Adolfo Rodríguez et Mathieu Gagnon, « Les pratiques philosophiques pour le développement du pouvoir d’agir écocitoyen », Éducation relative à l’environnement [En ligne], Volume 19.1 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 28 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/ere/11880 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13cqv
Les changements radicaux du « comment » et du « où » propres à l’éducation à l’ère du numérique en général et, spécifiquement, à l’enseignement supérieur, ne doivent pas affecter, et encore moins restreindre, l’importance essentielle du « quoi », du « pourquoi » et du « pour quoi faire ». Pour contribuer à la formation d’êtres humains "libres et responsables" (c’est ainsi que l’éducation est définie dans l’article 1 de la Constitution de l’UNESCO), plutôt qu’à celle de spécialistes ou de techniciens maîtrisant uniquement des compétences et des habiletés, il est nécessaire de promouvoir une éducation où la philosophie et les activités artistiques, qui favorisent la créativité, sont essentielles. (Federico Mayor Zaragoza, 2024, p. 10 ; préface du livre Éducación ambiental a la luz de los siete saberes de Edgar Morin [1], de José Manuel Gutiérrez-Bastida et Ignacio de Guzmán Alonso).
L’éducation relative à l’environnement (ERE) est reconnue à l’échelle internationale comme un levier essentiel pour le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen. En ce sens, dans le cadre de ce numéro thématique, nous proposons une réflexion sur le développement d’un tel pouvoir d’agir, défini comme un processus visant à accroître la capacité des individus et des collectivités à transformer la situation actuelle de crise environnementale et climatique (Émilie Morin [2], 2021). Plus précisément, notre réflexion portera sur les possibilités du dialogue philosophique pour la réalisation de cette finalité. Deux champs de recherche et de formation en éducation (l’ERE et la PDP, soit la pratique du dialogue philosophique) sont mis en relation au fil des articles qui forment ce numéro thématique. Afin d’amorcer la réflexion, cet éditorial présente d’abord une section concernant la place accordée au développement du pouvoir d’agir dans le discours de l’ERE. Ensuite, nous explorerons le potentiel de la PDP pour le développement du pouvoir d’agir écocitoyen. Finalement, les articles de ce numéro thématique seront brièvement présentés.
Place accordée au développement du pouvoir d’agir dans le discours de l’ERE
Nous pouvons examiner la place accordée au développement du pouvoir d’agir écocitoyen dans le discours de l’ERE à travers l’analyse de sa présence dans un des plus récents ouvrages de référence dans ce domaine. Il s’agit du livre Educación ambiental a la luz de los siete saberes de Edgar Morin, coordonné en 2024 par José Manuel Gutiérrez Bastida et José Ignacio de Guzmán Alonso et écrit en collaboration avec sept autrices et auteurs de renom dans le monde de l’ERE. L’analyse de ce livre, publié en espagnol, en même temps qu’elle nous permet d’explorer la place accordée au développement du pouvoir d’agir dans les écrits du domaine de l’ERE, nous offre une opportunité de mettre le public francophone en contact avec le discours hispanophone plus actuel produit autour de cette question. Bien entendu, l’analyse d’un seul ouvrage ne nous permet pas de couvrir toute la production écrite sur l’ERE en espagnol (qui est d’ailleurs très abondante), mais seulement de montrer à travers l’exploration d’un ouvrage choral la place prépondérante octroyée au développement du pouvoir d’agir dans le discours contemporain de l’ERE.
La finalité de cet ouvrage est de promouvoir « des propositions d’alternatives écosystémiques, parmi lesquelles se distingue la formation de personnes capables de travailler pour une transformation sociale, en construisant de nouveaux scénarios de durabilité, de résilience et de justice sociale » (Gutiérrez-Bastida et de Guzmán Alonso, 2024, p. 17 [3]). Ainsi, les sept collaborateurs et collaboratrices du livre placent au cœur du discours de l’ERE l’action pour la transformation écosociale, laquelle est directement liée au concept de pouvoir d’agir écocitoyen. Dans les sections suivantes, nous approfondissons les éléments des sept chapitres du livre qui ont un rapport implicite ou explicite avec le développement d’un tel pouvoir d’agir.
Les aveuglements de la pensée à l’encontre du développement du pouvoir d’agir écocitoyen
Dès le premier chapitre, Genina Calafell (2024) nous rappelle qu’il ne suffit pas de reconnaître les causes et les conséquences de la crise écosociale actuelle pour entreprendre des mouvements de transformation. L’essentiel consiste plutôt à comprendre les situations complexes liées à cette crise, présentes dans notre vie quotidienne. L’autrice propose que l’éducation puisse contribuer au développement du pouvoir d’agir en posant, plutôt que des problèmes, des situations quotidiennes et complexes, qui sont ainsi significatives pour les personnes. Par exemple, analyser les cycles de vie des produits de consommation que nous utilisons tous les jours. Ce type d’analyse permet d’observer des aspects de notre consommation qui restent invisibles. Calafell illustre comment l’examen des matériaux composant la plupart des vêtements que nous utilisons peut révéler qu’ils contiennent généralement des dérivés du pétrole. En rendant visibles ces éléments à travers des pratiques de l’ERE centrées sur l’observation, le questionnement, l’expérimentation et la pensée divergente, ainsi que sur l’analyse de situations contextualisées et complexes, nous contribuons à réduire "les aveuglements du savoir" (Edgar Morin, 1999), ce qui peut contribuer au développement d’un pouvoir d’agir soutenu sur une connaissance de la situation plus complète. Il est également nécessaire, nous rappelle Calafell, que ces pratiques s’inscrivent dans un temps « non instantané », à l’opposé du rythme accéléré des sociétés contemporaines. Les pratiques de l’ERE doivent plutôt envisager des actions à long terme, permettant de développer notre pouvoir d’agir à travers des stratégies visant à « avancer [...] vers de nouveaux scénarios [de vie, choisis selon] des critères plus durables, écologiques, sociaux et culturels » (p. 35).
