Marion Bérard, Marie Coasne-Khawrin, Agathe Delanoë et Pénélope Dufourt, « Pratiques philosophiques et éducation relative à l’environnement : interroger les conditions d’un rapprochement », Éducation relative à l’environnement [En ligne], Volume 19.1 | 2024, mis en ligne le 15 juin 2024, consulté le 03 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/ere/11629 ; DOI : https://doi.org/10.4000/133q7
Cet article propose d’interroger le projet qui anime ce numéro thématique, celui de mobiliser les pratiques du dialogue philosophique (PDP) issues du champ de la philosophie pour enfants et adolescents pour contribuer à l’éducation relative à l’environnement (ERE) en participant au développement d’un “pouvoir d’agir écocitoyen”. Nous y suggérons de faire un pas de côté pour examiner deux des présupposés de ce projet qui, bien que pouvant passer pour évidents, soulèvent certaines questions qui méritent une attention particulière afin de préciser les éléments susceptibles de fonder le rapprochement entre PDP et ERE.
Le premier présupposé consiste à penser que les PDP pourraient contribuer significativement à la mise en œuvre de ce projet d’ERE. Telles qu’elles se trouvent initiées dans les travaux de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp (Lipman, 2003 ; Gregory et Laverty, 2021), les PDP visent notamment à former chez les jeunes générations un jugement plus critique, créatif et attentif, afin qu’ils puissent mieux fonder leurs actions. Si, sous cet angle, elles peuvent présenter des affinités évidentes avec l’ERE, cette dernière poursuit toutefois des objectifs éducatifs non seulement cognitifs, mais aussi affectifs, moraux et d’action [1] qui semblent entrer en tension avec certains principes des PDP.
Le second présupposé est celui selon lequel l’éducation constituerait un élément central pour répondre aux questions soulevées par les bouleversements environnementaux. Lorsqu’on interroge la possibilité que les pratiques philosophiques contribuent à l’ERE, on postule indirectement ce rôle essentiel de l’éducation. Or, une telle idée ne va pas sans poser certaines difficultés dès lors que l’éducation s’inscrit dans des institutions qui contraignent et conditionnent sa mise en œuvre.
Cet article vise donc à formuler les questions qui découlent du rapprochement de l’ERE et des pratiques philosophiques afin de tracer les lignes des tensions qu’induit un tel rapprochement et d’esquisser des pistes de réponse pour contribuer à mieux le fonder. Ce faisant, il vise à éclairer les vertus potentielles du dialogue philosophique au regard des spécificités identifiées de l’ERE, mais aussi les défis que pose l’ERE pour la pratique philosophique : les pratiques philosophiques peuvent-elles réellement contribuer au développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen ? Comment comprendre la rencontre entre ERE et pratiques philosophiques dès lors que l’on considère les exigences propres de chacune de ces démarches pédagogiques ?
Pour y répondre, cet article commence par examiner les questions soulevées par ce rapprochement. Nous y proposons ensuite des éléments de réponse conduisant à préciser sous quelle forme et dans quelle mesure les pratiques philosophiques, et plus précisément la pratique du dialogue philosophique (PDP), pourraient contribuer à l’ERE en tenant compte de certaines limites. En terminant, nous mettrons en lumière certaines questions, plus larges encore, que suscite le projet même d’éducation relative à l’environnement.
Les pratiques philosophiques et l’ERE, un rapprochement évident ?
La considération conjointe de l’ERE et des pratiques philosophiques appelle à réexaminer les buts et les méthodes de chacune de ces perspectives pédagogiques et à préciser leur relation réciproque. Cette section vise à dresser un panorama des questionnements que peut induire l’examen du rapprochement entre ERE et pratiques philosophiques : d’abord en interrogeant la pertinence des pratiques philosophiques depuis la perspective de l’ERE ; ensuite, en s’attachant aux questions que soulève la mobilisation des pratiques philosophiques pour l’ERE, cette fois depuis la perspective des pratiques philosophiques.
Questionner l’adéquation des pratiques philosophiques pour l’ERE : à quoi bon penser plutôt qu’agir ?
En considérant les enjeux de l’ERE, on peut de prime abord s’étonner d’un recours aux pratiques philosophiques. Dans cet article, la démarche d’ERE est comprise comme
un processus dans lequel les individus et la collectivité prennent conscience de leur environnement et acquièrent les connaissances, les valeurs, les compétences, l’expérience et aussi la volonté qui leur permettront d’agir, individuellement et collectivement, pour résoudre les problèmes actuels et futurs de l’environnement (UNESCO-PNUE, 1976).
Une telle éducation vise une transformation profonde des habitudes et comportements, mettant en réseau les sphères personnelle, sociale et environnementale et invitant une multiplicité de regards, de discours et de pratiques [2]. Elle s’attache pour cela à la transmission de savoirs, savoir-faire et savoir-être essentiels à cette transformation, incluant une dimension comportementale fondamentale. Le Programme international pour l’ERE (UNESCO, 1987) dégage trois objectifs fondamentaux de l’ERE : 1) sensibiliser et aider les individus à prendre conscience des interactions entre les problèmes économiques, sociaux, politiques et écologiques des zones urbaines et rurales ; 2) aider les individus à acquérir les connaissances, les valeurs, les attitudes, la motivation et les compétences requises pour la protection et l’amélioration de l’environnement ; 3) provoquer de nouveaux modes de comportement chez les individus et les groupes sociaux en ce qui concerne l’environnement. Face à un tel projet éducatif, les pratiques philosophiques peuvent sembler aller à contre sens. Nous soulevons ici quatre obstacles relatifs à l’évidence apparente du rapprochement entre ERE et pratiques philosophiques.
