Michel Fabre, « John Dewey : la démocratie comme forme de vie et ses implications éducatives. », Éducation et socialisation [En ligne], 74 | 2024, mis en ligne le 19 décembre 2024, consulté le 06 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/edso/29661 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12yxg
La démocratie n’est pas pour Dewey un thème parmi d’autres, mais un fil conducteur de sa pensée et de son action comme intellectuel engagé. Sidney Hook (1980/1985) discerne trois significations de cette idée dans les écrits du philosophe pragmatiste. La démocratie y désigne évidemment un régime politique à l’instar de la monarchie, de l’aristocratie ou des totalitarismes. Mais, au sens large, elle évoque également une forme de vie. Enfin, Dewey utilise quelquefois le terme comme synonyme d’éducation. Peut-être d’ailleurs faudrait-il, par souci de clarté, ajouter un quatrième sens, transversal aux trois autres, à savoir la démocratie comme éthique.
Comment ces quatre sens de l’idée de démocratie s’articulent-ils ? Que peut bien signifier la démocratie comme forme de vie ? Et peut-on vraiment parler de démocratie à l’école ? Ces questions trouvent-elles une réponse dans l’œuvre de Dewey ? Si le philosophe ne cesse de travailler la première, le pédagogue ne laisse-t-il pas la deuxième largement en friche ? Pour un spécialiste aussi avisé que Westbrook (1991, p. 508), Dewey, à partir de 1904, en quittant Chicago et l’école laboratoire pour l’université Colombia de New York, se serait détourné progressivement de la réflexion pédagogique sur la démocratie dans l’éducation au profit d’une réflexion politique plus large sur les rapports de la démocratie et de l’éducation. Bien des commentateurs font ainsi l’hypothèse d’un « chaînon manquant » dans son œuvre : quand il parle de la démocratie, Dewey ne parlerait pas de l’école et inversement, l’école serait relativement absente de sa réflexion politique (Stone, 2008)
Pour tester ces hypothèses, nous confronterons certains écrits des Later Works des années 1930-1953 (en particulier Expérience and Éducation (1938/1983), Problems of Men (1946) et quelques textes rassemblés par Joëlle Zask sous le titre Écrits politiques (2018) avec des textes des Middle Works des années 1910-1920 (en particulier Shools of To-Morrow, 1915 et Democratie and Education, (1916/2011) [1]. Nous chercherons à savoir si la réflexion philosophique sur la démocratie dans ses différentes significations s’articule ou non avec une pensée pédagogique de la démocratie à l’école.
Notre cheminement suivra trois étapes afin d’élucider l’articulation des multiples sens de la démocratie repérés par Sidney Hoock : 1) nous rappellerons d’abord l’importance que joue la démocratie, comme régime de gouvernement, dans la philosophie politique de Dewey et son combat contre les dangers qui la menacent. Toutefois cette dimension politique de la démocratie peut-elle subsister sans démocratie sociale ? 2) nous tenterons donc d’élucider l’idée de la démocratie comme forme de vie et le lien que tisse Dewey, tout au long de son œuvre, entre démocratie et éducation) ; 3) enfin, nous chercherons s’il y a chez Dewey, une pensée pédagogique suffisamment articulée de la démocratie à l’école. Reste à savoir si ces trois niveaux de sens ne seraient pas sous-tendus par une dimension transversale, la démocratie comme éthique ?
La démocratie est un combat
Le thème de la démocratie, comme forme de gouvernement, constitue un leitmotiv de la pensée et de l’action de Dewey (Westbrook, 1991 ; Fabre, 2015). On s’attendrait donc à ce qu’il la fonde en raison sur une idée de la nature humaine ou sur le droit naturel, mais comme le montre Freedom and Culture (Dewey, 1939/1989), toute entreprise fondationnelle de ce genre ne fait qu’hypostasier, en prétendues lois naturelles, la structure historique d’une société donnée, comme on le voit chez Platon Hobbes ou Adam Smith. Privée de fondement métaphysique ou juridique, la démocratie comme gouvernement du peuple par lui-même ne saurait donc relever que d’une foi dans les possibilités des êtres humains à s’auto-diriger et plus précisément dans les vertus de l’expérience et de l’éducation (Dewey, 1939/2018 n°27 ; Point, 2018) [2]. À l’époque de Dewey, cette foi est soumise à rude épreuve et doit être défendue contre une sorte d’hydre à plusieurs têtes : les totalitarismes nazi et communiste, mais aussi le capitalisme et la technocratie (Westbroock, 1991 ; Rockefeller, 1991 ; Fabre, 2015).