La dimension politique de l’ERE au cœur du développement du pouvoir d’agir écocitoyen
Dans le deuxième chapitre, à partir du concept d’écocitoyenneté, Lucie Sauvé (2024) définit l’éducation écocitoyenne comme une éducation dont la finalité est la formation des citoyens et des citoyennes capables de poser des questions et d’exiger des réponses appropriées, des citoyens [et citoyennes] vigilants, désireux et
capables de jouer efficacement le rôle de lanceurs d’alerte et également capables d’assurer la sécurité des lanceurs d’alerte. Former des citoyens [et citoyennes] capables de faire des choix responsables, individuels et collectifs, en matière de transport, de consommation, de santé, d’alimentation. Capables de construire et d’exercer leur pouvoir : leur pouvoir de faire, leur pouvoir de négocier, leur pouvoir de résister, leur pouvoir de dénoncer, leur pouvoir de convaincre, leur pouvoir de décider, leur pouvoir de transformer, leur pouvoir de créer (p. 52).
L’éducation écocitoyenne place au centre la dimension politique de l’éducation, qui imprègne la vie collective et donne un sens à nos initiatives et à nos actions. À partir de ces éléments (construire et exercer notre pouvoir, donner un sens à nos actions), Sauvé définit un pouvoir d’agir écocitoyen qui se développe surtout à travers des projets mettant en relation intrinsèque la réflexion et l’action. L’autrice considère qu’un projet pédagogico-politique se développe à contre-courant du modèle pédagogique dominant, qui craint l’activisme et prétend être neutre. Elle dénonce ainsi que la crise écosociale est aussi une crise de l’éducation actuelle, qui en évacue sa dimension politique. Citant le Groupe de travail sur l’éducation dans le cadre du Sommet de la Terre de Rio, elle observe que l’éducation devient de plus en plus « le moyen privilégié de satisfaire les besoins des marchés, demandeurs de main-d’œuvre pour la production et la consommation (...) L’éducation a été dépouillée de son contenu politique profond et particulièrement de son potentiel à former des citoyens et des citoyennes capables de penser un ordre économique et social différent » (p. 50).
La reconnaissance de l’interdépendance pour le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen à dimensions affective et rationnelle
Dans le troisième chapitre, Alicia Puleo (2024) réfléchit sur l’importance du concept d’interdépendance pour comprendre la vie en société selon trois dimensions : l’interdépendance avec les adultes ; l’interdépendance avec les nouvelles générations, jeunes et enfants ; et l’interdépendance avec les animaux non humains et leurs écosystèmes. En plaçant l’interdépendance au cœur de la réflexion écosociale, Puleo se distancie de la logique néolibérale qui promeut l’idée fictive d’une société d’êtres indépendants les uns des autres :
on peut dire que l’interdépendance implique une compréhension de l’être humain qui n’a pas sa place dans la pensée néolibérale. Pour les idéologies de l’État minimal, l’homo œconomicus n’a besoin d’aucune politique sociale puisque celles-ci se basent sur la reconnaissance de l’interdépendance (p. 66).
L’auteure souligne l’urgence de rétablir notre relation avec l’environnement en termes d’interdépendance, ce qui nécessite une éducation écologique à dimension affective, « qui ne se limite pas à une froide information aux prétentions scientifiques » (p. 67). La perspective écoféministe permet d’embrasser la dimension émotionnelle, l’empathie et l’amour de la nature, comme éléments fondamentaux d’une éducation écosociale orientée vers l’action. De cette manière, le développement du pouvoir d’agir écocitoyen se construit aussi dans la reconnaissance de notre interdépendance, qui interpelle non seulement notre raison, mais aussi nos passions et nos affects. Il s’agit de développer un pouvoir d’agir avec les autres, non sur les autres. Un pouvoir d’agir qui contribue à la construction d’« un réseau indépendant de volontés généreuses » (p. 70), à travers la valorisation de notre interdépendance, « comme réalité ontologique, paradigme éthique et projet de société égalitaire, écologique et solidaire » (p. 70).
La reconnaissance de l’écodépendance pour le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen centré sur la vie
Dans le quatrième chapitre, Yayo Herrero (2024) nous rappelle que nous sommes profondément écodépendants de la nature, tant individuellement que collectivement. Ce n’est qu’à partir de cette reconnaissance que nous pourrons construire notre identité terrestre (notre identité en tant qu’êtres faisant partie de la Terre) selon sept axes qui contribuent à développer notre pouvoir d’agir écocitoyen à travers l’ERE.
Le premier axe consiste à placer la vie au centre de notre réflexion et de notre expérience de différentes façons : 1) en apprenant à connaître la Terre, par exemple ses cycles ; 2) en interagissant avec elle, par exemple à travers l’engagement individuel ou collectif pour la création d’un potager ; 3) en la protégeant, par exemple en utilisant des moyens de transport non polluants ; 4) et en dénonçant les violences qu’elle subit, par exemple celles provoquées par les projets extractivistes qui épuisent des ressources essentielles à sa subsistance.
Le deuxième axe consiste à se lier intrinsèquement au territoire proche, en tant qu’ancrage fondamental pour créer un lien affectif et apprendre à vivre dans l’équité, sans exploiter d’autres territoires plus éloignés. En ce sens, le pouvoir d’agir écocitoyen se manifeste non seulement dans les actions, mais aussi dans les inactions, comme l’abandon de pratiques habituelles qui sont nuisibles à d’autres êtres humains, non humains et territoires.
Le troisième axe porte sur la célébration de la diversité. À contre-courant de l’idée d’homogénéité, le pouvoir d’agir écocitoyen se construit en termes de diversité de réflexions et d’actions. En ce sens, il importe de reconnaître la complémentarité des différents types de savoirs disciplinaires et non disciplinaires (par exemple, des savoirs expérientiels), ainsi que d’actions variées (par exemple des actions locales et globales).
Le quatrième axe indique que, bien que les idées et les actions individuelles soient importantes, ce sont les actions collectives (construites à travers les liens avec les autres humains et non-humains) qui font la différence, grâce au dialogue, à l’écoute, à la divergence, au conflit et à sa résolution.
