe de Mönchengladbach, Hans Jonas, la peur peut inspirer des actions éclairées et responsables, à même de prémunir l’environnement naturel et l’humanité des menaces qui pourraient résulter du progrès hallucinant des technosciences. Il énonce que cette peur « est la peur pour l’objet de la responsabilité » (Jonas, 1993, p. 300), à savoir la nature devenue vulnérable, malléable à souhait et menacée de disparaître. L’heuristique de la peur pourrait stimuler l’émergence d’une éthique fondée sur un attachement, une sensibilité, une sollicitude, une bienveillance à l’égard des entités non humaines.
Cependant, la valeur heuristique que recouvre la peur, telle que défendue par Jonas, ne fait pas l’unanimité. Hans Achterhuis (1993), par exemple, ne croit pas en la capacité de la peur d’atténuer le pouvoir technoscientifique et la dynamique économique actuelle. Il pense que toute peur débouche sur le progrès des sciences et tout progrès scientifique est nécessairement une réponse à la peur si bien que ce sont les peurs suscitées par des situations dramatiques qui ont été la cause des progrès techniques. Les croissances économiques sont aussi motivées par les craintes liées à la rareté et à la pauvreté. Ce qui signifie que l’heuristique de la peur, plutôt que de limiter l’expansion et la croissance des actions techniques et économiques, risque d’en favoriser davantage et d’amplifier leurs effets sur la nature.
Gérald Bronner assimile l’heuristique de la peur à « la rhétorique de l’intimidation » (Bronner, 2014, p. 73) qui amenuiserait le pouvoir d’action de l’être humain. Il s’agirait d’une peur abstentionniste qui contribue à l’instauration d’une prudence qui empêche les individus de vivre épanouis. Olivier Godard (2002) estime, pour sa part, que la règle morale élaborée par Jonas est inopérante en pratique parce qu’elle ne concorde pas avec la situation réellement vécue par les individus. Sommes-nous, dans ce cas, autorisés à croire en la capacité de la peur à susciter un agir écocitoyen ? En d’autres termes, l’heuristique de la peur peut-elle aider les individus à saisir de façon responsable et constructive les questions environnementales ? La peur n’est-elle pas traditionnellement considérée comme une émotion paralysante, inopérante dans la pratique, une occasion d’abstention qui empêcherait toute action responsable ? Comment une heuristique de la peur, mise en œuvre auprès des enfants ou des jeunes, peut être compatible avec la nécessité de développer un attachement, une reconnaissance, une sollicitude, un amour, un sentiment d’apparentement avec les êtres vivants non humains ?
Peut-on adopter l’hypothèse selon laquelle l’heuristique de la peur serait porteuse de valeurs susceptibles d’aider les jeunes et les adultes à opérer des choix judicieux en faveur de l’environnement et de l’épanouissement de la vie humaine sur terre ? La peur pourrait-elle favoriser des actions concrètes en faveur de la paix avec soi-même, les autres humains et le monde non humain ? Serait-elle capable de conduire au rétablissement des liens entre l’humain et la nature, sa patrie terrestre ? Notre analyse mobilisera deux approches, à savoir l’herméneutique et la critique, qui correspondent aux deux axes de notre travail. L’herméneutique, en tant que méthode d’explication critique d’un texte nous permettra, dans le premier axe, de mettre en évidence la dimension éthique et créative que Jonas confère à la peur. Il s’agit, en réalité, de mettre en perspective l’implication de l’heuristique de la peur dans la consolidation d’une attitude écoresponsable. La seconde partie, au moyen de la critique, discutera des controverses autour du concept de la peur. La conclusion mettra en évidence la contribution de l’heuristique de la peur en éducation à l’environnement, du moins dans sa capacité à susciter une action écocitoyenne novatrice et respectueuse du milieu naturel.
L’heuristique de la peur : vers une culture de la pensée créative et une éthique de la sollicitude
La civilisation technoscientifique fait appel à l’adoption de nouvelles attitudes au regard des nouveaux enjeux, notamment écologiques. Dans ce contexte, l’éducation à l’environnement entend susciter une envie d’agir : « agir non seulement pour l’environnement, pour une gestion rationnelle et raisonnée des ressources, pour un respect de la nature, mais aussi fondamentalement pour le respect de l’homme et pour notre propre survie en tant qu’espèce humaine, sur laquelle pèsent des menaces de plus en plus lourdes » (Ziaka et coll., 2002, p. 27). Dans cette perspective, il est nécessaire de convaincre les individus de la nécessité de respecter la vie et de la préserver, de mieux interagir avec le milieu naturel et d’avoir conscience de l’impact de leurs décisions sur l’environnement. L’heuristique de la peur trouve alors tout son sens et sa consistance dans la mesure où elle est un levier important pour amener les individus à assumer, en plus de leurs droits, leurs obligations à l’égard de l’environnement. Dans un contexte où le champ éducatif s’élargit à l’environnement, l’heuristique de la peur peut faire comprendre aux apprenants les raisons pour lesquelles il est nécessaire de connaitre l’environnement pour mieux interagir avec lui, l’aimer et le protéger.
Cette partie de notre travail se propose de montrer que grâce à sa fonction imaginative et anticipatrice, l’heuristique de la peur est en mesure de susciter des actions et des attitudes responsables à l’égard de l’environnement. Par sa posture holistique, elle peut éclairer les jeunes et les adultes lorsqu’il s’agit d’opérer des choix et de prendre des décisions concernant les êtres autres qu’humains, la gestion rationnelle et responsable des ressources naturelles, la transition écologique, l’économie verte et les énergies renouvelables.