Les totalitarismes
Dewey voit dans le nazisme, une « démocratie inversée » avec « au sommet, une domination autoritaire absolue et à la base, une masse disciplinée et obéissante. Entre les deux se trouve un ordre hiérarchique de sous-chefs actifs » (1942/2018, n° 30, p. 490). Dans quelle mesure le nazisme est-il l’accomplissement de l’idéalisme allemand de Fichte et de Hegel et dans quelle mesure sa perversion ? La question taraude Dewey depuis longtemps (1915b, 1916/1983). Peut-on voir en Hitler la main opportuniste de l’Esprit absolu hégélien qui, on le sait « opère presque exclusivement par l’intermédiaire de la passion, du désir, de l’ambition, de la volonté personnelle et subjective… » (1942/2018, n° 30, p. 493) ? Hitler critique la démocratie au motif que l’individualisme y atomise la société, c’est pourquoi il fait de la force pure le seul moyen de l’unification politique. Au-delà de la logomachie quasi religieuse de Mein Kampf sur le sang et la race, il y a – pour Dewey – quelque chose dans la mentalité allemande qui discrédite la discussion et la recherche du consensus au profit de l’obéissance inconditionnée à une autorité censée compétente et légitime. Ce quelque chose est la croyance aux vertus d’une personnalité incarnant l’Esprit du peuple et capable d’unifier la nation dans un même élan spirituel. Si Dewey s’attarde autant sur le cas Hitler, c’est pour opposer deux manières de réaliser l’unité sociale. Il y a la méthode allemande, celle de la soumission au chef qui rassemble au nom d’un idéal quasi messianique et la méthode américaine, celle de la discussion démocratique qui s’efforce de surmonter les divisions et d’obtenir un consensus par l’échange d’arguments rationnels. Pour creuser ces différences de méthode, Dewey relate la confidence d’un ingénieur allemand auquel il a fallu dix ans de collaboration avec les américains pour réaliser la force de la méthode démocratique « qui consiste à discuter, à échanger des arguments jusqu’à ce que la décision finale représente un consensus opératoire qui prend en compte les idées de tous ceux qui ont participé » (Dewey, 1942/ 2018, n°30, p. 494).
Si le combat contre le fascisme va de soi pour Dewey, sa relation au communisme est plus complexe et l’URSS a pu lui apparaître, à certains moments, comme un laboratoire d’expériences sociales et éducatives (Garetta, 2005 ; Renault, 2013). Certains de ses collaborateurs comme Sidney Hook ont d’ailleurs activement milité pour un rapprochement entre marxisme et pragmatisme, au point que Dewey a dû se défendre d’être communiste (Dewey, 1934/2018, n°22). Mais c’est sans doute le dialogue avec Trosky, qui lui permet de préciser sa conception « radicale » de la démocratie (Cometti, 2016). Dans son ouvrage Their Morals and Ours (1938), (La morale et la nôtre, 2014), Trosky critique l’angélisme qui condamne l’action violente révolutionnaire au nom de principes transcendants ou universalistes. Il plaide pour une interdépendance entre fins et moyens. Pour lui, l’émancipation du prolétariat est la fin qui justifie le recours à la violence révolutionnaire, laquelle s’appuie sur la lutte des classes comme loi de l’histoire. Dewey lui objecte qu’admettre sans discussion une telle loi dispense de s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre. Il n’y a donc pas, chez Trosky – quoiqu’il en dise – de véritable interdépendance entre moyens et fins. Pour Trotsky la fin dépend bien des moyens, mais les moyens ne dépendent pas de la fin. Ils se déduisent, d’un tout autre principe, précisément de cette prétendue loi de l’histoire qu’invoquent les marxistes (Dewey, 1938/2008, n°26).
Pour Dewey au contraire, « Le principe fondamental de la démocratie est que les fins de liberté et d’individualité pour tous ne peuvent être atteintes que par des moyens en accord avec ces fins » (Dewey, 1937/2018, n°25, p. 414). Si la démocratie a pour fin ultime l’émancipation, les moyens choisis doivent être eux-mêmes émancipateurs, ce qui exige qu’ils soient sans cesse interrogés dans l’action politique. On ne s’étonnera pas que Dewey fasse de la démocratie une idée morale, l’idéal ultime de l’humanité (Dewey, 1988/2018, n°1, p. 60). Il faudrait peut-être voir là, dans ce quatrième sens de la démocratie, l’élément éthique transversal aux trois autres repérés par Sidney Hook.
Critique du capitalisme
Sévère contre le stalinisme et le trotskysme, Dewey n’en épargne pas pour autant le capitalisme de son temps dans lequel il voit un détournement du libéralisme politique de Locke en économie du « laisser-faire ». Malgré ses limites philosophiques dues à ses tentatives de fonder la liberté sur une problématique nature humaine, le libéralisme politique proposait un certain nombre de valeurs fondamentales telles que l’individualisme, la liberté de penser et d’agir, la tolérance, qui sont à la base de la démocratie moderne et que Dewey reprend à son compte. Par contraste, ce que Dewey appelle « crise du libéralisme » désigne le triomphe du « laisser-faire » et ses conséquences désastreuses sur l’économie, la politique et la culture. Tout le problème vient du fait que le libéralisme économique détourne le sens de l’individualisme politique originel, celui de Locke dont la question fondamentale était celle de la liberté individuelle. Dans le second libéralisme, cette idée de liberté est conservée, mais prend la signification économique du laisser-faire, de la libre entreprise. Or ce libéralisme économique ne peut plus promouvoir le développement de l’individu ni l’égalité sociale. Il repose sur une fiction de l’égalité qui isole l’individu dans la « Grande Société » et le soumet aux dictats des classes dominantes. D’où la thématique de « l’individu perdu » (Dewey 1930/1989). Il nous faut – dit Dewey – renverser ce renversement par un contrôle politique de l’économie au service d’un libre développement de l’individu dans un climat de coopération.
Le « libéralisme radical » constitue donc, pour Dewey, une troisième voie entre communisme et capitalisme, laquelle mise moins d’ailleurs sur le renforcement de l’État que sur l’accroissement du rôle des citoyens dans la délibération politique, dans une perspective de démocratie participative, seule manière d’établir la continuité entre activités individuelles, sociales et politiques. Il faut donc troquer l’anthropologie du libéralisme et son idée d’un individu pourvu de droits naturels, contre une anthropologie de la liberté comme « puissance d’agir », laquelle requiert, pour devenir effective, une action positive de l’État intervenant sur des dispositifs sociaux juridiques et institutionnels (Garretta, 2014, p. 31). Mais cette action de l’État n’est pas elle-même, exempte de dangers.