Le cinquième axe nous rappelle que, bien qu’il soit nécessaire d’apprendre à prendre soin de nous en tant que partie intégrante de la trame de la vie, il est également fondamental d’apprendre à réparer les désastres déjà causés. Par ailleurs, comme une grande partie de ceux-ci est irréparable, il est essentiel d’apprendre à agir avec précaution et prudence.
En lien avec ce cinquième axe, le sixième postule le développement du pouvoir de dénonciation, de transgression et de désobéissance, tout en développant un pouvoir d’agir écocitoyen selon un septième axe, qui revendique la proposition d’alternatives aux modèles qui ne sont pas centrés sur la vie.
Ainsi se conclut le cycle des sept axes qui composent l’identité écosociale et montrent une voie pour le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen. Ces axes nous permettent « de mobiliser de nombreuses habiletés, compétences, attitudes et émotions qui nous lient, qui tissent et réparent ce cordon ombilical brisé qui nous unit à la Terre et aussi aux autres humains [et autres qu’humains] » (p. 81).
Le développement du pouvoir d’agir écocitoyen pour la transformation sociale
Dans le cinquième chapitre, Luis González Reyes (2024) propose des pistes pour développer un pouvoir d’agir écocitoyen transformateur en éduquant dans et pour l’incertitude :
Nous vivons une crise systémique d’une ampleur considérable, qui comporte une dimension environnementale (urgence climatique, perte de biodiversité, limite des ressources matérielles et énergétiques), une dimension sociale (grandes et croissantes inégalités, crise des soins) et, également, une dimension économique (crise de la globalisation capitaliste). Tout cela bouleverse notre ordre politique, économique et culturel. Par conséquent, nos vies seront marquées par de profonds changements et convulsions dont nous ignorons les nouveaux ordres [sociopolitiques et économiques] qui émergeront. L’ordre qui s’imposera découlera des articulations sociales construites collectivement. En ce sens, dans ce moment de grands changements, il devient plus pertinent que jamais d’éduquer dans l’incertitude (p. 90).
Dans ce contexte, plusieurs outils permettent de développer le pouvoir d’agir à travers une éducation dans et pour l’incertitude : 1) travailler sur des apprentissages situés, qui se concrétisent dans nos espaces de vie quotidiens, quartiers et écoles - par exemple, apprendre les aspects biologiques et sociaux de l’agroécologie dans des potagers scolaires et communautaires ; 2) apprendre à partir des expériences spontanées dans nos milieux de vie, et pas seulement dans les espaces éducatifs formels où les apprentissages sont planifiés ; 3) encourager la participation à la prise de décisions et à la gestion des centres éducatifs par toutes les personnes impliquées. À cet égard, les idées des enfants et des jeunes doivent être prises en compte pour organiser la vie en classe ; 4) apprendre dans des communautés diverses (parents, enseignants, citoyen.ne.s de la société civile) par le biais d’un dialogue qui transforme notre vision du monde et nous oriente vers l’action collective ; 5) apprendre à célébrer avec joie les succès de nos actions ou celles des autres, pour soutenir nos engagements sur le long terme et contrebalancer le désespoir ; 6) restructurer le curriculum pour s’éloigner d’une éducation hyperspécialisée et embrasser une éducation généraliste et holistique, nécessaire dans le contexte actuel de crise environnementale.
Le bien commun au cœur du développement du pouvoir d’agir écocitoyen
Dans le sixième chapitre, Matías Saidel (2024) explore le concept de bien commun. Selon Garrett Hardin (1968, cité dans Saidel), le bien commun, lorsqu’il est abordé selon la logique dominante du marché, pousse les individus à l’utiliser pour leur propre bénéfice, sans tenir compte du fait que ce bien, en étant fini, s’épuise avec un usage abusif. Ainsi, les décisions et actions rationnelles au niveau individuel deviennent irrationnelles au niveau collectif.
C’est ainsi qu’a historiquement opéré la tragédie des communs :
Chaque homme est enfermé dans un système qui l’incite à accroître son bétail de manière illimitée dans un monde limité. La ruine est la destination vers laquelle courent tous les hommes, chacun cherchant son propre bénéfice dans un monde qui croit à la liberté d’usage du bien commun. Une telle liberté conduit à la ruine pour tous (Hardin, 1968, cité par Saidel, p. 102).
La solution à cette tragédie est politique, nous dit Hardin (cité par Saidel). Il faut, ou bien privatiser le bien commun, ou bien le confier à l’État pour le gérer. Cependant, il existe une troisième voie, selon laquelle le bien commun reste ouvert, mais avec certaines conditions d’usage négociées entre les personnes impliquées (Ostrom, 1990, citée par Saidel) :
Ostrom [1990] montre que les individus peuvent établir des accords et qu’il existe parfois un intérêt collectif qui peut surpasser l’intérêt individuel, tout en étant compatible avec cet intérêt individuel. Lorsque les gens peuvent communiquer, établir des accords et créer des institutions, cela s’avère souvent plus efficace que ce que proposait Hardin [1968], à savoir l’intervention publique ou la propriété privée. Ostrom [1990] montre que les individus ne se comportent pas toujours comme des free riders, des personnes cherchant à bénéficier des efforts des autres sans apporter leur propre contribution. Lorsque de tels accords existent, lorsqu’il y a une confiance mutuelle et des objectifs communs, les faits montrent que les individus coopèrent et maintiennent un bon usage du bien commun. Ce qui prime, selon Ostrom [1990], c’est la dimension institutionnelle (p. 105-106).
Dans ce sens, le développement du pouvoir d’agir écocitoyen serait favorisé dans des situations caractérisées par la négociation et la coopération entre des personnes appartenant à une collectivité poursuivant un objectif commun. Par ailleurs, selon Harvey (2007, cité par Saide), la tragédie actuelle des communs se poursuit à travers ce qu’il appelle de nouvelles « enclosures », c’est-à-dire des actions qui restreignent l’accès à des biens communs auparavant accessibles à la collectivité. Par exemple, les biens liés au monde vivant (privatisation de la terre) ou à des modes de production et de consommation alternatifs (négation des cosmovisions autochtones). Ces « enclosures » affectent également certains biens qui, en raison de leur valeur et de leur rareté, doivent être considérés comme des fins en soi et rester inaccessibles (Dardot et Laval, 2015, cités par Saidel).