Une peur anticipatrice et mobile de pensée créative
L’heuristique de la peur est une stratégie d’anticipation ; elle a une force prévisionnelle qui exige une réflexion ouverte, une faculté d’imagination capable de comprendre et de susciter les actions qu’exige la problématique environnementale. La technique moderne a entrainé une modification de l’agir humain, mettant au défi les valeurs traditionnelles ainsi que les rapports de l’humain à sa propre nature et à la nature en général. De façon explicite, « la technique moderne a introduit des actions d’un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits et des conséquences tellement inédites, que le cadre de l’éthique antérieure ne peut plus les contenir » (Jonas, 1993, p. 24). En contexte de globalisation technologique, l’agir humain, qu’il soit individuel ou collectif, a des effets qui ne sont plus seulement immédiats, mais aussi à long terme. Jonas plaide en faveur d’une éthique de la prévision qui soit proportionnelle aux éventualités qui surgissent de l’agir humain dans un monde technologisé.
Cependant, cette éthique prévisionnelle se heurte à un obstacle, celui d’un savoir qui est du même ordre de grandeur que l’ampleur causale de notre agir. Pour remédier à cette incommensurabilité entre le savoir et l’ampleur de la puissance technologique, Jonas propose la futurologie, c’est-à-dire la prospective. Dans sa définition la plus simple, « la prospective est une réflexion pour éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles » (Hatem et coll., 1993, p. 10). On formule un pronostique à partir duquel se détermine l’action dans le présent. Or, dans le contexte de la technologie moderne, il est impossible de prévoir les effets à long terme de nos actions. D’ailleurs, les effets indirects de celles-ci dépassent de loin les effets prévisibles au point où nous ne savons pas actuellement ce qui a besoin d’être protégé et sauvegardé. Dans cette perspective, ce qui peut servir de boussole pour saisir les futurs possibles de l’humanité, c’est « l’anticipation de la menace elle-même » (Jonas, 1993, p. 13) par le moyen d’une heuristique de la peur. Jonas précise : « plus ce qui est à craindre est encore loin dans l’avenir, plus c’est éloigné de notre propre bien-être ou de notre malheur et plus c’est non familier dans son genre, plus la lucidité de l’imagination et la sensibilité du sentir doivent être délibérément mobilisées à cet effet : une heuristique de la peur qui dépiste le danger devient nécessaire » (Jonas, 1993, p. 301). C’est la crainte qui peut aider à détecter la menace qui, quant à elle, nous dévoile ce qui est en jeu, c’est-à-dire la valeur qu’il convient de préserver. Comme il l’énonce, « tant que le péril est inconnu, on ignore ce qui doit être protégé, et pourquoi il le doit » (Jonas, 1993, p. 49). Dans la mesure où nous ignorons les dangers que recèle le pouvoir technologique, nous devons les imaginer. Cependant, cette imagination est insuffisante à elle seule pour susciter des comportements responsables ; c’est pourquoi nous devons mobiliser des attitudes adéquates pour prévenir ces maux. Parce que « la peur a de grands yeux » (Lelord et André, 2003, p, 285), elle est utile pour nous apprendre la valeur qui est menacée par le danger.
Cette dimension anticipatrice et prévisionnelle confère à l’heuristique de la peur une importance particulière d’autant plus que, comme le fait remarquer Jacques Attali (2015, p. 12), « seuls survivront longtemps ceux qui n’auront pas joué un jeu aussi suicidaire, et qui auront su prévoir et aider les autres à prendre conscience de l’urgence d’anticiper. Pour rester des êtres humains. Ou, mieux encore : pour le devenir enfin ». Pour ce penseur, le propre de l’humain, c’est sa capacité de prévoir l’avenir. L’anticipation est innovante et créatrice parce qu’elle permet de prendre des dispositions idoines pour agir adéquatement dans le présent afin d’éviter des conséquences désastreuses à l’avenir. C’est pourquoi Attali estime que l’essentiel de la grandeur de notre espèce réside dans sa capacité à se projeter dans l’avenir pour le choisir. Il précise que « devancer notre avenir restera une arme, l’arme ultime, de défense et de conquête de notre liberté » (Attali, 2015, p. 17). Dans un contexte où la puissance technologique menace de faire voler en éclats les possibilités de notre existence, seule l’anticipation du malheur peut servir d’arme défensive pour juguler le mal.
Dans cette dimension prospectiviste, l’heuristique de la peur convie à prendre en compte les effets lointains et irréversibles de la technique moderne en privilégiant le principe et le sentiment de responsabilité. Cette prise en compte du lointain futur nous dispose à façonner le présent à partir de la représentation, c’est-à-dire de l’image que l’on se fait du futur. Cette perspective anticipatrice de la peur est d’autant plus pertinente que « l’accélération du changement technique, économique et social nécessite une vision à long terme, car, comme le disait Gaston Berger « plus l’on roule vite plus les phares doivent porter loin » (Hatem et coll., 1993, p. 10). Les profondes mutations des sociétés contemporaines enjoignent à poser un regard sur l’avenir dans le souci d’éclairer l’action présente dont les conséquences ne sont pas toujours prévisibles a priori. Dans ce contexte, l’heuristique de la peur apparaît comme une stratégie essentielle, d’autant plus qu’elle peut aider les jeunes et les adultes, les décideurs politiques et les responsables d’entreprises à développer une attitude prévisionnelle, à anticiper les risques écologiques et à agir avec efficacité.