Le premier obstacle concerne la visée de la pratique philosophique. La gravité et l’urgence du contexte actuel appellent une forme d’agir (UNESCO, 2020) face auquel la pratique philosophique pourrait faire défaut. En effet, les pratiques philosophiques semblent a priori viser un objectif pédagogique éloigné de l’ERE : celui de prendre le temps de penser de façon collaborative, permettant de développer autant d’habiletés intellectuelles qui n’appellent pas nécessairement de traduction pratique et opérationnelle. Si les pratiques philosophiques sont une « oasis de pensée » (Arendt, 2013 ; Chirouter, 2020), l’ERE appelle une sagesse plus pratique, susceptible d’action. À première vue, des compétences pratiques et opérationnelles apparaissent plus propices à la transformation effective du monde, à court et moyen terme [3]. On pourrait donc juger plus pertinent de développer des ateliers visant l’apprentissage de savoirs et de savoir-faire directement utiles pour la transition écologique (ateliers centrés sur les connaissances relatives aux questions environnementales : jardinage, bricolage, maintenance informatique, etc.).
Le deuxième obstacle nous conduit un pas plus loin : en plus de pouvoir interroger l’adéquation de la visée de ces pratiques philosophiques avec les objectifs de l’ERE en termes d’action, nous pouvons interroger les méfaits potentiels de ces pratiques intellectuelles au regard de cet impératif d’action. Les habiletés intellectuelles potentiellement acquises à travers elles ne risquent-elles pas de susciter un habitus intellectuel qui pourrait entraver la capacité d’agir des personnes ? Si on pense au doute sceptique pouvant survenir à la suite d’un examen critique, n’y a-t-il pas, avec la pratique du dialogue philosophique, le risque de questionner ce qui ne demande plus à être questionné pour l’ERE ? Au regard de l’urgence climatique, engager la population, jeune ou moins jeune, dans une activité de discussion philosophique ne serait-il donc pas délétère ?
Cet aspect spéculatif de la réflexion philosophique induit un troisième obstacle au recours à la pratique philosophique pour l’ERE : déployée au moyen de la pratique philosophique, cette dernière risque de se réduire à la considération abstraite des enjeux liés à la crise écologique. La philosophie procède par généralisation et abstraction, tandis que l’ERE s’attache au développement d’une réflexion à partir de problématiques environnementales localisées et particulières. Dès lors, engager les participants dans une recherche exclusivement intellectuelle qui appelle une réflexion conceptuelle et peu concrète au sujet de l’environnement en général peut s’avérer absurde si celle-ci n’est pas adaptée à ce qui caractérise la situation environnementale précise. En ce sens, peut survenir le risque de pratiquer un questionnement hors sol.
Ces derniers éléments permettent d’introduire un quatrième obstacle qui touche la question des savoirs préalables requis pour philosopher sur des questions en lien avec la crise écologique : ne faut-il pas posséder certaines connaissances pour être en mesure, non seulement de formuler des questions philosophiques pertinentes pour l’ERE, mais aussi, et peut-être encore plus, de réfléchir à des réponses face à ces questions ? L’ERE entend transmettre un certain nombre de savoirs disciplinaires, mais exige également une approche transdisciplinaire ainsi qu’une considération intégrée des différentes dimensions en jeu dans les questions environnementales (écologique, sociale et économique). La question des savoirs requis se décline tout autant au niveau des participants à un dialogue philosophique qu’au niveau de l’animation. Elle soulève la question de la formation des personnes qui animent les dialogues philosophiques dans un cadre d’ERE : une formation initiale en philosophie et en animation de dialogue philosophique suffirait-elle pour animer avec pertinence un dialogue philosophique inscrit dans une démarche d’ERE ?
Le bref examen de ces quatre obstacles donne à voir la façon dont les pratiques philosophiques et l’ERE constituent des projets éducatifs singuliers qui peuvent entrer en tension, en particulier du point de vue de leurs visées. Il appelle à porter un regard vigilant sur les ambitions d’un recours à la pratique philosophique pour l’ERE. Avant de répondre à ces difficultés, il nous faut encore considérer les questions que soulève, du point de vue de la pratique philosophique, son intégration dans une ERE.
La teneur orientée et engagée de l’ERE : une instrumentalisation des pratiques philosophiques ?
L’ERE ne peut se réduire à une « éducation à » ou « au sujet de » l’environnement qui se contenterait de transmettre, ponctuellement et de façon cloisonnée, des savoirs sur l’environnement. Elle représente, au contraire, « une dimension essentielle de l’éducation fondamentale » (Sauvé, 2002). Elle vise une éducation transformatrice capable de transmettre des savoirs pertinents, mais également de développer des attitudes et des compétences nécessaires pour permettre à chacun, individuellement et collectivement, d’agir pour la résolution des problèmes environnementaux (UNESCO-PNUE, 1976). C’est depuis cette conception résolument orientée de l’ERE qu’il semble pertinent d’interroger les risques d’instrumentalisation des pratiques philosophiques. À cet égard, deux tensions peuvent être mises en évidence.