Développer le pouvoir d’agir pour lutter contre ces « enclosures » et récupérer le bien commun devient un devoir politique, économique et écologique, selon Saidel, auquel le devoir éducatif peut être ajouté.
L’éthique écosociale comme guide du développement du pouvoir d’agir écocitoyen
Dans le septième chapitre, Adolfo Agúndez-Rodríguez (2024) place l’éthique comme une partie fondamentale de l’ERE et du développement du pouvoir d’agir écocitoyen. L’auteur rappelle que le discours sur les valeurs (telles que la justice, la vulnérabilité, le soin, la coopération, le bien commun, l’interdépendance et l’écodépendance) traverse le livre Educación ambiental a luz de los siete saberes de Edgar Morin (Gutiérrez-Bastida et Guzmán Alonso, 2024). Dans le domaine de l’ERE, ces valeurs sont nécessaires dans un monde qui, en plus de subir une crise écosociale, souffre également d’une crise de ces valeurs indispensables pour une vie digne pour tous les êtres vivants. En ce sens, les valeurs de l’ERE ne sont pas les mêmes que celles prônées par l’école néolibérale, dominante aujourd’hui, en accord avec le système politico-économique en place. La complexité s’oppose à l’atomisation du savoir en disciplines ; la justice, au mérite ; la vulnérabilité et le soin, à l’autonomie ; le bien commun, au bien privé ; la coopération, à la compétitivité ; l’interdépendance et l’écodépendance, à l’indépendance.
Dans ce contexte, Agúndez-Rodríguez invite à mettre en dialogue ces valeurs apparemment opposées, pour embrasser un discours éducatif qui examine chacune d’elles et qui, tout en prenant en compte l’individu, renforce la collectivité. Un discours où l’éducation selon les principes de la complexité nécessite un savoir disciplinaire, où la justice ne s’oppose pas au mérite, où la coopération et la compétitivité coexistent, et où la reconnaissance de notre interdépendance n’annule pas notre désir d’indépendance. C’est à partir de cette approche dialogique que nous pourrons également dépasser les dichotomies qui conduisent à la polarisation extrême des idées qui caractérise le début du XXIe siècle. Cela n’implique pas de renoncer à un idéal, mais plutôt de prendre au sérieux la dimension politique de l’éducation, qui nous rend capables non seulement de défendre et de dénoncer les injustices, mais aussi capables de négocier avec ceux et celles qui pensent de façon différente, pour découvrir les possibilités du moment, sans perdre de vue l’utopie (entendue comme ce qui arrivera à moyen ou à long terme).
Aujourd’hui, l’approche radicale de l’ERE doit nécessairement être dialogique. Le développement du pouvoir d’agir écocitoyen doit également viser à former des citoyens et citoyennes capables de dialoguer. Ici, la PDP apparaît comme une méthodologie de recherche sur les valeurs qui permet de dépasser l’approche dichotomique fréquente dans le domaine de l’éducation morale :
Il est assez courant de poser le problème du développement moral de l’enfant de la manière suivante : soit comme une éducation morale interprétée comme un moyen d’amener les enfants à s’adapter aux valeurs et coutumes de la société à laquelle ils appartiennent - c’est-à-dire le contrôle social par l’éducation - soit comme un moyen de libérer les enfants de ces valeurs et coutumes afin qu’ils deviennent des individus autonomes et libres. […] Considérer les individus ou la société comme intrinsèquement bons ou mauvais, revient à fermer d’avance la possibilité de décider, par la recherche [et le dialogue], qui est responsable de chaque situation et comment cette situation peut être améliorée. En ce sens, toute affirmation dogmatique, quelle qu’elle soit, concernant la société ou la nature de l’individu, annule [le dialogue et] la recherche (Lipman, Sharp et Oscanyan, cités par Agúndez-Rodríguez, p. 128).
En ce sens, dans un contexte d’ERE, la pratique du dialogue philosophique présente un grand potentiel pour le développement d’un pouvoir d’agir selon les principes ici présentés.
Potentiel de la pratique du dialogue philosophique pour le développement du pouvoir d’agir écocitoyen
L’examen de l’ERE à la lumière des sept savoirs d’Edgar Morin, tel que présenté dans la première section de cet éditorial, permet de dégager des éléments que nous pourrions qualifier de « transversaux » en ce qui a trait au développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen. Parmi ceux-ci, il ressort clairement que la visée d’un tel développement s’articule autour d’une forme de transformation de l’ordre économique et social actuel, considéré comme étant particulièrement néfaste pour la préservation de l’environnement et empreint de multiples formes d’injustices sociales. Il ressort également de cet examen qu’un processus identifié pour orchestrer le développement de ce pouvoir d’agir écocitoyen est celui de l’éducation. Or, l’éducation dont il est question revêt un type particulier. En effet, il s’agit d’une éducation à la complexité (au sens d’Edgar Morin) et à l’incertitude quant aux dimensions politiques, sociales, économiques et éthiques se rapportant aux défis environnementaux auxquels nous devrons faire face en tant qu’espèce. Bien plus, cette éducation visant le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen est fondée sur l’apprentissage dans et par le dialogue.
Se dégagent donc des éléments centraux du développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen, à savoir : la visée de transformations sociales (politique, économique, éthique), la prise en compte de la complexité, de l’incertitude et du dialogue. Certains de ces éléments se rapportent directement à l’esprit et aux visées de la philosophie pour enfants et adolescents comme démarche pédagogique, laquelle, issue des travaux de Matthew Lipman et de Ann Margareth Sharp, est aux origines des initiatives de PDP. C’est ce que nous entendons explorer dès à présent. Débutons par le dialogue, qui se présente comme l’un des substrats du développement du pouvoir d’agir écocitoyen ainsi que celui, comme nous le verrons, des pratiques philosophiques avec les jeunes.