Contre la technocratie
Le dernier ennemi de la démocratie est, en effet, pour l’Amérique, la tentation technocratique. Les bouleversements économiques, sociaux, démographiques des années vingt font de l’Amérique une « Grande société », complexe et atomisée, où l’urbanisation et l’industrialisation ont détruit les proximités et les solidarités rurales. Du point de vue politique, beaucoup s’interrogent sur la doctrine libérale de « l’omni-compétence des citoyens », à maîtriser le cours des choses et même tout simplement à le comprendre. Pour Lippmann, qui place ses analyses de psychologie sociale sous le patronage de Platon, l’opinion publique est en réalité constituée d’une série de stéréotypes qui donnent une image distordue de la réalité, laquelle, renforcée par la propagande médiatique, acquièrent la force de l’évidence. [3] Dès lors, ce qu’on appelle « consensus » ou « majorité d’idées », loin de résulter d’une délibération rationnelle, semble plutôt procéder d’une manipulation de l’opinion (Westbrook, 1991 ; Zask, 1999). Lippmann en vient à penser que dans ce contexte, seule une élite d’experts désintéressés et animés du souci de la vérité est à même de piloter une société aussi complexe que la société américaine des années 1920 (Zask, 1999, Stiegler, 2019).
Tout comme Lippmann, Dewey constate l’état déplorable de l’opinion publique américaine. Mais, pour lui, les faiblesses de la démocratie réclament, non pas moins, mais plus de démocratie (Dewey, 1927/2003, p. 153). L’incompétence du public ne lui vient pas d’une inaptitude congénitale à la compréhension des problèmes politiques, mais du caractère inégalitaire de l’éducation et du fait que le peuple se voit écarté de la gestion des problèmes du commun. C’est pourquoi toute la philosophie politique de Dewey se centre sur la constitution des « publics » de citoyens prenant en charge leurs affaires. Vivre en démocratie signifie participer à l’auto-transformation de la communauté, avec l’aide éventuelle d’experts. Car Dewey n’oppose pas l’élite et le peuple, il envisage plutôt une relation dialectique entre citoyens et experts : « Celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut » (ibid, p. 197). Avec sa théorie des publics, Dewey réaffirme ainsi l’idéal du self-government des « petites républiques » jeffersoniennes (Dewey, 1940/2018, n°28). Il s’agit donc de transformer la « Grande Société » en « Grande communauté », une communauté dans laquelle les ultimes conséquences des activités sociales seraient prises en compte par des publics coordonnés entre eux (Zask, 2010).
L’évocation des combats de Dewey contre les totalitarismes, le libéralisme économique et la technocratie permet d’expliciter le premier sens que Dewey donne à l’idée de démocratie et que relève Sydney Hook, celui d’une forme de gouvernement fondé sur la liberté, la discussion et la participation.
La démocratie comme forme de vie
Ces combats pour la démocratie seraient vains si on ne concevait celle-ci que comme régime politique. Pour Dewey, les formes institutionnelles de la démocratie politique n’ont de sens et ne sont d’ailleurs possibles que si la démocratie est conçue et pratiquée comme une forme de vie « une forme de vie associée, d’expériences communes communiquées » (Dewey, 1916/1983, p. 113).
L’éthos démocratique
Déjà, dans son article « L’éthique de la démocratie » de 1888, Dewey polémiquait contre Henry Maine qui reprenait la manière aristotélicienne de classer les régimes politiques en termes de rapports quantitatifs entre les gouvernants et le peuple. En monarchie, un seul règne sur tous ; l’aristocratie est le gouvernement de quelques-uns sur la multitude et la démocratie celui de tous par tous ou si l’on veut du peuple par lui-même. Dewey adresse deux objections à cette conception. La première est que faire fond, comme Aristote, sur « la loi du nombre » pour définir les régimes politiques réduit la société à une simple somme d’individus (Dewey, 1888/2018, n°1. p. 41). Or celle-ci, comme Hegel l’a montré, doit être conçue comme un organisme. Mais, c’est la deuxième objection qui nous intéresse, l’idée que la démocratie est un esprit, « une forme d’association morale et spirituelle » (ibid, p. 52). C’est cette signification éthique qui donne son sens à la démocratie comme régime politique. Cet idéal démocratique renvoie à un individualisme, ou plutôt un personnalisme qui résonne avec la morale évangélique de l’amour fraternel4. Bref, « la démocratie est une idée éthique, celle d’une personnalité possédant des capacités réellement infinies présentes en tout homme » (ibid, p. 60). Dès lors Dewey reprendra les termes de la devise française « liberté, égalité, fraternité » en en faisant « l’idée éthique la plus élevée que l’humanité ait atteinte » (ibid, p. 56). Cette dimension éthique de la démocratie (ce que nous avons appelé par souci de clarté son quatrième sens) est ce qui sous-tend toutes les formes qu’elle peut prendre, y compris son sens de régime politique. [4]
Dewey abandonnera par la suite le lyrisme religieux et l’organicisme hégélien de ses débuts, mais il conserva toute sa vie cette conception de la démocratie comme éthos, qu’on retrouvera par exemple dans un article de 1939, « La démocratie. La tâche qui nous attend » (Dewey, 1939/2918, n°27). Dewey y affirme que la démocratie ne va pas de soi, qu’elle doit être sans cesse recréée et adaptée aux circonstances. Car ce qui caractérise l’essence de la démocratie, ce ne sont pas les formes institutionnelles qu’elle prend à tel ou tel moment de son histoire : le système représentatif, le vote, l’équilibre des pouvoirs. La démocratie est fondamentalement une forme de vie « contrôlée par une croyance active dans les possibilités de la nature humaine » (ibid, p. 427), soit dans leur capacité à faire des apprentissages collectifs : « La foi dans la démocratie et la foi dans l’expérience et l’éducation ne sont qu’une seule et même chose » (ibid, p. 430). Ici, le processus compte plus que ses résultats : « La tâche de la démocratie reste celle de la création d’une expérience plus libre et plus humaine partagée par tous et à laquelle chacun contribue » (ibid, p. 431). [5]
Faire de la démocratie un éthos, signifie qu’elle englobe toutes les dimensions humaines : volitives (la décision libre), cognitive (la discussion argumentée), affective ou émotionnelle5 (l’ouverture, la compréhension, la fraternité), et proactive (l’engagement, la coopération). Toutes ces dimensions sont en effet commandées par une intentionnalité éthique et politique résumée par le triptyque : liberté, égalité, fraternité, auquel on pourrait ajouter un quatrième terme, celui d’éducation.