La première se situe au niveau théorique et concerne la dimension normative du projet d’ERE, qui peut être contradictoire avec les principes de la pratique philosophique. L’ERE comporte un objectif comportemental et pratique tourné vers la protection et l’amélioration de l’environnement (UNESCO, 1987). Elle vise la formation de personnes engagées dans leur rapport à l’environnement et passe par l’adoption d’un cadre éthique spécifique (Schinkel, 2009, p. 508). Or, si la pratique philosophique aspire à engager les enfants et adolescents dans des réflexions éthiques, et spécifiquement à les encourager à aborder les questions éthiques de manière critique, elle se donne pour principe de ne pas les orienter vers une conception du bien plus qu’une autre et de leur permettre de soumettre différentes perspectives à la critique (Gagnon, 2009). Si les PDP sont mises à l’œuvre dans le cadre d’un projet éducatif qui s’attache à transformer les personnes dans une certaine direction, comment peuvent-elles continuer à s’abstenir de favoriser certaines conceptions de la vie bonne au détriment d’autres ?
La seconde tension n’est qu’une conséquence de la première : elle revient à se demander, sur le plan de la pratique, si nous ne risquons pas de dénaturer les questionnements posés dans le dialogue. L’animation philosophique pourrait au mieux accompagner la saisie réflexive d’une connaissance factuelle ou d’une position morale. Mais une telle saisie réflexive suffirait-elle au sein d’une démarche d’ERE ? L’ERE promeut également l’adoption d’un mode de vie capable de contribuer à la résolution des principales problématiques socio-environnementales et se situe, dès lors, au-delà d’une délibération collective visant la construction d’une pensée réflexive, puisqu’il s’agit de prendre position concrètement au regard de rapports scientifiques présentant la crise écologique.
Cette question de l’impartialité nous conduit ainsi à celle du rapport aux savoirs en ERE, ceux sur lesquels elle repose comme ceux qu’elle mobilise : vouloir éduquer au regard de l’environnement suppose en effet la reconnaissance de données scientifiques qui rencontrent encore des résistances et des controverses. Ainsi, la vivacité des questions qui traversent l’ERE appelle la reconnaissance d’une autorité épistémique des savoirs scientifiques, en même temps qu’une capacité à comprendre leur fiabilité et à les questionner. Une tension apparaît ainsi entre ce qui ne devrait plus être remis en question du point de vue de l’ERE (les constats scientifiques qui fondent l’urgence à agir) et la pédagogie du questionnement déployée en pratiques philosophiques, appelant une posture d’ouverture et une multiplicité de points de vue. Puisqu’on ne délibère que sur ce qui est incertain, il s’agirait de considérer, en dialogue philosophique, ce que les faits donnent à penser, à sentir, à faire. Toutefois, l’acceptation initiale de ce prisme pourrait être contestée par certains participants et ainsi soulever une difficulté pratique : comment les personnes animatrices devraient-elles réagir face à des propos climatosceptiques ? Jusqu’où peut-on discuter les faits scientifiques ? Et comment conserver une posture d’animation ouverte et critique sans tomber dans le moralisme ?
Ainsi le cadre épistémologique et normatif de l’ERE pourrait non seulement contrevenir aux principes des pratiques philosophiques s’agissant de l’éducation morale, mais, plus largement encore, mettre en difficulté la démarche elle-même de réflexion sur des questions ouvertes sans chercher à enseigner des réponses.
Les apports des pratiques philosophiques pour l’ERE
La première section a permis de dégager les difficultés que pose le rapprochement entre ERE et pratiques philosophiques. Pour autant, ces obstacles et tensions ne devraient pas nous amener à y renoncer. Au contraire, nous verrons dans cette section qu’une considération approfondie des difficultés mises en avant, notamment au regard de la conception de la pratique du dialogue philosophique inspirée des travaux de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp, fournit des réponses à certains de ces écueils.
Au croisement des pratiques philosophiques et de l’ERE : une visée intellectuelle
L’écueil intellectualiste [4] relevé pourrait être mis en perspective au regard de la conception de la pratique philosophique développée par Lipman (2003) et Sharp (2007, 2014), et de son double ancrage dans la philosophie antique et dans le pragmatisme (Gregory, 2011). Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp reprennent l’héritage antique de la philosophie comme « manière de vivre » (Hadot, 1995) et l’attention pragmatiste à la dimension pratique de la pensée (Dewey, 1938). Ils considèrent les habiletés de pensée non comme des outils abstraits, mais bien plutôt comme des actes de la pensée ayant des implications concrètes qui peuvent aider à développer un discernement prudent dans la vie quotidienne. Ce lien entre pensée et action est au fondement de la réflexivité développée en dialogue philosophique : « Lipman considère qu’une éducation n’a de sens que dans la mesure où elle est d’abord et avant tout une pratique réflexive, c’est-à-dire une activité où penser et agir sont indissociables » (Sasseville, 2000, p. 28).