La peur comme disposition éthique
Affirmer que la peur, telle que présentée par Hans Jonas, est une disposition éthique, c’est montrer qu’elle est susceptible de mobiliser la sensibilité à l’égard de la vie et d’inciter à en prendre soin. Elle encourage l’agir responsable et bienveillant à l’égard du monde. En effet, elle entend prémunir de la menace, de l’altération et de la corruption. Aussi, étend-elle notre obligation non seulement aux humains qui n’existent pas encore, mais également aux entités vivantes non humaines, voire à la planète tout entière. Face à la menace écologique, Jonas estime que pour conjurer le danger il faut se servir de « la peur, qui tant de fois est le meilleur substitut de la vertu et de la sagesse véritable » (Jonas, 1993, p. 45). La peur apparaît comme un levier éthique capable d’ordonner nos actions et d’entraver ou de réguler le pouvoir extrêmement démesuré de l’être humain sur la nature. Avec la démesure du pouvoir technologique et ses conséquences imprévisibles, la vertu de la peur et la sagesse qu’elle interpelle peuvent aider à prendre des décisions courageuses, à opérer des choix judicieux, à poser des actes responsables et, si possible, à refréner le pouvoir ici et maintenant, afin de laisser la possibilité à la postérité d’exister.
En effet, l’heuristique de la peur doit faire comprendre aux apprenants, aux jeunes et aux adultes, la nécessité de se soucier des générations qui n’existent pas encore, mais dont le sort dépendra de nos actions présentes. Se construire une peur rationnelle, qui veut que la postérité ne soit pas plus malheureuse que nous, est une disposition éthique qui peut aider les individus à agir de façon responsable pour préserver les conditions naturelles propices à l’épanouissement d’une existence humaine à l’avenir. Se laisser affecter par le sort des générations futures crée un élan de solidarité, de bienveillance et d’empathie qui va au-delà de la sphère de l’immédiateté et de la simultanéité pour inclure le lointain futur. Cette attitude peut nous amener à revisiter notre style de vie dilapidateur afin que nos enfants ou nos petits-enfants n’aient pas à payer les frais pour nous. C’est à cet effort que nous convie l’heuristique de la peur. Selon Jonas (1993, p. 51),
la représentation du destin des hommes à venir, à plus forte raison celle du destin de la planète qui ne concerne ni moi ni quiconque encore lié à moi par les liens de l’amour ou du partage immédiat de la vie, n’a pas de soi cette influence sur notre âme ; et pourtant elle "doit" l’avoir, c’est-à-dire que nous devons lui concéder cette influence.
La peur est une réaction spontanée de la pulsion d’autoconservation inhérente à chaque individu. Lorsqu’il s’agit d’un mal imaginé qui n’est pas le nôtre, elle ne s’enclenche pas de la même façon automatique que dans le cas d’un malheur que nous éprouvons nous-mêmes et qui nous menace directement. Cependant, la dimension éthique que prend la peur chez Jonas demande de nous laisser influencer par le malheur d’autrui comme si c’était notre propre affaire. Il s’agit, en l’occurrence, d’une peur totalement désintéressée qui n’est ni spontanée ni pathologique, mais qui est le produit de notre propre vouloir. Cette peur qui ne s’empare pas de nous de l’extérieur, mais qui est notre propre œuvre, permet non seulement de prendre en compte le bien-être des humains d’aujourd’hui et ceux de demain, mais aussi de nous soucier des entités vivantes non humaines et de l’avenir de la planète dans son ensemble.
De ce qui précède, il apparaît que la peur dévoile à l’individu le devoir qui le lie à ses semblables, au milieu naturel et aux futures générations afin de modifier son attitude à l’égard de la vie. Il ne s’agit donc pas d’une peur égoïste qui gère les intérêts immédiats de l’individu. Il est question de développer des valeurs favorables à notre relation à l’environnement, de permettre, au-delà du simple respect, de cultiver une attitude de sollicitude et de solidarité à l’égard de la terre et de la postérité. À cet égard, Jonas encourage une justice intra et intergénérationnelle qui recommande de repenser notre style de vie consumériste afin d’empêcher que les générations futures vivent moins bien que nous. Il le dit :
puisque de toute façon existeront des hommes à l’avenir, leur existence qu’ils n’ont pas demandée, une fois qu’elle est effective, leur donne le droit de nous accuser nous, leurs prédécesseurs, en tant qu’auteur de leur malheur, si par notre agir insouciant et qui aurait pu être évité, nous leur avons détérioré le monde ou la constitution humaine. (Jonas, 1993, p. 66-67)
Les générations présentes ne doivent pas compromettre en effet les conditions d’épanouissement des générations ultérieures. Jonas fonde ainsi une justice intergénérationnelle qui veut que le bien des générations à venir soit pris en compte dans nos décisions actuelles.
De plus, en étendant notre obligation morale aux entités non humaines, Jonas fait appel à une autre forme d’humanisme, un humanisme écologique, qui se présente comme la manifestation d’une attitude de sollicitude aussi bien envers les êtres humains que les êtres extrahumains. L’humanisme écologique de Jonas s’énonce de la manière suivante : « chercher non seulement le bien humain, mais également le bien des choses extrahumaines, c’est-à-dire étendre la reconnaissance de fin en soi au-delà de la sphère de l’homme et intégrer cette sollicitude dans le concept du bien humain » (Jonas, 1993, p. 27). Jonas fut l’un des premiers penseurs à faire des entités naturelles un sujet moral. Le souci des entités non humaines implique que nous ayons un regard particulier et mieux encore, un sentiment de respect et de solidarité envers la biosphère. On se retrouve alors au cœur de l’idée d’un contrat naturel au sens de Michel Serres. Pour Serres, « si nous jugeons nos actions innocentes et que nous gagnions, nous ne gagnons rien, l’histoire va comme avant ; mais si nous perdons, nous perdons tout, sans préparation pour quelque catastrophe possible » (Serres, 1992, p. 19). Le pouvoir que nous avons sur la nature impose l’impérieuse nécessité d’envisager un contrat de l’humain symbiote, c’est-à-dire l’humain ami de la terre.