Démocratie, expérience, éducation
De fait, pour Dewey, la démocratie, qu’elle soit envisagée comme régime politique ou comme éthos, est toujours pensée - c’est là le troisième sens distingué Sindney Hook – en relation avec l’expérience et l’éducation et ceci pour plusieurs raisons.
La première, c’est que, pour qu’un apprentissage soit vraiment éducatif, il faut qu’il coordonne trois dimensions : le développement personnel, la culture et l’efficacité sociale (Dewey, 1916/1983). Mais l’éducation ne peut se penser abstraitement, sans lien avec le type de société dans lequel elle s’exerce. Or la société américaine est non seulement une société qui change, mais dont l’idéal est le changement (ibid, p. 126). Elle doit donc avoir des modalités d’éducation spécifiques. Elle doit former, moins à l’obéissance et à la docilité qu’à « l’initiative et à l’adaptabilité personnelle » (ibid, p. 114). Comme l’indique Schools of To-Morrow (1915/2008), l’éducation, dans une démocratie, doit obéir à deux exigences fondamentales : 1) mettre en place une pédagogie démocratique de la liberté et de la responsabilité ; 2) promouvoir une école pour tous, même pour les classes populaires. C’est pourquoi l’idéal éducatif de la société américaine ne saurait être celui de Platon qui rêvait à une société que le changement n’altérerait pas et où l’expérience ne pourrait que difficilement circuler entre les classes de la cité. Ce ne peut être non plus l’idéal cosmopolite, mais abstrait des Lumières, fondé sur une hypothétique nature de l’homme et quelque peu oublieux des spécificités nationales. Encore moins, l’idéal nationaliste de l’État éducateur de l’idéalisme allemand de Fichte ou de Hegel « qui subordonne l’individu à l’institution » (Dewey, 1916/1983 p. 127).
Inversement – et c’est la deuxième raison – seule une société démocratique permet le plein déploiement de l’expérience et son partage. À comparer les différentes formes de sociétés, c’est la société démocratique qui compte le plus d’intérêts partagés et qui maximise la liberté et l’intensité des échanges d’expériences. C’est donc elle qui fournit le cadre le meilleur pour les trois objectifs de l’éducation définis par Dewey : le développement personnel, l’acquisition d’une culture (conçue comme le résumé de l’expérience de l’humanité) et l’efficacité sociale (ou l’aptitude à jouer son rôle au sein de la société) (Dewey, 1916/1983). En démocratie, le développement personnel s’effectue librement, la culture bénéficie du libre partage d’expérience, l’efficacité sociale tient à l’ouverture de l’expérience et à la possibilité d’apprendre de ses erreurs.
Enfin, la troisième raison de relier intimement éducation, expérience et démocratie, c’est que sans l’éducation, la démocratie aussi bien comme forme politique de gouvernement que comme éthos serait impossible (Dewey, 1946). En effet, si l’on récuse toute perspective fondationnelle dans une hypothétique nature de l’homme, la démocratie relève d’une foi dans la méthode de l’intelligence et dans la capacité de chacun à en user, foi qui doit être renouvelée et transmise à chaque génération. C’est pour cela que l’école ne peut se couper du monde, mais qu’on doit au contraire y apprendre à déchiffrer les différences forces sociales qui le dynamisent. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle peut servir la démocratie.
22À travers toutes ces remarques se dévoile la consubstantialité de la démocratie et de l’éducation. L’essence de la démocratie – dit Dewey – s’exprime dans cette remarque de Lincoln selon laquelle personne n’est assez bon ou assez sage pour gouverner les autres sans leur consentement. Et – ajoute-t-il – « c’est peut-être seulement récemment que nous réalisons que cette idée est l’essence d’une solide éducation » (ibid, p. 36. Trad de l’auteur). En effet l’apprentissage ne dépend pas que du maître ou du manuel. Il exige que l’apprenant prenne en charge lui-même son éducation et participe activement à l’élargissement de son expérience. Le self-governement est donc bien le principe qui prévaut aussi bien dans la démocratie en tant que régime politique, avec le modèle jeffersonien des petites communautés autogérées, que dans l’éducation, même si dans ce dernier cas, il doit être soutenu et guidé par l’éducateur.