Dans ses objectifs, l’ERE vise le développement de compétences cognitives, sociales et affectives qui ne semblent pas étrangères aux pratiques philosophiques : compétences critiques, éthiques et politiques permettant la considération éclairée et non conformiste de la question environnementale dans sa globalité (Sauvé, 2014), des compétences de problématisation nécessaires pour saisir et considérer la complexité qui entoure les questions vives que soulève l’ERE (Delplancke et Chalak, 2024), mais aussi la considération de la dimension affective des apprentissages, qui, aux côtés des dimensions psychomotrice et sensorielle, œuvre au développement d’un rapport renouvelé à la nature et appelle au dépassement de l’opposition action-réflexion (Curnier, 2017). En outre, des travaux affirment l’importance d’éduquer à la pensée créatrice au regard de la visée prospective et transformatrice de l’ERE (Pache et coll., 2016 ; Hervé et coll., 2021) et soulignent une absence remarquable de ce type de pensée dans l’enseignement. Ainsi, en développant « l’excellence de la pensée » par l’intégration de dimensions critique, mais aussi attentive (caring) et créatrice (Lipman, 2003), la PDP s’attache au développement d’une pensée holistique susceptible de répondre à une visée d’éducation intellectuelle considérée comme partie prenante de l’ERE.
Si les pratiques du dialogue philosophique en tant que pratiques intellectuelles se montrent pertinentes pour l’ERE, la démarche par laquelle elles entendent former la pensée semble également intéressante à considérer. Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp se situent en effet dans la lignée des penseurs du pragmatisme et notamment de la pédagogie de l’enquête qui engage les participants constitués en communauté dans une recherche autour de la question retenue (Dewey, 2004 ; 2011 ; Lipman, 2003).
Dans leurs travaux, Cécile Redondo et Caroline Ladage (2021) invitent précisément à considérer la pédagogie de l’enquête développée par John Dewey dans le cadre d’une éducation à l’Anthropocène [5] et plus généralement, celui des questions socialement vives, en considérant les enjeux didactiques et pédagogiques que ces dernières soulèvent. Sur le plan didactique, les autrices appellent à dépasser l’approche par thématique, invoquant le risque de « neutraliser » la question vive, c’est-à-dire d’éteindre son aspect controversé, incertain et débattu. Sur le plan pédagogique, elles alertent, à l’appui de nombreux travaux, au sujet des pédagogies majoritairement mises en œuvre jusque-là, qui reposent sur une approche comportementale et normative (les écogestes) ou sur un enseignement classique (transmission de connaissances) : ces modalités pédagogiques comportent, selon elles, le risque d’un « formatage/dressage » (Lange, 2013, p. 5, cité par Redondo et Ladage, 2021) ainsi que d’une absence de réflexion dans l’apprentissage (Fabre, 2014) et une certaine passivité des apprenants. Elles soulignent également la dimension individualiste de ces formats pédagogiques (Lange et Kebaïli, 2019), ce qui appelle plus largement, nous le verrons, à repenser la forme scolaire.
Cécile Redondo et Caroline Ladage identifient trois éléments d’intérêt de la pédagogie de l’enquête qui semblent bien présents dans les pratiques philosophiques : d’abord, elles soulignent combien l’entrée « par le questionnement du monde » leur semble une voie didactiquement pertinente, contrastant notamment avec une approche par thématique ; ensuite, elles soulignent que dans le cadre de l’enquête, la réponse apportée est « originale, partielle et provisoire » (2021, §8), ce qui leur apparaît particulièrement cohérent avec la complexité et l’évolutivité des questions posées par l’Anthropocène ; enfin, l’enquête intègre, dans les questions qu’elle explore et dans les réponses qui s’y construisent, la dimension controversée caractéristique des questions socialement vives. Les autrices renvoient ainsi aux fondements épistémologiques de l’enquête, qui ouvrent sur un travail possible de problématisation (Fabre, 2014) et qui pourraient permettre de répondre au besoin d’approches interdisciplinaires et ouvertes capables de croiser différents types de savoirs. Dès lors, le changement de paradigme pédagogique en jeu dans l’ERE requerrait au préalable un changement de paradigme épistémologique, face auquel les pratiques philosophiques semblent offrir des pistes intéressantes. En effet, le programme de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp travaille au maintien d’un équilibre réflexif tout au long du processus de pensée, processus guidé notamment par l’autocorrection. La pratique philosophique repose ainsi sur une épistémologie faillibiliste visant une « constante refonte, amélioration, révision de toutes ses parties défaillantes » (Lipman, 2003, p. 197). Cette épistémologie se montre particulièrement pertinente dans la perspective de l’ERE et des questions socialement vives qu’elle aborde, controversées, incertaines et débattues tant socialement, politiquement que scientifiquement. Leur complexité ne peut se contenter d’une conception positiviste qui risquerait de réduire les connaissances scientifiques à des certitudes indiscutables et les réponses à apporter, à des réponses scientifiques.