En somme, se soucier de ceux qui n’existent pas encore, craindre pour les entités non humaines, compte tenu de la puissance destructrice que nous faisons peser sur le monde, c’est faire preuve d’un humanisme inédit, d’une responsabilité globale. L’idéal, c’est de bâtir un monde meilleur où la vie vaut la peine d’être vécue. La peur peut donc amener les individus à saisir les problèmes environnementaux et sociaux de façon intelligente et constructive, à développer des valeurs citoyennes à l’égard de l’environnement. Elle recouvre, dans ce contexte, une dimension éthique, voire spirituelle, qui oblige à des actions responsables fondées sur une nouvelle attitude de sollicitude envers le monde. La peur, au sens jonassien du terme, tend à modifier notre rapport aux autres formes de vie. Il s’agit de prêter une attention particulière à la nature devenue altérable à volonté. Une telle attitude devrait conduire à la mise en place des projets capables de développer un sentiment d’appartenance, de favoriser un enracinement dans le milieu naturel, de renforcer le vouloir-vivre ensemble.
Cependant, l’heuristique de la peur de Jonas n’échappe pas à des critiques. La section suivante nous permettra d’en discuter les forces et les faiblesses afin de clarifier ce qu’elle peut apporter en matière d’éducation à l’environnement et de consolidation d’une attitude écocitoyenne.
L’heuristique de la peur entre controverses et pertinence
L’heuristique de la peur fait l’objet de plusieurs débats. Certains auteurs restent sceptiques quant à la capacité de la peur à organiser adéquatement les actions humaines. La peur apparaît déstabilisante ; elle ne serait pas adaptée à la situation de crise qui est la nôtre. Cependant, le paradigme technoscientifique qui menace les conditions favorables à la survie de l’humanité réclamerait, pour d’autres, une éthique à même de contenir la menace, voire de l’anticiper. La peur devient alors nécessaire parce qu’elle nous dévoile la valeur à protéger. Jean-Christophe Mathias (2003, p. 74) écrit en ce sens que « la peur est donc détectrice. Elle est ce qui déclenche la réaction contre la violation du monde par la puissance technologique ». La peur est considérée comme le moyen indiqué pour éviter le danger qui pèse sur l’avenir de la planète. L’heuristique de la peur est-elle encore appropriée lorsqu’il s’agit de mobiliser un agir écoresponsable ? Quelle serait sa pertinence aujourd’hui et surtout, dans le contexte de l’éducation à l’environnement ?
Les controverses autour de l’heuristique de la peur : une peur déstabilisatrice et abstentionniste
La peur a servi de principe à plusieurs théories éthiques, notamment celle élaborée par Thomas Hobbes. Dans Le Léviathan (1971), Hobbes distingue deux moments dans l’histoire de l’humanité : l’état de nature et l’état politique. Dans l’état de nature, le droit de chacun est mesuré par sa puissance réelle si bien que chacun a autant de droits qu’il a de force. L’instinct de conservation ou plus précisément d’affirmation et d’accroissement de soi-même fait que l’homme, à l’état de nature, cherche à dominer ses semblables, à les asservir. Ainsi, selon cet auteur, l’état de nature est un état extrêmement tragique où personne n’est à l’abri ; les hommes les plus robustes ne sont pas à l’abri des ruses des plus faibles. Il s’agit d’un état d’angoisse, d’insécurité et de crainte. C’est cette crainte qui amène les hommes à organiser la paix et la sécurité, c’est-à-dire l’état de société et de l’autorité politique consacrés par l’avènement de « ce grand Léviathan ou plutôt, pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection » (Hobbes, 1971, p. 177-178). Chacun doit abdiquer ses droits absolus entre les mains de ce souverain, le Léviathan, dont la fonction est d’assurer la protection des humains. Hobbes admet aussi que les sciences et la technique peuvent dissiper les angoisses des individus, car elles peuvent proposer des solutions adéquates en vue d’enrayer les événements qui rendent l’être humain anxieux.
Hans Achterhuis, s’appuyant sur la place que Hobbes assigne à la science dans l’éradication de l’angoisse humaine, estime que plutôt que de les maîtriser, la peur est la cause des techniques les plus performantes. Ainsi, il serait impertinent de vouloir tabler sur la peur pour maîtriser le progrès technique. Dans la perspective de ce penseur, « on imagine difficilement pourquoi la peur de l’apocalypse œuvrerait différemment aujourd’hui, pourquoi elle nous conduirait actuellement à des limites et à une prise de responsabilité plutôt qu’à l’expansion et à l’utopisme » (Achterhuis, 1993, p. 45). La science et la technique sont des réponses à la peur, elles fournissent les moyens de préservation de la vie aussi longtemps que possible. Plutôt que de concevoir la peur comme une limite au progrès et à l’utopie, les utopies sont des réponses aux peurs suscitées par une situation historique apocalyptique. C’est pour se libérer de la peur et de l’incertitude que les hommes se dévouent à la recherche scientifique. Penser donc qu’une heuristique de la peur peut limiter le progrès serait contradictoire. Achterhuis conclut que « le tableau apocalyptique que Jonas dépeint pourrait avoir des conséquences totalement différentes que celles qu’il attend » (Achterhuis, 1993, p. 45). En effet, pour Hans Achterhuis, nous sommes dans une impasse parce que contrairement à ce que pense Hans Jonas, la peur peut alimenter la dynamique de la science et de la technique. Aussi, pense-t-il que « même aujourd’hui, la peur peut être considérée comme la principale force motrice de croissance économique et technique » (Achterhuis, 1993, p. 43). L’insuffisance des ressources économiques et la peur de la rareté qui en résulte sont remédiées par la croissance, l’expansion et le progrès technoéconomiques.