Les critères généraux de l’éthos démocratique
Roberto Frega donne la formule générale de l’éthos démocratique dans les différentes sphères de la vie sociale. Il rappelle que, pour Dewey, le politique n’est pas, comme chez Arendt une sphère ontologiquement distincte du social (Arendt,1983, p. 66). Il n’en est qu’une dimension fonctionnelle qui renvoie à la manière dont la famille, l’entreprise, l’École… s’organisent et se gouvernent. Les catégories politiques (l’aristocratie, la monarchie, la démocratie) sont d’abord des « catégories de la pensée sociale » (Frega, 2020, p. 25), c’est-à-dire, des manières d’être avec les autres ou encore des schèmes d’interaction. Dans le pragmatisme, les catégories politiques deviennent ainsi des schèmes d’intelligibilité du social décrivant l’autoritarisme d’un patron, la tyrannie d’un enseignant, le style démocratique d’un autre, etc. Du reste, donner la priorité au social sur le politique permet de définir la démocratie par la démocratie, c’est-à-dire d’en faire un concept primitif qui ne se fonde sur aucun antécédent tel que la liberté, l’égalité ou la justice.
Frega (2020, p. 86) propose trois critères d’évaluation d’une forme de vie démocratique : a) la parité relationnelle qui se réfère à la « société des égaux » de Tocqueville. Elle a lieu lorsque les interactions minimisent les différences de statuts sociaux et évitent les discriminations ; b) l’autorité inclusive qui advient lorsque les individus participent à l’élaboration des décisions qui les concernent ; c) l’engagement social qui désigne la capacité d’un groupe social à impliquer ses membres. Parler, comme Dewey, de « démocratie radicale », signifie promouvoir ces principes dans toutes les sphères de la vie, ce qui exige d’imaginer de nouvelles formes de régulation du social, tout en respectant la spécificité des organisations ou des institutions concernées. Définir ainsi la démocratie en fait une idée normative pour l’évaluation des formes sociales existantes, mais également un cadre général pour la poursuite du projet démocratique, projet toujours inachevé, tant est difficile l’idée selon laquelle les hommes résoudront mieux leurs problèmes communs ensemble que seuls, chacun dans son coin ou en s’en remettant à l’autorité d’un chef (Dewey, 1939/1989 ; Point, 2018).
À ces caractéristiques sociales de la démocratie comme forme de vie, il faut lier étroitement une dimension épistémique, la pratique de l’enquête coopérative, à condition de ne pas séparer son aspect instrumental (la résolution des problèmes) de son aspect expressif de réalisation de soi.
La confrontation des Middel et des Later works permet donc de suivre, dans l’œuvre de Dewey, le fil ininterrompu de l’idée de démocratie comme forme de vie et de le nouer à celui de la démocratie comme régime politique. L’articulation de ces deux premiers sens, distingués par Hook, sous-tendue par une conception éthique du vivre ensemble, explicite bien le lien que fait Dewey, entre démocratie et éducation. Reste à savoir si cette pensée philosophique se traduit ou non par une réflexion sur les formes concrètes, proprement pédagogiques, que pourrait prendre la démocratie dans l’éducation et particulièrement à l’école ou si l’on doit s’en remettre à l’hypothèse de Stone, d’un « chaînon manquant », chez Dewey, entre philosophie éthique et politique et pédagogie.
Nous tenterons de montrer, dans la suite de cet article, que même si la question philosophique des rapports entre démocratie et éducation s’avère incontestablement mieux travaillée que la question pédagogique de la démocratie dans l’éducation, Dewey n’a pas abandonné, après son départ de Chicago, l’idée que l’école puisse être un levier de transformation sociale et qu’il n’a pas renoncé à la pédagogie, comme le montre l’ouvrage Experience et Education de 1938. Notre hypothèse de lecture est que dans les Later Works des années 1930-1953, si les conférences réunies sous le titre de Problems of Men explicitent bien le lien entre démocratie et éducation amorcé dans l’ouvrage éponyme de 1916, Experience et Education (1938) permet également de se faire une idée tout à fait précise, des principes pédagogiques qui doivent commander l’idée de la démocratie dans l’éducation, en tenant compte des spécificités de cette institution.
La démocratie à l’École
Dewey l’avoue : « Je ne sais pas au juste en quoi peut consister la vie démocratique dans les différentes sphères de la société – politique, économique, culturelle, domestique – aujourd’hui » (Dewey, 1946, p. 56). Il ajoute que si on arrive à donner une réponse à cette question, une deuxième suit immédiatement : quelle direction faut-il donner à l’école pour quelle puisse promouvoir le forme de vie démocratique sous tous ces aspects ? La famille, l’école, le monde du travail, la vie associative ne requièrent pas forcément la même déclinaison des principes démocratiques, car les interactions ne peuvent s’y abstraire complètement des statuts de parent, d’enseignant ou de patron et des relations dissymétriques qu’ils impliquent. S’agissant spécifiquement de l’école, la question est de savoir si, moyennant ces réserves, on peut ou non trouver chez Dewey, et jusqu’à quel degré d’explicitation, quelque chose comme une pédagogie de la démocratie.
Les spécificités de l’éducation : la guidance
Dans Démocratie et Éducation, Dewey définit l’éducation de plusieurs points de vue : 1) un point de vue biologique, avec la condition fondamentale de malléabilité et de néoténie ; 2) un point de vue sociologique de transmission et de partage de l’expérience qui fait tenir la société dans le temps, à travers les générations ; 3) un point de vue psychologique visant le développement personnel ; 4) enfin un point de vue qu’on appellera « pédagogique » et qui tient à l’idée de direction puisque l’éducateur « dirige, contrôle ou guide » (Dewey, 1916/1983, p. 44). L’idée de direction introduit ainsi une dysymétrie inévitable dans la relation éducative entre un élève et un « directeur » qui le conduit vers un but choisi par lui. Dans ces conditions, l’expression « d’éducation démocratique » peut-elle s’avérer autre chose qu’un oxymore ?