À cet égard, on peut évoquer le constat effectué par Malou Delplancke et Hanaà Chalak (2024) chez des élèves en fin de secondaire ainsi que chez des enseignants : les autrices relèvent, d’une part, des représentations collapsologistes et déterministes chez les jeunes, sources d’anxiété et inhibitrices d’action. D’autre part, elles identifient, chez des enseignants, des conceptions scientistes tendant à présenter le savoir comme certain et infaillible. Elles soulignent avec pertinence combien ces conceptions peuvent être délétères pour la jeune génération, qui s’en trouve somme toute enfermée dans une triste destinée, voire un destin désespérant. Or, si les prévisions sont, certes, pessimistes, elles demeurent des probabilités, ouvrant ainsi un champ de possibles et surtout une marge d’action, qui semble pourtant loin de la perception des jeunes interrogés. Dans cette perspective, une éducation à la pensée complexe et problématique (Morin, 1990 ; Fabre, 2009) pourrait permettre, selon les autrices, une compréhension plus fine et plus ouverte, chez les élèves comme chez les enseignants. Dans la lignée des travaux de Michel Fabre (2017), elles invoquent les problèmes « super pernicieux » que posent les questions relatives à l’environnement et soulignent combien ce genre de problème invite un renouvellement pédagogique dont les caractéristiques font écho aux modalités et à l’épistémologie déployées en dialogue philosophique. En son sein, la connaissance prend sa source dans des rapports intersubjectifs et faillibilistes (Sasseville, 2000, p. 32-33).
L’épistémologie faillibiliste des pratiques philosophiques pourrait également permettre d’asseoir une autorité épistémique des savoirs scientifiques sur lesquels repose l’ERE en cultivant non seulement une prudence épistémique, comprise comme capacité à considérer avec discernement les différents éléments constituants un savoir, une opinion ou une croyance (Coasne-Khawrin, 2023), mais aussi une capacité à discriminer ce qui relève du fait scientifique de ce qui relève de la croyance : les pratiques philosophiques visent en effet le développement de postures critiques dialogiques, et en cela, ne prônent pas le relativisme (Daniel, 2007).
Enfin, au regard de la portée anxiogène des connaissances en question, la capacité des PDP à prendre en compte les émotions et à faire œuvre de tact dans la construction de la pensée, apparaît de première importance : la pensée attentive, le caring thinking (Lipman, 2003 ; Sharp, 2014), pourrait, au côté de la pensée critique, permettre de penser et de développer un rapport affectif et critique au savoir, c’est-à-dire permettre de discerner entre croyance et connaissance, mais aussi entre les différents types de connaissances, tout en demeurant en lien avec les émotions que ces connaissances suscitent. Ainsi par exemple, la peur suscitée par certaines considérations relatives à la crise environnementale pourrait être prise en compte dans l’élaboration d’une compréhension et d’une pensée réflexive à propos de ces considérations. Ce faisant, la discussion pourrait non seulement permettre l’accueil par soi-même et par les pairs de cette émotion difficile, mais aussi permettre de la reconnaître et de l’élaborer dans une pensée structurée. Au contraire, un procédé réflexif strictement critique et rationnel évacuant toute dimension affective de la pensée ne permettrait pas l’intégration de l’émotion suscitée par le propos dans sa compréhension. Un tel dispositif pourrait ainsi favoriser la prise en compte des émotions en jeu dans les questions et les connaissances mobilisées dans l’ERE afin de penser avec soin les actions que celles-ci appellent.
Ainsi, le développement de la pensée visée par la PDP telle que Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp l’ont développée semble pertinent pour l’ERE, faisant de l’écueil intellectualiste un obstacle plus apparent que réel.
L’impartialité du dialogue philosophique au défi de l’ERE
Une autre tension mise en lumière dans la première section se situe entre l’impartialité attendue dans la pratique philosophique et la visée normative de l’ERE. La considération de cette tension nous procure ici l’occasion d’approfondir les présupposés éthiques et politiques des pratiques philosophiques et ainsi d’assumer la portée axiologique qui y préside.
Si les pratiques philosophiques n’entendent pas orienter vers une conception du bien plutôt qu’une autre, et diffèrent en cela de l’ERE, il est opportun de rappeler l’absence de neutralité de tout dispositif pédagogique, quand bien même serait posée l’intention impartiale de ne pas intervenir sur le contenu des échanges. La communauté de recherche philosophique, considérée comme une modalité d’organisation humaine qui permet la résolution en commun de problèmes philosophiques posés à la collectivité en expérimentant la délibération et la friction, entend développer des compétences éthiques et politiques essentielles au dynamisme démocratique. Outre le développement de la pensée, l’une des visées de la pratique du dialogue philosophique est donc de former des citoyens éclairés capables de penser par eux-mêmes, en collaborant avec les autres. La question de l’impartialité demeure donc au-delà de la considération du contenu de la discussion. À cet égard, en France, M. Fabre souligne la difficile neutralité de l’École Républicaine au regard de son aspiration à développer une réflexion sur le bien commun, mais aussi pour le personnel enseignant qui se trouve également concerné par les questions socialement vives. L’action éducative devrait, selon lui, relever d’une « impartialité neutre » visant à « faire faire aux élèves le tour du problème, à leur apprendre à délibérer sans leur proposer de solution, tout en demeurant une “impartialité engagée”, dans la mesure où l’enseignant veille à la tenue intellectuelle des débats et au maintien d’un style démocratique dans le traitement des problèmes » (Fabre, 2021, p. 97). La visée démocratique de la pratique du dialogue philosophique ne nous permet donc pas de la considérer comme entièrement neutre du point de vue des valeurs. Elle semble plutôt relever d’une impartialité engagée au regard de ses modalités pédagogiques, bien que neutre du point de vue du contenu de la discussion.