Depuis ses origines, avec Lipman et Sharp, la philosophie pour enfants et adolescents s’appuie sur le dialogue comme principal levier de la recherche commune de sens. Cette relation synergique avec le dialogue s’est d’ailleurs maintenue dans l’ensemble des approches développées depuis. En effet, que ce soit à l’intérieur de la discussion à visée démocratique et philosophique (Michel Tozzi), des ateliers de réflexion sur la condition humaine (Jacques Lévine), du dialogue socratique (Oscar Brénifier) ou encore de la situation d’apprentissage philosophique (Gagnon et Yergeau, 2016), le dialogue demeure la pierre angulaire des processus d’apprentissage. La recension récente effectuée par Blond-Rzewuski (publiée en 2025) conduit d’ailleurs à conclure que l’oralité est au cœur de toutes les pratiques philosophiques destinées à un jeune public.
En philosophie pour enfants et adolescents, tout comme c’est le cas dans la perspective du développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen, la pratique du dialogue est mise en place pour différentes raisons, en fonction d’une diversité de visées. Aux yeux de Lipman et Sharp, la pratique du dialogue sert de point d’ancrage à la création d’une communauté de recherche dans et par laquelle chacun contribue à la coélaboration de sens face à la problématique étudiée. Cette coélaboration de sens ne peut advenir qu’en prenant appui sur une diversité de points de vue, laquelle constitue la matière première du processus de recherche (ou d’enquête) philosophique. Cela rejoint en bonne partie ce que Alicia Puleo appelle la « célébration de la diversité » puisqu’en philosophie pour enfants et adolescents, les différences font réellement une différence (pour paraphraser Michel Sasseville). Par la coconstruction des idées misant sur le recours à la diversité non seulement des points de vue ou des perspectives, mais également et surtout des aptitudes des uns et des autres, la pratique du dialogue philosophique prend le pari de l’intelligence collective dans et par laquelle l’interdépendance, chère au développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen, prend toute sa valeur épistémique.
À cela s’ajoute le fait que la philosophie pour enfants et adolescents n’est pas neutre. Elle partage une vision de la société fondée sur la démocratie, elle poursuit un idéal de justice sociale et partage des valeurs éthiques particulières, dont la poursuite du bien commun, l’intérêt collectif, le soin, la coopération, l’interdépendance, l’intelligence collective et l’empathie, pour ne nommer que celles-là. Ces valeurs sont précisément celles partagées par les autrices et auteurs cité.e.s précédemment, qui offrent des pistes pour le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen. Par le recours au dialogue, c’est tout le fondement de l’éthique qui se met en place, notamment dans sa dimension épistémologique, à savoir considérer l’autre comme autant capable de vérité que soi-même (Conche), lui attribuer le statut d’interlocuteur valable (Lévine) en lui accordant d’emblée un respect de considération (Bélanger, Gagnon et Smith, 2024). Ainsi, la dimension éthique, ou la formation éthique des enfants et des adolescents, ne s’effectue pas seulement par le partage théorique ou conceptuel de valeurs, mais aussi par la pratique d’un dialogue qui conduit à se savoir faillible (Michel Sasseville), qui considère l’autocorrection comme une richesse et l’encourage lorsque la situation y conduit (Marie-France Daniel), et qui inscrit le rapport à autrui dans une perspective du care (Ann Margareth Sharp). Il y a donc des dimensions à la fois cognitives, sociales et émotionnelles, fondées notamment sur l’empathie, associées au recours au dialogue en philosophie pour enfants et adolescents, des dimensions qui, par ailleurs, rejoignent le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen.
La pratique dialogique au cœur de la philosophie pour enfants et adolescents ne s’inscrit pas seulement dans une perspective sociale ou éthique, mais elle comprend également une dimension politique forte. En effet, tel que nous le mentionnions précédemment, le modèle démocratique est central, tant chez Lipman et Sharp que chez Tozzi. Cela se traduit directement dans la manière d’organiser les dispositifs, comme le choix de la question ou l’attribution des rôles. Bien plus, selon les propos d’Edwige Chirouter, la pratique du dialogue philosophique avec les enfants s’inscrit dans une mentalité « pirate » pouvant conduire (voire devant conduire) à repenser les rapports politiques et économiques au monde, tout autant que les rapports éducatifs trop centrés sur la logique marchande néolibérale. Selon elle, la philosophie pour enfants et adolescents constitue déjà une critique sociale, poursuivant un idéal démocratique fondé sur l’égalité, l’équité, la justice et l’émancipation au sens de Paulo Freire - qui plaçait le dialogue au centre de sa pédagogie des opprimés. Nous pourrions également dire que la position défendue par Chirouter rejoint la pensée critique telle que définie par Yves Lenoir (2020), c’est-à-dire une pensée tournée vers le sujet social collectif, visant le développement de processus émancipateurs et centrée, notamment, sur la critique des rapports de pouvoir oppressifs et discriminatoires au sein de l’institution scolaire et de la société. Nous retrouvons là tous les ingrédients du développement d’un pouvoir d’agir, qu’il soit écocitoyen ou autre.
La dimension politique de la philosophie pour enfants et adolescents se retrouve également au centre d’une formation écocitoyenne telle que proposée par Lucie Sauvé, ainsi que dans cette idée, évoquée par Luis González Reyes, selon qui il importe de prendre en compte les idées des jeunes et de les encourager à participer aux processus de prises de décision. En effet, la philosophie pour enfants et adolescents, partant du principe que les jeunes sont des interlocuteurs valables, a toujours insisté sur le fait que ceux-ci doivent d’ores et déjà être considérés comme des citoyen.ne.s à part entière et qu’en ce sens, l’esprit du dialogue philosophique ne devrait pas prendre forme seulement au moment où nous faisons de la philosophie, mais qu’il devrait percoler dans l’ensemble de l’institution. C’est ce que Chirouter (2022) appelle « une école philosophique ». Dans le même sens, Fletcher (2020) parle de la PPE comme étant l’un des fers de lance de la lutte contre l’adultisme, une mentalité qui se caractérise par le fait d’aborder les jeunes non pas au regard de tout ce qu’ils sont et ont, mais de tout ce qu’ils ne sont ou n’ont pas encore.