Il faut préciser qu’il n’existe aucune commune mesure entre la conception jonassienne de la peur et celle dont parle Hobbes, et sur laquelle se fonde Achterhuis. Jonas précise que la peur chez Hobbes est une peur de type "pathologique" qui s’empare de nous de sa propre force. Il lui oppose « une peur de type spirituel qui, en tant qu’affaire d’attitude, est notre propre œuvre » (Jonas, 1993, p. 51). Chez Hobbes, nous avons affaire à une peur égoïste qui gère les intérêts immédiats des individus alors que dans la perspective de Jonas, il s’agit d’une peur voulue, choisie et désintéressée qui, en tant que disposition morale, permet de détecter et de déclencher la réaction contre ce qui pourrait hypothéquer les intérêts des générations futures et le destin de la planète. Contrairement à ce que pense Achterhuis, la peur de type jonassien vient empêcher que le pouvoir technoéconomique devienne une menace pour l’humanité. Le but ultime de l’heuristique de la peur est de faire converger l’éthique et la technique.
En plus d’être soupçonnée d’accentuer la dynamique technoscientifique, l’heuristique de la peur, chez certains penseurs, amenuiserait les capacités humaines à relever les défis de l’existence, à travailler au bien-être présent et futur. Gérald Bronner ne manque pas de dire que « cette heuristique de la peur n’a pas seulement pour conséquence de désespérer le présent, elle prend surtout le risque de corrompre le futur » (Bronner, 2014, p. 52). Pour lui, l’heuristique de la peur peut non seulement distiller des craintes infondées, mais aussi sa règle d’abstention et de modération qui encourage la diminution de notre activité économique et technique réduirait aussi notre capacité à innover. Bronner redoute que les adeptes de l’heuristique de la peur imposent des formes de pauvreté par la vertu, d’autant plus qu’ils souhaitent que nous sacrifiions le présent au bénéfice du futur. En plus de ces observations, Olivier Godard explique que la règle d’abstention découlant de l’éthique jonassienne est applicable aux actions à potentiel apocalyptique. Or, la détermination de telles actions est complexe. Il conclut alors qu’une telle règle « est inopérante : elle ne peut pas guider le choix des actions, mais seulement, éventuellement, écraser les hommes sous le poids de la mauvaise conscience » (Godard, 2002, p. 7). Une prophétie de malheur, comme celle de Jonas, apparaît terrifiante et donc préjudiciable au bien-être de l’être humain et au progrès de nos sociétés. Ces critiques à l’encontre de l’heuristique de la peur peuvent décourager toute prétention à valoriser cette démarche et, surtout, à vouloir l’étendre à un domaine aussi précieux : l’éducation à l’environnement.
La vision apocalyptique du monde a été l’objet de critiques dans l’histoire de la pensée. Depuis les auteurs anciens grecs et latins, en l’occurrence Homère, Lycophron, Euripide, Sénèque, etc., nous savons que les prophètes de malheur, à l’instar de Cassandre, n’ont pas toujours bonne presse. Fille de Priam et aimée d’Apollon, Cassandre déprécia l’amour du dieu qui, se vengeant d’elle, lui accorda le don de prévoir l’avenir sans le pouvoir de persuasion. Elle perçoit par intuition les futurs implacables de la cité à partir de l’angoisse intime qui l’anime. Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux, la prophétesse catastrophiste croit à l’inéluctable fatalité d’une guerre à laquelle personne ne veut croire dans la cité, jusqu’à ce qu’Hector admette finalement que la guerre aura bien lieu. Jean-Christophe Mathias pense que Cassandre « est la conscience tremblante d’un monde à la dérive, la figure tragique annonciatrice d’un destin auquel nul ne veut croire » (Mathias, 2003, p. 79). Elle représente la lucidité terrifiante devant la menace potentielle. Elle a l’intuition du malheur qui guette le monde, si bien que pour l’auteur, « pour éviter la guerre, il fallait écouter les paroles terrifiantes de Cassandre » (Mathias, 2003, p. 80). Ceci pour dire que les prophètes de malheur ne sont pas forcément à proscrire ou à condamner. De leur message, on peut tirer une morale pour la conduite de nos sociétés. Ainsi,
la morale de Cassandre à l’époque contemporaine se manifeste par une peur volontaire consistant à rejeter l’optimisme béat de l’utopie progressiste, fondé sur la croyance en une amélioration indéfinie des conditions d’existence, oubliant par-là, la finitude essentielle à la vie. (Mathias, 2003, p. 80)
L’époque qui est la nôtre exige la prudence, la précaution et la modération, surtout avec les perspectives technoscientifiques actuelles et les problèmes climatiques qui menacent la survie des populations. Dans ces conditions, l’heuristique de la peur de Jonas trouve tout son sens. Elle nous arme de vigilance face à ceux qui pensent que les avancées technologiques et les spectaculaires progrès économiques doivent être entretenus continuellement pour soulager l’humanité. La finitude de notre monde devrait nous faire prendre conscience qu’il existe des limites à ne pas franchir. L’heuristique de la peur est une invitation, une interpellation et « la volonté d’écouter la voix crépusculaire des Cassandres [...] à être attentif à son oracle, et à y répondre par les actes » (Mathias, 2003, p. 80). Elle nous permet d’appréhender l’avenir en toute lucidité. Ainsi, en dépit des débats qu’elle suscite, l’heuristique de la peur garde sa pertinence et peut contribuer à l’éveil d’une conscience écocitoyenne.