Dewey préfère parler de « guidage » (guidance) plutôt que de « contrôle » (control), car ce terme semble impliquer une collaboration avec l’enfant et non une direction contraignante, complètement externe au sujet6. Pour Dewey, il faut limiter le contrôle externe à la prévention du danger, lorsque l’expérience que tente l’enfant ou l’adolescent s’avère irréfléchie, sans considération des conséquences, comme dans la consommation d’alcool ou de drogue ou dans l’accomplissement d’un exploit sportif au-dessus de ses forces et qui le mettrait en danger. L’idée de guidage exprime le fait que toute direction est re-direction, puisqu’elle ne fait que canaliser des énergies déjà en action. Le guidage prend donc deux fonctions essentielles : 1) spatiale, concentrer l’énergie sur l’objectif choisi ; 2) temporelle, assurer la continuité harmonieuse de l’expérience dans un processus d’apprentissage. [6]
Par ailleurs, pour l’essentiel, le guidage éducatif doit être indirect. Il passe par l’aménagement du milieu, l’utilisation des choses. Dewey tire les leçons de la pédagogie nouvelle depuis Rousseau. C’est une pédagogie fonctionnaliste ou de l’affordance [7] : « c’est l’usage caractéristique, de chaque chose, en fonction de ses qualités, qui fournit la signification avec laquelle on l’identifie » (ibid, p. 49). La chaise invite à s’asseoir, l’escalier à grimper, la balle au lancer. Répondre à l’invitation des choses ou du milieu, c’est un acte d’adaptation intelligent. Cette compréhension de l’affordance des choses, Dewey l’appelle « l’esprit » : « L‘esprit en tant qu’objet concret est précisément le pouvoir de comprendre les choses en fonction de l’usage qu’on en fait » (ibid, p. 54). Mais cet esprit est social. La compréhension que chacun a de l’usage des choses s’articule à la compréhension de l’usage que les autres en font, comme dans les jeux collectifs ou les projets, ce qui exige une théorie de l’esprit comme dirait le psychologue aujourd’hui. Le slogan du learning by doing signifie qu’on apprend en agissant. Il renvoie à l’usage des choses dans des projets communs.
Le guidage de l’éducation doit donc se faire, conformément à l’idée de la pédagogie nouvelle, par l’aménagement du milieu en situation d’apprentissage ou par l’élaboration de projets. En suivant ainsi la leçon de Rousseau, Dewey minimise le face-à-face du maître et de l’élève au profit de la relation de l’élève au milieu. Il y a là une première condition pour une pédagogie de la démocratie. Dans la pédagogie nouvelle, « Le maître perd sa position de « patron » ou de « dictateur » et prend aussitôt celle de directeur d’un groupe d’activités (ibid, p. 491). Dewey dira même qu’il doit être « un point de dilatation » pour l’expérience de l’élève (ibid, p. 501). Le learning by doing, en plaçant l’éducateur en tiers entre l’élève et le milieu, affranchit la relation éducative des jeux malsains de la domination et de la révolte. Comme Rousseau dans sa théorie des situations, Dewey fait du principe de réalité et non du maître, la sanction de l’apprentissage. C’est la réussite du projet, le résultat de l’enquête qui sanctionnent les efforts de l’élève.
L’école : une vie démocratique
Experience et Éducation donne la formule générale de la démocratie à l’école. À l’inverse de la pédagogie traditionnelle et de son contrôle externe, il s’agit de découvrir les moyens d’un « contrôle intérieur » à l’expérience » (Dewey, 2011, p. 462). Le but de l’éducation est bien de créer chez l’élève un « auto-contrôle » (ibid, 496). Toutefois, il ne suffit pas de supprimer toute direction externe pour que cet auto-contrôle se réalise. L’école nouvelle ne doit pas se borner à prendre le contre-pied de l’école traditionnelle. Dans le processus éducatif, l’éducateur doit jouer pleinement son rôle. Il faut donc se garder de considérer la direction de l’adulte comme « une violation de la liberté de l’enfant » (ibid, p. 463). Il y a certes des contraintes qui limitent le développement de l’expérience, mais d’autres, au contraire, permettent de le structurer et de l’orienter. A contrario, Le caprice n’est que l’illusion de la liberté : « il est dirigé par des forces sur lesquelles il n’a aucune prise » (ibid, p. 496).
C’est pourquoi, le plus audacieux – et le plus démocratique aussi – dans l’éducation nouvelle, c’est « l’importance accordée à la participation de l’élève dans la conception des projets qui inspirent ses activités au cours de l’enseignement que nous lui donnons » (ibid, p. 497). Le projet, l’enquête8, ne sont pas la chose du maître, ce sont des produits de la coopération entre élèves, mais où le maître ne doit pas s’interdire d’intervenir pour suggérer des pistes d’organisation et même tracer des limites. The Dewey school (1936/ 2007) insiste ainsi sur la mise en place d’un esprit de coopération, sur le tutorat des grands élèves pour les petits, sur la [8] pédagogie différenciée, sur la participation des élèves à l’édification des règles de vie de l’école.