Cette "impartialité neutre" du point de vue du contenu ne suffit donc pas à évacuer la dimension engagée d’une pratique éducative, y compris la PDP. En effet, la mise en œuvre d’un dialogue pluraliste repose sur des conditions éthiques : il suppose une écoute et une considération des autres, mais aussi une volonté de tenir compte de leurs avis pour faire évoluer la réflexion collective. C’est pourquoi l’apprentissage du philosopher n’est pas considéré comme devant développer simplement une pensée critique, mais également une pensée soucieuse et bienveillante. Comme l’écrit Ann Margaret Sharp, « la vision de l’éthique implicite dans la philosophie pour enfants pourrait bien être appelée une éthique du care, c’est-à-dire une éthique du discernement et de l’appréciation [traduction libre] » (Sharp, 2007, p. 254). En conceptualisant la pratique du dialogue philosophique, Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp ont théorisé une dimension particulière de la pensée, le caring thinking. Il s’agit d’une pensée nuancée qui pourrait être appréciative, affective, active, normative ou empathique (Lipman, 2003) et qui se manifeste par une attention aux données contextuelles et aux dynamiques relationnelles en jeu dans le problème posé, ainsi que par un souci pour les valeurs et un soin apporté aux procédures et outils de la recherche.
Ann Margaret Sharp attire ainsi l’attention sur les dispositions éthiques susceptibles de faire advenir cette dimension de la pensée ainsi que sur sa portée politique :
Parce que nous apprenons l’importance de bâtir sur les idées des autres, nous apprenons également à écouter attentivement et à prendre les autres au sérieux. Nous apprenons à respecter les opinions de chacun en tant que sources potentielles d’information. La communauté d’enquête se caractérise ainsi par un égalitarisme indispensable à l’intériorisation des modes de procédure démocratiques [traduction libre] (Sharp, 1996, dans Gregory et Laverty, 2021, p. 51).
Cette disposition attentionnelle qu’est le caring thinking est ainsi en lien avec une transformation du rapport à soi, à l’autre et au monde, qui appelle précisément le développement d’une pensée relationnelle. Les compétences visées sont ainsi individuelles, mais toujours envisagées au sein d’un collectif, faisant de chacun une partie du tout que forme la communauté. Il s’agit de promouvoir une conscience relationnelle qui est cette capacité à « se sentir intimement lié à tout ce qui est et en faire partie, et agir et se rapporter à partir de cette conscience. C’est s’expérimenter non pas comme un moi atomiste, mais comme un moi en relation avec l’autre [traduction libre] » (Sharp, 2007, p. 251).
L’importance de la conscience relationnelle visée dans la pratique du dialogue philosophique invite à la constitution d’un sujet capable de penser en tissant des relations entre diverses données contextuelles et des dynamiques relationnelles, en prenant soin des arguments posés ainsi que des membres de la communauté participant à la réflexion. Il s’agit davantage de constituer un ensemble de sujets en relation qu’une multiplicité de sujets individuels atomisés. En cela, l’émergence d’une pensée d’excellence s’appuie sur des fondements éthiques qui rejoignent ceux attendus de l’ERE lorsque celle-ci appelle au développement d’un rapport renouvelé au collectif et au vivant. Ainsi, l’éducation au bon jugement (Lipman, 2003) visée par les pratiques du dialogue philosophique n’est pas impartiale d’un point de vue éthique et repose sur la construction d’une conscience relationnelle dite de « care » qui semble entrer en cohérence avec l’éthique du vivant attendue par l’ERE.
Enfin, il est possible de faire ici une succincte référence à la dimension créatrice de la pensée théorisée par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp (Lipman, 2003) qui appelle à favoriser l’émergence de nouveaux points de vue sur le monde et qui pourrait soutenir les ambitions de l’ERE quant au développement de nouveaux imaginaires éthiques et politiques.
Les pratiques du dialogue philosophique, si elles poursuivent une visée intellectuelle, ne sont donc pas sans lien avec l’agir et pourraient soutenir la démarche de l’ERE. Toutefois, ce rapprochement repose sur un second présupposé, encore plus fondamental : l’idée selon laquelle l’éducation serait un levier pertinent, voire légitime, pour éduquer à l’environnement. L’éducation est-elle une réponse pertinente pour faire face aux bouleversements écologiques, ou ne faudrait-il pas plutôt, comme évoqué précédemment, déployer des efforts dans la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques avant tout, l’éducation étant alors secondaire ? C’est à cette question que nous allons maintenant nous attacher.
L’éducation, un levier évident pour répondre aux défis environnementaux et développer un pouvoir d’agir écocitoyen ?
L’idée d’une contribution des pratiques philosophiques pour l’ERE et le développement d’un pouvoir d’agir écocitoyen repose sur un présupposé plus large encore : celui de la pertinence de l’éducation pour répondre aux défis environnementaux. Une telle idée est admise par les Nations Unies, du moins en ce qui concerne le changement climatique, comme le rappellent Adolfo Agundez-Rodriguez et Lucie Sauvé (2022, p. 1) :
Depuis l’adoption de l’Accord de Paris (CCNUCC, 2015), l’éducation est en effet reconnue à l’échelle internationale comme un outil essentiel d’information, de sensibilisation et de participation du public à la lutte contre le CC [changement climatique] (Article 12).