La pertinence d’une heuristique de la peur : quand la peur devient un principe de vie
Il est utile de souligner que si Jonas table sur la peur dans l’élaboration de son éthique, le philosophe ne tombe pas cependant dans l’apologie aveugle de la peur. Il ne cède pas non plus au fatalisme ou au pessimisme quant au progrès de la science et des sociétés humaines. Jonas ne désespère ni en l’être humain ni en la technique. Il ne déconseille ou ne décourage ni l’action pratique ni la pensée créative. Sa pensée est encore moins une rhétorique d’intimidation visant à contrecarrer les prouesses de la science. D’ailleurs, pour ce qui est de la technique, il précise :
je ne critique ni la technique ni la civilisation technique en tant que telle. Je ne la considère pas comme une aberration humaine qu’on devrait s’interdire. Mais j’établis un diagnostic et je formule un pronostique, je montre que ce qui est en train de se passer et quelles peuvent en être les conséquences. (Jonas, 2000, p. 119)
Jonas fait donc un constat à partir duquel il met en perspective les conséquences qui pourraient résulter du progrès technique moderne en raison de notre inaction ou de notre insouciance. De même qu’il n’est pas juste de dire à un gendarme qui fait un constat ou à un météorologue qu’il est pessimiste, de même il serait injuste de reprocher à Jonas le caractère apocalyptique de ses prévisions. Il se veut réaliste et critique.
Le recours à la peur chez Jonas se justifie à partir de certaines réalités sociohistoriques qui ne peuvent laisser indifférent aucun être humain soucieux de l’avenir de la planète et des générations à venir. En effet, Jonas fut témoin des affres de la Seconde Guerre mondiale. L’expérience de Nagasaki et d’Hiroshima, deux villes japonaises ravagées respectivement par Fat Man et Little Boy, deux bombes atomiques, a fait comprendre à Jonas que l’humanité peut entrainer sa propre perte. Les conséquences écologiques et humanitaires qui en ont résulté sont susceptibles d’entrainer de la frayeur pour l’avenir de l’espèce humaine, du moins pour ceux qui sont soucieux de l’épanouissement de l’humain et de l’existence, à l’avenir, d’une vie digne de notre espèce. Comme le rapporte Jonas (1998, p. 49-50),
parmi les événements de l’époque figure Hiroshima, et ce choc, perpétué par la course aux armements atomiques qui s’ensuivit, fut le premier déclencheur d’une réflexion nouvelle, angoissée, sur la technique dans le monde occidental. Avec cette dernière, on était parvenu à la victoire, certes, mais on aboutissait aussi au danger permanent d’un auto-anéantissement collectif. C’est ainsi que, dès sa naissance, la critique est apparue marquée du signe de l’angoisse […], et n’a plus perdu depuis son aspect apocalyptique.
En possession de la bombe, l’humanité détient le moyen de son auto-anéantissement. Si on y ajoute l’eugénisme nazi, les pollutions industrielles, les modes de consommation non durables avec leurs conséquences écologiques irrévocables, on peut s’imaginer que les perspectives d’avenir pour l’humanité sont apocalyptiques et que l’humanité dispose, désormais, d’un pouvoir qui risque de compromettre sa propre survie.
En somme, la technique moderne a brisé l’équilibre entre l’humain et son écosystème. C’est ce phénomène inédit qui interpelle Jonas qui pense que la science et la technique, loin de tenir leur promesse de bonheur, sont devenues source d’angoisse et de misère. Face au désarroi, Jonas ne désespère pas pourtant. Comme le dit Wolfgang Scheider, « le désespoir, le fatalisme et le renoncement face aux tâches du présent et de l’avenir sont, aux yeux de Jonas, en complète contradiction avec l’éthique de la responsabilité » (Scheider, 2000, p. 19). Jonas croit en effet en la capacité de l’humain à relever les défis techno-écologiques qui s’annoncent. Il écrit :
je crois, il est vrai, en la capacité d’invention de l’homme et à sa prudence vitale, à sa capacité de voir, de faire des projets, de se maîtriser, de faire des lois et de les respecter. L’homme découvrira également un moyen de lutter contre les maux dont il est à l’origine (Jonas, 2000, p. 75).
Dans un contexte où la raison ne rassure plus, où la science et la technique sont devenues source de menace, Jonas pense que la sagesse de la peur peut conjurer le danger. Pour lui,
lorsque le principe d’espérance n’a plus de force inspiratrice, alors c’est peut-être l’avertissement de la peur qui peut nous conduire à la raison. La peur ne constitue peut-être pas en elle-même une position très noble, mais elle est tout à fait légitime. Et s’il y a quelque chose à redouter, la prédisposition à une peur justifiée est en elle-même un commandement éthique (Jonas, 2000, p. 135).