La sécularisation du maître qui descend de son estrade, l’insistance sur les divers aspects de la participation active des élèves à la vie de la classe (élaboration des projets, conduite des enquêtes, participation à la rédaction du règlement), semblent bien satisfaire à l’esprit des critères de Frega définissant la forme de vie démocratique. Quelles sont toutefois les modulations de ces critères qu’impose l’école ?
Logique des projets et logique de l’enquête
On trouve dans les œuvres tardives de Dewey, comme Expérience et Éducation (1938) un certain nombre de réflexions qui explicitent celles de Démocratie et Éducation de 1916 et qui définissent les principes pédagogiques d’une démocratie à l’école. Mais, le plus significatif est sans doute la manière dont Dewey prend à bras le corps, le problème fondamental d’une éducation démocratique à savoir le rapport entre l’expérience de l’élève et le curriculum scolaire et plus largement la question de la valeur éducative de l’expérience.
Un des problèmes des écoles nouvelles est, en effet, d’articuler autrement que dans la pédagogie traditionnelle, l’expérience de l’enfant aux apprentissages tels qu’ils sont définis dans les programmes. Certes « toute éducation est un développement à partir de l’expérience, par l’expérience et pour l’expérience » (Dewey, 2011, p. 467), mais il ne s’ensuit pas que toute expérience soit éducative. Elle ne le sera que si l’on respecte le « continuum expérimental » (ibidem), lequel exige le maintien d’une ouverture temporelle et sociale de l’expérience. Une expérience n’est éducative que si elle s’ouvre sur d’autres expériences et si elle permet de se coordonner à l’expérience des autres. Il y a des expériences qui constituent des impasses et qui vous coupent le la communauté comme la drogue, le brigandage [9] et même tout simplement l’hyperspécialisation étroite. Maintenir l’ouverture de l’expérience, c’est-à-dire la continuité et l’interaction, voilà le rôle de l’éducateur (Dewey, 1916/1083, p. 108-112 ; 1938/2011, p. 473-474).
Comment traduire cette vigilance éducative générale dans le domaine des apprentissages scolaires ? Le maître est là pour que l’élève puisse tirer des leçons de son expérience. Dewey y insiste beaucoup, les apprentissages scolaires ne doivent pas être livrés au hasard et aux occasions. Ceci signifie que les projets ou les situations, choisis conjointement par le maître et les élèves, doivent être gros de problèmes, lesquels convenablement traités, doivent déboucher sur des apprentissages prévus dans le curriculum. La différence d’avec l’école traditionnelle, c’est que ces problèmes ne viennent pas du dehors, de la seule initiative du maître, mais qu’ils surgissent du cours même de l’expérience et permettent de l’enrichir, de la diversifier, de la structurer.
Le rôle de l’enseignant est donc d’articuler l’expérience des élèves et les exigences des programmes scolaires. Dans School of Tomorow Dewey donne, comme exemple, la construction d’un bungalow qui mobilise toutes les disciplines : arithmétique, géométrie, dessin (Dewey, 1915/2008, p. 47). D’autres situations, pour les élèves plus âgés, s’apparentent davantage à ce que nous appellerions aujourd’hui des situations problèmes. Par exemple, en géographie, comment les bateaux peuvent-ils franchir le relief dans le canal de Panama ? L’enquête débouche sur le principe des écluses. Le fonctionnement des écluses apparaît comme la réponse à un problème que l’enseignante a réussi à faire se poser aux élèves et qui engage des connaissances scientifiques et technologiques (ibid, p. 49). Ces deux exemples sont instructifs, car ils soulignent la tension entre le souci de respecter l’expérience quotidienne de l’enfant (faire des cabanes, faire flotter des bateaux dans le ruisseau) et celui d’élargir cette expérience en direction du curriculum tout en conférant aux activités une référence sociale : s’abriter, se défendre, aménager le territoire. On trouvera beaucoup d’exemples de ce genre dans l’ouvrage The Dewey school des sœurs Camp Mayhew, deux enseignantes de l’École laboratoire de Chicago.
Pour Dewey, l’articulation entre l’expérience de l’enfant et les apprentissages ne va pas de soi, mais elle n’est pas insurmontable. D’une part, l’expérience de l’enfant n’est pas figée, elle est en devenir et d’autre part le programme, si toutefois il est bien fait, ne fait que résumer les expériences de l’humanité accessibles à un âge donné. L’expérience de l’enfant (child experience) et l’expérience codifiée dans des programmes (subject-matter) constituent donc les deux termes d’un même continuum : l’un marque son début et l’autre sa fin. Toute la difficulté consiste à distinguer la fin dans le commencement : ne pas enfermer l’enfant dans l’enfance, mais replacer son expérience présente dans une dynamique d’apprentissage (Dewey, 1913/2004, p. 65) [10]. Bref, comme le montre bien Comment nous pensons (1910/2004), le rôle de l’enseignant consiste à articuler logique de l’activité et logique de l’enquête, cette dernière étant seule susceptible de livrer la rationalité de l’expérience, les lois naturelles ou sociales qui la sous-tende
Cette position s’avère malaisée à tenir. En lisant Experience et Éducation entre les lignes, on comprend que Dewey s’en prend aux dérives de la Progressive éducation, y compris à celles de certains de ses disciples. Est sans doute visé le rousseauisme de Catherine Pratt (1867-1954) qui définit une pédagogie expressionniste faisant de l’enfant un artiste créatif11. Pratt abandonne l’idée de programme et centre l’enseignement sur les activités choisies par les élèves (Cremin, 1961, p. 203). Par ailleurs W. H. Kilpatrick (Beyer, 1997), pourtant proche de Dewey, fonde sa pédagogie des projets sur une conception certes résolument démocratique, mais quelque peu oublieuse des spécificités de l’école, puisque là encore, les apprentissages sont laissés au hasard des projets.