Cette idée, qui peut sembler relever de l’évidence, soulève pourtant des questions qui méritent que nous y prêtions attention. Pour ce faire, nous nous référons ici à l’approche proposée par Vanina Mozziconacci à propos du féminisme (2022a). L’autrice part de l’idée répandue selon laquelle l’éducation serait l’un des leviers les plus importants du combat féministe (2022a, p. 19). Or, cette apparente évidence en fait selon elle en réalité un « obstacle à la réflexivité » et un « impensé » (2022a, p. 21) qu’elle se propose de déconstruire et d’examiner. Dans cette dernière section, nous nous inspirons de son approche pour interroger le rapprochement entre environnement et éducation. Bien que ce parallèle ait des limites, qui tiennent aux différences entre ces deux domaines que sont le féminisme et l’environnement, il nous semble susceptible d’éclairer certains enjeux de l’ERE.
La tension soulevée par la dimension intergénérationnelle de l’éducation
Le premier point de tension entre éducation et ERE, sans doute le plus massif, mais aussi celui auquel la recherche en ERE apporte déjà des éléments de réponse, concerne la dimension intergénérationnelle qui caractérise la plupart des démarches éducatives. Présenter l’éducation comme le levier principal d’un combat à mener, n’est-ce pas pour les adultes une manière de faire porter aux jeunes générations une charge qu’ils n’ont pas réussi à assumer, de refuser la responsabilité de mener les transformations qu’ils pourraient pourtant mener au présent en les remettant à plus tard ? Anders Schinkel souligne ce risque à propos de l’ERE :
il y a toujours un risque que les sociétés, en particulier certaines générations, tentent de résoudre les problèmes qu’elles causent ou ont causés par le biais du système éducatif : les jeunes générations doivent réparer les dégâts causés par les plus âgés [traduction libre] (2009, p. 522 ; voir aussi à propos du féminisme : Mozziconacci, 2022b).
Il est d’autant plus problématique dans ce domaine que les enjeux environnementaux comportent une dimension temporelle importante : le report à plus tard des transformations à mener aggrave les processus en cours, et les jeunes générations en subiront encore plus fortement les conséquences que celles qui les précèdent. C’est ce qui a conduit de nombreux protagonistes de l’ERE à défendre non seulement l’idée que cette éducation est destinée à l’ensemble du corps social, adultes compris, et non exclusivement aux jeunes, m [6]ais aussi, qu’elle doit s’accompagner de changements structurels plus larges de la société qui assurent, plus largement, une cohérence et une continuité entre l’école et la société (Schinkel, 2009, p. 522).
Ceci étant, la mise en œuvre de cette démarche éducative au sein des institutions soulève en elle-même des difficultés qu’il nous faut aussi considérer.
La tension entre les objectifs de la démarche éducative et le cadre institutionnel
2On peut souligner une tension entre les objectifs de l’ERE et le cadre institutionnel dans lequel cette démarche est susceptible de s’inscrire. Comme le souligne V. Mozziconacci, ne s’intéresser qu’à la relation pédagogique, en occultant le cadre institutionnel, reviendrait à tomber dans ce qu’elle appelle, à la suite de René Lourau, « l’illusion pédagogiste » qui consiste à « croire que le savoir peut être séparé des conditions matérielles, objectives et sociales de sa transmission » (Lourau, 1969, p. 16-17, cité par Mozziconacci, 2022a, p. 213). Les institutions dans lesquelles l’ERE est susceptible d’être mise en œuvre [7], en particulier les institutions formelles, s’inscrivent, du moins dans les sociétés occidentales contemporaines, dans un système de société fondé sur la croissance de la production économique, laquelle est une menace pour l’environnement et va donc à l’encontre des orientations de l’ERE (l’ERE conduit d’ailleurs à dénoncer les limites d’un tel système [8]). On pourrait certes avancer que le système scolaire et universitaire bénéficie d’une certaine autonomie par rapport à la sphère économique : il est le lieu d’apprentissages fondamentaux et fournit aux jeunes générations un espace et un temps préservés des contraintes productives et où l’on peut former son esprit. Néanmoins, une tendance s’observe qui consiste à subordonner toute réalité sociale, jusqu’aux institutions scolaires et universitaires, à l’impératif de production. Cela se traduit par exemple par le fait que l’enseignement des Humanités, contribuant de manière moins directe que d’autres à la croissance de la production, est désormais dans de nombreux pays réduit à la portion congrue, comme le signale Martha Nussbaum (2011). La dénonciation de cette tendance a par ailleurs motivé l’une des plus vives critiques adressées à l’usage de la notion de compétences en éducation, à laquelle on a reproché sa perméabilité avec la logique d’adaptation au monde social et avec la logique économique libérale (Sévérac, 2012).