Pour Jonas, se laisser affecter par la peur, lorsque cela est nécessaire, est une attitude éthique. Aujourd’hui, les actions que l’être humain déploie dans la nature sont porteuses de si lourdes conséquences, aussi bien pour le présent que pour le futur, qu’elles suscitent nécessairement des inquiétudes. L’épuisement possible des ressources précieuses de la nature, les pollutions organiques, chimiques et radioactives, le réchauffement climatique avec ses éco-anxieux, ses réfugiés et ses déshérités demandent des réponses vigoureuses. L’homme doit alors mobiliser en lui un sentiment dont pourront découler des attitudes responsables qu’exigent la puissance technologique et la problématique environnementale qui en découle. Selon Jonas, une peur intellectuellement et spirituellement construite peut nous aider à juguler la menace écologique qui pèse sur la survie de l’humanité.
La crise environnementale est une réalité face à laquelle il est possible et normal de ressentir de la peur et de l’angoisse. Aujourd’hui, plusieurs personnes vivent de l’anxiété à l’égard de ce phénomène ou manquent de confiance en la capacité des pouvoirs publics à y remédier. Une peur mieux éclairée et rationnellement élaborée peut servir de moyen pour aider ces personnes à surmonter leurs réactions affectives négatives à l’égard de la crise écologique. D’ailleurs, au nombre des onze stratégies d’adaptation à l’éco-anxiété énumérées par Marie-Élaine Desmarais et coll. (2022), on distingue les stratégies axées sur les émotions. Celles-ci consistent à permettre aux personnes éco-anxieuses d’explorer leurs émotions afin de les nommer, de les comprendre et de reconnaître leur légitimité (Desmarais et coll. 2022, p. 2). Ces personnes éco-anxieuses doivent comprendre que leurs émotions sont normales et avoir des opportunités d’en discuter. Sans vouloir être exhaustif dans l’énumération des étapes de ces démarches, on peut retenir avec ces auteurs que « ces stratégies d’adaptation liées aux émotions contribuent à une bonne santé mentale, augmentent la concentration et stimulent la créativité » (Desmarais et coll. 2022, p. 3). Prendre conscience de ses inquiétudes, les comprendre et les partager apporte du soulagement à l’être humain, favorise la paix et la créativité. Les craintes et les croyances des individus peuvent servir dans le traitement ou l’adaptation aux risques. Gina Devau (2016, p. 20-21) ne semble pas mieux dire lorsqu’elle affirme que « la peur, perçue comme un signal d’alarme, provoque un état de stress qui permet une réponse d’adaptation rapide à une situation de danger ». Le stress résultant de la peur devient parfois positif dans la mesure où il est un facteur d’adaptation au danger ; il nous donne la force de surmonter nos limites. Sous cet angle, les éco-anxieux, en cultivant une peur éclairée, bien informée et justifiée, peuvent aborder de façon lucide et constructive la problématique environnementale et s’adapter à la crise écologique.
La peur n’est donc pas nécessairement une émotion négative, un sentiment qui paralyse toute action responsable. La peur trouve un écho favorable chez des auteurs comme Daniel Goleman et Antonio Damasio. En effet, Goleman écrit que « dans l’héritage psychologique que nous a légué l’évolution se trouve la peur qui sert à nous protéger du danger » (Goleman, 1997, p. 19). La fonction psychologique de la peur n’est pas de nous paralyser face au danger, mais de préserver l’organisme de la dégradation. La peur mobilise les comportements adéquats face à une menace. Dans cette même logique, Damasio montre qu’une détérioration de l’émotion de la peur entraine une déviation affective, une absence de méfiance vis-à-vis de ce qui pourrait être déprimant pour l’individu. Une étude menée sur l’une de ses patientes lui a permis d’observer ce phénomène :
l’absence de la peur qui lui est naturelle, et qui est consécutive à la lésion bilatérale de ses amygdales, l’a empêché d’apprendre, au cours de sa jeune vie, la signification des situations déplaisantes que nous avons tous pu connaitre. En conséquence, elle n’a pas appris les signes avant-coureurs qui annoncent un possible danger ou désagrément, notamment lorsqu’ils se manifestent sur le visage d’une autre personne ou dans une situation (Damasio, 1999, p. 73).
De tels individus, explique Damasio, se trouvent dans l’incapacité de porter des jugements sociaux adéquats sur des situations allant ou non dans le sens de leurs intérêts. Immergés dans un monde sûr, ils sont incapables de se protéger contre les risques sociaux et sont ainsi plus vulnérables et moins indépendants. Cette conception de la peur n’a encore rien perdu de sa pertinence. À travers une approche biologique de la peur, Gina Devau (2016, p. 25) affirme que « ne pas avoir peur est dangereux, car nous ne sommes plus alertés du danger, ou nous n’en prenons pas conscience ». Pour elle, cette absence de la peur, qui traduit en même temps une absence de la conscience du danger, met en péril la vie de l’individu et celle des autres. De plus, les personnes n’ayant pas la conscience du danger sont souvent à la recherche de sensations fortes, ont des comportements désordonnés et évaluent mal les conséquences de leurs actes. Au regard de tous ces éléments, l’auteure parvient à l’idée que « La peur exerce alors une fonction physiologique bien conservée au cours de l’évolution, elle nous alarme lorsqu’il y a un danger et nous prépare soit à fuir ce danger, soit à l’affronter » (Devau, 2016, p. 23).