Le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen passerait également par la mise en place d’une éducation à la complexité et à l’incertitude, deux éléments qui, par ailleurs, peuvent s’appeler de manière réciproque. Or, ce sont deux composantes charnières de la philosophie pour enfants et adolescents. En effet, la complexité est au cœur de la recherche philosophique, qui vise le développement d’une pensée complexe et multidimensionnelle (pensée critique, créatrice, attentive, auxquelles certaines autrices et certains auteurs, notamment en Angleterre, ajoutent la dimension collaborative de la pensée), caractérisée par l’importance qu’elle accorde aux relations. Ainsi, la pensée philosophique, du moins en philosophie pour enfants et adolescents, est une pensée des relations, qui multiplie au lieu de diviser, qui additionne au lieu de soustraire et qui combine au lieu de séparer ou de dissocier. Il s’agit en quelque sorte d’une épistémologie relationniste qui aborde les questions à partir de la complexité et de la multiplicité des perspectives qui les composent. Cette entrée par la complexité est d’emblée l’une des caractéristiques de la philosophie pour enfants et adolescents.
En effet, inspirée par une conception de l’apprentissage de type socioconstructiviste, la philosophie pour enfants et adolescents n’entend pas nécessairement (sans l’exclure totalement) procéder à une « décomposition » des concepts dits complexes pour en structurer les processus d’appropriation et d’apprentissage. Elle propose plutôt une entrée dans et par la complexité afin non seulement de redonner la saveur des savoirs (Develey, 1996), mais aussi d’aborder le monde par le prisme des interfaces multiples qui le composent. Ce pari de la complexité se fait par ailleurs au prix de la nécessité d’apprivoiser l’incertitude. Celle-ci est d’ailleurs au cœur de la pratique de la philosophie avec les jeunes, tant en ce qui a trait à la démarche d’enquête qui la caractérise qu’à la posture que doit adopter la personne animatrice. Si éduquer à l’incertitude signifie développer la pensée critique et réflexive en encourageant les jeunes à questionner les savoirs, à adopter une posture de recherche, à cultiver le doute et à favoriser l’argumentation ; si éduquer à l’incertitude signifie apprendre à gérer l’ambiguïté et l’imprévu en acceptant que certaines questions puissent faire l’objet d’une multiplicité de réponses viables ; si éduquer à l’incertitude signifie valoriser l’autocorrection ; si éduquer à l’incertitude signifie créer des occasions où les élèves seront conduits à adapter leurs raisonnements en fonction des contextes ; et si éduquer à l’incertitude signifie valoriser l’interdisciplinarité en montrant que les problèmes sont décloisonnés et qu’ils demandent un croisement des approches et des perspectives, alors il ressort assez clairement que la PPE contribue directement à une telle éducation
Au regard de ce qui précède, il serait raisonnable de penser que la pratique du dialogue philosophique avec les jeunes peut constituer une approche intéressante pour le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen. C’est du moins ce que tentent d’exposer les articles constituant ce numéro thématique. Explorons brièvement chacun d’eux afin de donner un aperçu des liens et enjeux qu’ils abordent à ce sujet.
Présentation des articles de ce numéro thématique
Ce numéro thématique ouvre avec trois articles qui traitent des conditions et du potentiel de rapprochement des domaines de la PDP et de l’ERE.
Le premier article, intitulé Pratiques philosophiques et éducation relative à l’environnement : interroger les conditions d’un rapprochement, signé par Marion Bérard, Marie Coasne-Khawrin, Agathe Delanoë et Pénélope Dufour, questionne les possibilités de ce rapprochement, notamment en ce qui concerne l’écueil intellectualiste et le risque d’instrumentalisation de la PDP en contexte d’une ERE qui vise le développement du pouvoir d’agir écocitoyen. Certaines conditions doivent ainsi être remplies afin de faciliter un rapprochement cohérent entre ces deux domaines, en respectant les principes et les exigences propres de chacune. Une approche holistique et pragmatique de la PDP (au-delà des dichotomies réflexion-action et raison-émotion) conjuguée à l’adoption d’une épistémologie faillibiliste, semble une voie intéressante de rapprochement à l´ERE. La posture à adopter par les éducatrices et éducateurs dans un tel contexte serait celle d’une impartialité neutre, définie comme une impartialité « engagée au regard de ses modalités pédagogiques, bien que neutre du point de vue du contenu de la discussion ». Ainsi, les autrices de l’article concluent que « le développement de la pensée visée par la PDP […] semble pertinent pour l’ERE, faisant de l’écueil intellectualiste [et le risque d’instrumentalisation] un obstacle plus apparent que réel ». Toutefois, le développement du pouvoir d’agir écocitoyen par la PDP doit considérer les conditions matérielles, objectives et sociales du système éducatif néolibéral dominant, qui rentrent en contradiction avec les principes fondamentaux de l’ERE.
Dans le deuxième article de ce numéro thématique, à travers l’examen d’obstacles communs pour la mise en pratique en milieu scolaire, Nadia Beaudry explore également le potentiel de rapprochement des domaines de la PDP et de l’ERE, dans un article intitulé Éducation à l’environnement et dialogue philosophique : obstacles et recommandations pour l’intégration en milieu scolaire. L’autrice nous rappelle que, malgré le fait que les retombés de la PDP sur le développement et les apprentissages des élèves soient bien documentés, sa mise en pratique rencontre plusieurs obstacles, qui sont communs à ceux affrontés dans le domaine de l’ERE. Ces obstacles rendent difficile le développement du pouvoir d’agir écocitoyen en classes de préscolaire, primaire et secondaire. À partir d’une recension narrative des écrits inductive-déductive, l’autrice repère six catégories d’obstacles communs concernant (1) le risque pour le bien-être psychologique des enseignantes et enseignants ; (2) le manque de formation sur les contenus et sur les pratiques pédagogiques à adopter ; (3) la dévalorisation des pratiques de l’ERE et de PDP à cause de leur caractère optionnel dans les curriculums scolaires ; (4) les conflits de valeurs liés au fait que l’ERE et la PDP font appel à des pratiques contrastantes, « confrontantes » et à contre-courant des habitudes pédagogiques ; 5) le manque de ressources financières, matérielles et logistiques, spécifiquement pour le déploiement de l’ERE ; 6) les défis pédagogiques de taille, notamment en lien avec le développement des habiletés de la pensée critique, créative et bienveillante, ainsi qu’en lien avec l’évaluation des apprentissages. Afin de surmonter ces obstacles, des pistes d’action sont proposées.