À ce titre, on peut rappeler qu’au tournant des années 1980-1990, la conceptualisation à l’échelle internationale des politiques éducatives mondiales devient structurellement dépendante d’une nouvelle économie : les instances internationales assument l’ère d’une économie « post-industrielle » basée sur une société de la connaissance. Dans ce contexte, le secteur de l’éducation n’échappe pas au paradigme de l’efficacité et de la compétitivité en ce qu’il est considéré comme un facteur fondamental de croissance et de productivité dans les conceptions dominantes du « capital humain » des organisations internationales (Laval et Weber, 2002). Christian Laval et Louis Weber mettent en évidence que des organisations internationales telles que l’Organisation Mondiale du Commerce, la Banque Mondiale et la Commission européenne jouent progressivement, à partir des années 1980, un rôle majeur de contrôle, d’évaluation, de prescription ou de financement dans le domaine éducatif, qui oriente les politiques éducatives mondiales vers un « marché mondial de l’éducation » (Laval et Weber, 2002).
Dès lors, si les politiques éducatives régissant les systèmes scolaires et universitaires semblent orientées par un paradigme économique qui va à l’encontre des objectifs écologiques de durabilité, l’ERE peut-elle avoir sa place en leur sein ? Doit-elle privilégier celles de ces institutions qui tenteraient d’opérer une résistance par rapport au système économique et social dominant ?
La tension entre la dimension globale et collective des enjeux environnementaux et le paradigme individualiste de l’éducation
Une troisième tension peut être soulevée, qui concerne la manière dont les institutions envisagent et constituent le sujet à qui l’éducation serait destinée (voir à propos du féminisme : Mozziconacci 2022a, p. 31-160).
D’un côté, les projets éducatifs peuvent être considérés comme destinés à des sujets pris dans leur individualité : on cherche à former des individus capables de s’engager dans le monde et donc de s’adapter à la société dans laquelle ils se trouvent. D’un autre côté, à l’échelle des politiques éducatives mondiales, dès les années 1990, l’OCDE travaillait sur la notion de « compétence » qui renvoie aux aptitudes individuelles considérées comme nécessaires pour les besoins des employeurs et donc aux capacités que les futurs diplômés détiennent pour leur insertion professionnelle. Les enquêtes PISA de l’OCDE ont notamment pour objet de comparer les performances des élèves issus d’environnements éducatifs divers pour cerner les modèles les plus à même de préparer ces derniers à leur vie d’adultes. Il s’agit bien d’analyser si ces jeunes sont préparés à exploiter leurs connaissances et compétences pour faire face aux défis de la vie réelle et de la société de la connaissance. L’orientation individualisée de ces enquêtes se concentre alors davantage sur l’acquisition de compétences pouvant être utilisables à l’échelle individuelle, accentuant la dimension de compétitivité au sein de l’éducation.
Or, si les questions environnementales sont localisées, elles sont également, par leur essence, éminemment globales, puisqu’elles concernent l’humanité dans son entièreté, bien plus que les individus pris isolément. S’agissant du changement climatique, les bénéfices à attendre d’une telle éducation ne concernent pas les sujets qui en seraient destinataires pris individuellement, mais bien la population mondiale dans son ensemble. La vision individualiste de l’éducation entre dès lors en tension avec une deuxième conception, qui considérerait le sujet de l’éducation d’un point de vue plus collectif. D’après L. Sauvé, « [l]’éducation relative à l’environnement vise à induire des dynamiques sociales, d’abord à l’échelle des communautés puis à celle de réseaux de solidarité élargis, favorisant l’approche collaborative et critique des réalités socio-environnementales » (Sauvé 2002, p. 1 ; voir aussi Sauvé, 1998). Les réflexions sur l’ERE dénoncent à ce titre les « éducations à » au motif qu’elles sont centrées sur des problèmes individuels qui ne prennent pas en considération les dynamiques structurelles et contextuelles et les interdépendances au cœur des enjeux environnementaux.
Dès lors, un enjeu pour l’ERE considérée dans sa dimension institutionnelle est celui de construire des institutions éducatives capables de s’adresser à (et de constituer) un sujet collectif susceptible de mener à une transformation globale de la société et non de considérer les sujets de manière individuelle. Quelle(s) forme(s) d’éducation(s) pourrai(en)t favoriser la construction d’un pareil sujet collectif ? Plus fondamentalement, quel sens donner à l’éducation dès lors que les fondements individualistes du libéralisme politique sont questionnés ? Sur ce point, nous l’avons vu, les pratiques du dialogue philosophique et l’éthique du care qu’elles déploient ouvrent une voie intéressante à creuser puisqu’elles permettent d’intégrer une dimension dialogique, relationnelle et délibérative au sein de l’éducation, et ce, sans sombrer dans une vision essentialisée du sujet collectif.
Conclusion
Dans cet article, nous avons souhaité montrer que le projet de mobiliser les pratiques philosophiques pour l’ERE soulève certaines questions. Pour autant, la pratique du dialogue philosophique telle qu’initiée par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp semble fournir des ressources précieuses pour l’ERE : elle est à même de prendre en charge les questions épistémologiques, existentielles et éthiques liées à ces questions socialement vives, en les pensant de manière critique, attentive et réfléchie et en rendant justice à leur dimension d’incertitude. Toutefois, la mise en œuvre de ce rapprochement soulève certains points de tension étant donné les institutions dans lesquelles ces pratiques éducatives pourraient avoir lieu. Donner toute sa portée au rapprochement entre les pratiques du dialogue philosophique et l’ERE suppose de penser les institutions dans lesquelles elles s’inscrivent, et leur éventuelle transformation.
Bibliographie
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