Les cas de Pratt ou celui de Kilpatrick montrent qu’une pédagogie, bien qu’authentiquement démocratique peut toutefois se déconnecter des apprentissages. Pour Dewey, la démocratie à l’école doit aller dans le sens des apprentissages prévus par le programme, d’où la nécessité de cette « guidance » dont nous avons parlé. Pour éviter les dérives, Dewey recourt à une disjonction qui parcourt toute sa pédagogie : l’élève doit se centrer sur les activités et le maître sur les objectifs d’apprentissage. Autant le choix des situations et l’élaboration des projets sont l’affaire de tous, autant le maître a – et lui seul – la responsabilité des apprentissages. Autant les élèves sont invités à élaborer, en commun, des projets (de jardinage, de construction, de voyage…), autant l’éducateur est celui qui détermine les objectifs d’apprentissage à partir de ces projets, car le curriculum est hors question. De même, les élèves sont encouragés à participer à l’élaboration des règles de vie de la classe, mais l’éducateur veille à ce que ces expériences et ces règles soient éducatives, c’est-à-dire s’ouvrent sur d’autres expériences (ne soient pas des impasses) et s’articulent à l’expérience des autres.
C’est en fonction de cette disjonction fondamentale qui structure la pédagogie de Dewey que les critères de Frega sur l’éthos démocratique doivent être modulés. Comme il le soutient d’ailleurs lui-même : dans des contextes sociaux éducatifs comme la famille ou l’école, « la hiérarchie semble dans une certaine mesure inévitable » (Frega, 2020, p. 87). Tout dépend donc de la manière dont l’éducateur ou l’enseignant comprennent cette hiérarchie. L’école, selon Dewey doit s’efforcer d’atténuer autant que faire se peut le statut social de la maîtrise sans pouvoir l’abolir totalement puisque l’enseignant ou l’éducateur est responsable de l’élève, de sa sécurité, de son développement. Elle ne peut donc réaliser complètement la parité relationnelle (1° critère). Quant à l’autorité inclusive (2° critère), les élèves peuvent décider en commun, et avec l’éducateur, des activités à mener, contribuer à l’édification des règles de vie de l’école, mais non des apprentissages à faire, ce qui relève exclusivement de la vigilance du maître. Pour autant, et c’est peut-être l’essentiel, l’école doit s’efforcer d’impliquer ses membres dans une pluralité de pratiques coopératives (3°critère).
On pourrait se demander, avec Ravat (2022), s’il ne faudrait pas assouplir le modèle en hiérarchisant les critères, par exemple en privilégiant le troisième : l’idée de coopération. Pour Frega, cette opération n’aurait logiquement pas de sens, car les différents critères forment un tout. Pourtant, ne pourrait-elle pas avoir une pertinence stratégique pour engager un processus de démocratisation de l’école ? À privilégier, comme le fait Frega en bon pragmatiste, les « stratégies transitionnelles », c’est-à-dire la réforme plutôt que la critique radicale, une pédagogie de la coopération ne serait-elle pas une entrée privilégiée pour la démocratisation de l’école ? C’est en tout cas, celle que semble privilégier Dewey, puisqu’il en fait l’essence même de l’éthos démocratique qu’il définit comme « une forme de vie associée, d’expériences communes communiquées » (Dewey, 1916/1983, p. 113).
Conclusion
La remarque de Sidney Hook suggérant la distinction et l’articulation des trois sens de l’idée de démocratie, chez Dewey (le sens politique courant, la démocratie comme forme de vie et la démocratie comme éducation) constitue une hypothèse de lecture féconde. La démocratie comme régime politique, en défendant les libertés publiques, permet à l’éthos démocratique de se développer. Inversement, celui-ci donne tout son sens aux institutions politiques, en développant la discussion et la coopération dans toutes les sphères de la société. Enfin et surtout, l’éducation et la démocratie apparaissent comme deux déclinaisons du self-governement. Comme nous l’avons indiqué, ces trois sens sont sous-tendus par une conception éthique du vivre ensemble et c’est cette dimension éthique transversale (ce quatrième sens) qui permet leur articulation.
Est-il vrai, comme le suggère Westbrook (1991), que Dewey, après l’expérience de l’école laboratoire de Chicago, se focalise sur l’élucidation philosophique des rapports entre éducation et démocratie plutôt que de s’attarder à définir une pédagogie de la démocratie scolaire ? La mise en relation des Middle et des Later Works permet de relativiser ces propos. Il y a bien, chez Dewey, la présence, tout au long de son œuvre, d’une réflexion sur les principes, les conditions et les spécificités d’une démocratie à l’école, même si cette réflexion ne va pas jusqu’à détailler précisément les formes concrètes qu’elle pourrait prendre dans le quotidien de l’école et de la classe.
C’est sans doute cette réflexion pédagogique qui constitue le « chaînon manquant » que cherchait Stone (2008) entre philosophie de l’éducation et pratiques éducatives. Qu’est-ce qu’un éthos démocratique à l’école ? Une sécularisation de l’autorité réduite à son aspect fonctionnel de guidance du processus éducatif ; une participation de tous à la décision pour le choix des activités et l’élaboration des règles de vie, et surtout une démarche inclusive de coopération, le tout sous la vigilance de l’éducateur soucieux du cadre éthique et didactique des apprentissages et animé par le postulat d’éducabilité.
Bibliographie
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