Dans la même voie que Nadia Beaudry, Alexandra Guité, à travers son article intitulé Repenser l’enseignement philosophique pour l’éducation à l’environnement : l’entraînement épistémique, explore, dans le contexte spécifique de l’enseignement collégial, la possible complémentarité de l’ERE et de la PDP pour surmonter des obstacles épistémiques, comme la désinformation, la polarisation des discours et les vices épistémiques. Ces obstacles, qui nuisent à la compréhension de la crise environnementale et climatique et au développement du pouvoir d’agir pour la contrer, peuvent être affrontés grâce à la PDP visant l’entraînement épistémique. Dans le contexte de cet article, l´entraînement épistémique est compris comme un processus éducatif dont la finalité est le développement, chez les apprenant.e.s, des habitudes de pensée rigoureuses, réflexives et métacognitives dans des situations marquées par l’incertitude et les tensions, comme celles associées à la crise environnementale et climatique. Ainsi, l’entraînement épistémique peut contribuer à affronter des problématiques environnementales complexes et à développer un pouvoir d’agir écocitoyen chez les jeunes du collégial. En résumé, cet article montre que si la philosophie, en tant que discipline, « ne peut résoudre à elle seule les crises écologiques et sociales de notre époque, elle peut toutefois offrir aux étudiant.e.s des outils épistémiques et éthiques indispensables pour y répondre avec responsabilité et engagement ».
Ce numéro thématique inclut ensuite trois articles qui situent le rapport au monde au centre du discours de l’ERE et explorent les possibilités de la PDP pour stimuler la praxis d’une pédagogie de la reconnexion et de la rencontre facilitant le développement du pouvoir d’agir écocitoyen.
L’article Rencontrer les êtres autres qu’humains par le dialogue philosophique, de Christophe Point et Mélanie Champoux, tente de déterminer si et dans quelle mesure le dialogue philosophique utilisé dans le cadre d’une éducation écologique, rend possible une reconnexion entre les humains et les êtres autres qu’humains (animaux et végétaux, systèmes vivants). L’auteur et l’autrice dénoncent une vision anthropocentrée du monde qui serait issue de schèmes dualistes modernes, et insistent sur l’importance de repenser nos relations au vivant. En ce sens, l’article propose une pédagogie de la rencontre, fondée sur quatre principes : (1) les rencontres impliquent une vulnérabilité partagée ; (2) l’existence de l’Autre s’enracine dans la perception sensible, au-delà de la rationalité ; (3) la constitution d’une communauté des vivants prend appui sur la mise en évidence des ressemblances et des différences ; (4) les êtres autres qu’humains possèdent une agentivité propre. L’analyse que les auteurs font du potentiel du dialogue philosophique dans ce contexte les conduit à observer que, bien que la PDP favorise la réflexion et l’écoute, celle-ci reste centrée sur le langage humain et n’intègre pas d’emblée ni nécessairement les êtres autres qu’humains. L’article conclut en appelant à un métissage de la PDP avec des approches immersives pour dépasser l’anthropocentrisme et favoriser une éducation écologique transformatrice.
La reconnexion avec le monde vivant est aussi un aspect central de l’article de Virginie Boelen intitulé La pratique philosophique au cœur du processus holistique de reconnexion au monde et de son réenchantement. Basée sur une approche holistique (qui intègre des savoirs occidentaux et autochtones selon le principe de « double regard »), sur une ontologie relationnelle et sur une herméneutique dialogique, la proposition éducative de l’autrice vise la reconnexion identitaire du jeune à la Nature-Territoire en mobilisant toutes les dimensions de son être (sensible, rationnelle et spirituelle). La PDP est un élément principal de cette proposition permettant l’activation du processus de reconnexion du jeune à la Nature-Territoire, ainsi que le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen à travers (1) l’exercice d’une pensée complexe, critique, créative et vigilante qui mène à l’émancipation et (2) la création de communautés de recherche philosophiques ancrées sur une intersubjectivité non relativiste. La finalité de cette proposition éducative est, d’une part, la création intersubjective de la connaissance (agentivité épistémique) et d’autre part, la mobilisation individuelle et collective en faveur de l’environnement (agentivité écocitoyenne) dans un monde incertain.
L’article rédigé par Mélanie Champoux est intitulé Le vitalisme de Leibniz dans la pensée écoféministe. Cette contribution explore la pertinence de la philosophie de la nature développée par Leibniz pour repenser l’éducation écologique contemporaine. En s’appuyant sur les travaux des écoféministes Carolyn Merchant et Pauline Phemister, l’autrice met en lumière la critique du dualisme cartésien et propose une vision organique et relationnelle du monde. Cette vision, appuyée sur les travaux de Leibniz, conçoit l’univers comme un réseau de monades animées par un principe de perception et d’appétition. Cette perspective, qui insiste sur l’interconnexion et l’harmonie, trouve un écho dans les approches écoféministes qui critiquent la séparation nature/culture et font la promotion d’une éthique du respect et de la réciprocité envers tous les êtres, qu’ils soient humains ou non. L’article plaide pour une éducation écologique fondée sur ces principes, intégrant des approches pédagogiques sensibles, immersives et dialogiques, afin de favoriser une transformation profonde des rapports au monde et une prise de conscience des interdépendances écosystémiques.