Il ressort ainsi que la peur permet de débusquer le danger afin de le prévenir ou de l’éviter. Elle nous dévoile ou nous apprend ce qui peut paraître nuisible à notre bien-être. La raison à elle seule ne peut pas nous mettre à l’abri du danger, qu’il soit imminent ou potentiel. Pour Jonas (2000, p. 27), « il est beaucoup plus probable que la peur obtienne ce que la raison n’a pas obtenu et qu’elle parvienne à ce à quoi la raison n’est pas parvenue ». En l’absence de sentiment de peur, aussi bien au niveau individuel que collectif, nous restons dans l’ignorance du malheur qui nous menace et donc, nous pouvons en être victime. Ce qui est certain, c’est que sans le sentiment de peur, l’humanité pourrait regarder l’apocalypse en face puis y succomber inévitablement. La prudence que confère la peur, si elle se déploie dans une dimension heuristique, peut prémunir de la disparition et sauvegarder ce qui nous est précieux. Cette peur, plutôt que de nous confiner au repliement, nous aide à adopter des attitudes respectueuses de l’environnement et à agir en citoyens de la Terre. Utilisée dans la pédagogie de l’éducation à l’environnement, l’heuristique de la peur peut aider les apprenants à découvrir leur responsabilité à l’égard des entités non humaines et à les traiter avec bienveillance.
Conclusion
Cette analyse a permis de comprendre que la peur n’est pas a priori une émotion négative qui conduirait inévitablement à l’abstention. Les catastrophes écologiques et humanitaires résultant du progrès technique soulèvent une crainte légitime. Toutefois, il ne s’agit pas de céder à une peur pathologique, déstabilisatrice qui conduirait à des actions incontrôlées. Nous retenons de Hans Jonas l’intérêt de se laisser affecter par une peur d’ordre éthique capable d’aider à prévenir le risque, à désamorcer le danger et à éclairer les choix lorsqu’il s’agit des questions technologiques et écologiques qui engagent la survie de l’humanité. Cette peur a une dimension spirituelle et intellectuelle qui stimule l’action pratique et responsable. L’heuristique de la peur est une démarche susceptible d’aider les individus à mieux saisir les défis environnementaux et à y répondre efficacement. Elle apparait alors comme un levier important pour susciter l’action responsable et innovante en faveur du respect des entités naturelles non humaines, de la préservation des équilibres écologiques et de l’épanouissement des individus d’aujourd’hui et ceux de demain.
Pour mettre en œuvre une pédagogie de la peur, Hans Jonas nous offre une voie, celle qui consiste à éduquer par le moyen des catastrophes. Il écrit : « l’espoir réside à mes yeux dans l’éducation par l’intermédiaire des catastrophes. Semblables malheurs pourront encore avoir en temps opportun une influence salutaire » (Jonas, 2000, p. 27). Une éducation par les catastrophes s’appuie sur la représentation de la menace et le développement de la sensibilité affective vis-à-vis de la nature menacée. Dans le cadre de l’éducation à l’environnement, il s’agira de rappeler aux apprenants les catastrophes écologiques qui ont marqué l’histoire de l’humanité et de leur faire prendre conscience de celles qui pourraient advenir avec l’accroissement de notre puissance technoéconomique. Cette conscience des catastrophes vise à faire découvrir la vulnérabilité de la nature physique et la nécessité d’en prendre soin. Face à un milieu naturel devenu fragile et menacé de disparaître, chaque apprenant peut se demander : « que lui arrivera-t-il, si moi je ne m’occupe pas de lui ? » (Jonas, 1993, p. 301). La peur est déjà contenue dans cette question qui implique nécessairement une responsabilité active. La conscience des catastrophes peut motiver notre crainte pour la nature et surtout, transformer cette crainte en devoir d’agir puisqu’elle met en branle notre sensibilité, notre sentiment de sollicitude, d’amour et de solidarité à l’égard de cette nature dont le bien-être dépend désormais de nous. On se retrouve alors dans une éthique du care environnemental qui nous recommande de prendre soin de la nature devenue vulnérable par la démesure du pouvoir humain.
Jonas (2000, p. 150) encourage aussi « à éduquer la conscience en général, c’est-à-dire à promouvoir une éducation telle qu’elle susciterait à la fois la conscience morale et la compétence qualifiée en la matière, de sorte que toutes deux s’attèleraient spontanément à cette tâche ». La problématique environnementale exige la responsabilité de tous les individus. Le développement de notre sens de la responsabilité vis-à-vis des entités naturelles, à laquelle s’attèle la pédagogie de la peur, doit s’accompagner de la transmission des compétences en matière de protection de l’environnement et de gestion des aléas écologiques. L’éthique et les compétences, associées entre elles, peuvent aider à percevoir la vulnérabilité des entités naturelles non humaines et à entreprendre des actions vigoureuses en vue de leur protection. Cela implique pour l’éducation à l’environnement de former les prochaines générations et les populations en général, à prendre conscience des dégradations environnementales, à cultiver un sentiment d’appartenance à la terre et à être actives dans la prise de décisions en lien avec les enjeux écologiques. L’éducation doit permettre de développer des connaissances et des capacités favorisant la résilience des citoyens face à la catastrophe écologique appréhendée et surtout, leur permettant d’éviter qu’une telle catastrophe survienne. L’idéal est de les amener à saisir les problèmes environnementaux et sociaux de façon critique, globale et constructive, à développer des valeurs citoyennes à l’égard de l’environnement et à entreprendre des actions responsables fondées sur une nouvelle attitude de sollicitude envers ce monde partagé.
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