La contribution de Mohammed Taleb nous ouvre ensuite un vaste horizon philosophique. Son article, intitulé Néoplatonisme et Éducation relative à l’Environnement : une alliance pour le Bien commun, invite à s’inspirer d’une « sagesse ancienne pour proposer un rapport au monde vivant plus poétique, sensible et porteur de sens ». À cet effet, il rappelle les propositions des philosophes qui ont développé l’idée de l’unité du monde (unus mundus), l’unité des êtres et des choses. En lien avec ce courant néoplatonicien ou « l’Un émane en premier lieu de l’Intellect (comme matrice du multiple, intelligence, être et esprit) », l’auteur rappelle également l’apport des philosophes qui ont traité de l’Âme du monde (anima mundi). C’est à l’Âme en effet « qu’il revient de mettre en forme en quelque sorte ce réel, de lui donner un élan, une impulsion, jusque dans ses expressions organiques et inorganiques ». Mohammed Taleb poursuit cette exploration des propositions philosophiques pour expliciter l’enjeu de la relation entre le cosmique et le psychique. Il s’attarde alors aux courants de l’écopsychologie et de l’écoformation « qui vont fertiliser la philosophie sociale, l’écologie et l’Éducation relative à l’Environnement ». Au regard de la crise écologique actuelle, « qui découle d’une crise spirituelle et morale de la civilisation marchande occidental », l’auteur invite ainsi à parcourir les propositions de philosophes qui offrent des avenues pour « redécouvrir le sens d’un cosmos vivant et réenchanter notre rapport au monde ».
Enfin, dans son article intitulé, Doit-on instaurer une dictature écologique ? Influence du thème abordé sur les pratiques argumentatives des lycéens, Charlie Renard nous ramène sur un plan pédagogique. L’auteure analyse comment le choix d’un sujet controversé en écologie influence la manière dont les élèves argumentent. En s’appuyant sur une étude empirique de débats en classe, elle montre que la question d’une « dictature écologique » suscite une réaction émotionnelle forte qui favorise un engagement argumentatif et stimule à cet effet une diversité de modes d’argumentation. L’étude met en évidence que les élèves mobilisent davantage de savoirs et construisent des liens complexes entre différentes perspectives lorsqu’ils abordent des enjeux perçus comme urgents et polarisants. Toutefois, l’autrice souligne que cette intensité émotionnelle peut parfois nuire à la qualité du raisonnement, en favorisant des postures dogmatiques ou émotives. L’article conclut sur l’importance d’intégrer de telles questions vives dans l’enseignement de la philosophie pour développer un esprit critique et une réflexion plus nuancée sur les défis écologiques contemporains.
La section Regards ouvre ensuite avec l’article de Maxime Fecteau intitulé L’émerveillement comme levier pédagogique : Apports des scientifiques-écrivaines à l’éducation relative à l’environnement. La mise en évidence de l’agentivité insoupçonnée d’êtres vivants autres qu’humains à travers les ouvrages de trois scientifiques-écrivaines (Lynn Margulis, Suzanne Simard et Robin Wall Kimmerer), permet à l’auteur d’envisager des pistes pour une éducation écocitoyenne visant le développement du pouvoir d’agir. Il s’agit de susciter un processus réflexif conduit par l’émerveillement et le rapport sensible au vivant. L’approche proposée s’inscrit dans le prolongement des travaux d’Ann Margaret Sharp sur les pratiques philosophiques en éducation ; à travers une approche tripartite de la pensée (critique, créative et attentive), l’auteur invite « à interroger de manière critique nos représentations anthropocentriques de la nature, à imaginer de nouveaux rapports au vivant, et à développer une éthique du soin (care) envers les communautés biotiques dont nous faisons partie ».
L’article intitulé Processus créatif d’un ouvrage de littérature pour enfants visant la transformation de situations d’injustice écosociale, explicite ensuite le processus vécu par l’autrice, Marta Teixeira, lors de l’écriture d’un livre intitulé Virando obra de arte (Devenir une œuvre d’art), publié en portugais en 2023 et destiné aux enfants de 6 à 9 ans. Inspirée par les ouvrages de Gianni Rodari et les fondements théoriques de la créativité de Beer et Erl, l’autrice oriente son processus de création littéraire vers la transformation écosociale et le décrit selon cinq étapes : (1) la mobilisation d’idées à l’origine de la création ; (2) la préparation de l’ouvrage en s’appuyant sur des techniques créatives ; (3) la réalisation, selon un processus créatif qui est en partie spontané et se réclame d’une marche intermittente de la pensée ; (4) la validation du sens de l’ouvrage, en correspondance avec ce qui l’autrice veut exprimer ; (5) la satisfaction sur le résultat du processus créatif personnel. Dans ce processus, la PDP « agit comme élément de liaison entre l’ouvrage littéraire […] créé et sa finalité, soit le développement d’une approche éducative créative à la recherche des solutions face aux injustices écosociales ».
Nous avons donc le grand plaisir de vous proposer la lecture de ce numéro thématique qui, tout en nous invitant à la prudence lorsque nous jumelons l’ERE et la PDP, nous invite également à développer son plein potentiel pour le développement d’un pouvoir d’agir citoyen dans le cadre d’une éducation visant la transformation écosociale dont nous avons un urgent besoin.
Nous serons heureux de recevoir vos commentaires sur le contenu abordé dans ce numéro thématique de la revue Éducation relative à l’environnement, que nous avons éprouvé autant de plaisir à coconstruire avec les autrices et auteurs qui ont contribué à cette publication. Pour cette construction collective, caractérisée par sa grande diversité de points de vue, sa richesse et son originalité, nous tenons à les remercier. Nous exprimons également notre gratitude envers celles et ceux qui, à travers les nombreuses recensions d’écrits et présentations d’évènements, de publications et de ressources, ont alimenté les sections finales de ce numéro.
Nous vous souhaitons une lecture reposée et active, cohérente avec le rythme lent qu’exige le développement d’une
Bibliographie
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