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Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
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Émotion et action
Le langage courant, influencé par le souvenir de situations vécues comme difficiles, tend à attribuer aux émotions un rôle inhibiteur de l’action en cours (blocage, sidération etc.). La perspective d’analyse de l’activité https://www.cairn.info/revue-education-permanente-2024-1-page-31.htm?ref=doi, comme la recherche biographique et comme la plupart des travaux sur les émotions, font l’hypothèse que les émotions ouvrent souvent à de nouvelles actions en lien avec des activités de reconstructions de sens en situation par les sujets concernés https://theconversation.com/affects-emotions-sentiments-quelles-differences-92768.
Ces reconstructions de sens sont autant de manières de « voir les choses autrement », aussi bien « ce qui est présent » dans la situation que « ce qu’il y a à y faire ». L’émotion introduit un processus de révision (Livet P. https://www.cairn.info/emotions-et-rationalite-morale—9782130522553-page-73.htm?contenu=resume) qui permet la conception de nouvelles actions. L’émotion participe à la construction/renouvellement par et pour les sujets de leurs organisations d’activités en situation, et des constructions de sens qui leur sont relatives. En ce sens elles ouvrent de nouvelles actions.
Ces processus sont assez proches de que Dewey appelle l’ « enquête » dont il décrit surtout l’aspect mental lorsqu’il la définit comme le passage d’une situation d’indétermination à « une situation si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié » https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782130451761-logique-la-theorie-de-l-enquete-john-dewey/. L’enquête engage une boucle d’action mentale que le sujet développe à partir, sur et pour sa propre activité ; elle est une action de reconstruction de représentations relatives à la situation et à l’action dans la situation, et, précisons nous, de soi-même en activité. S’y ajoute une transformation d’affect c’est à dire de tendance d’activité https://www.cairn.info/action-affects-et-transformation-de-soi—9782130492702-page-45.htm .
Pour le sujet les émotions sont à la fois un ressenti physiologique, une interruption de l’activité en cours, une ouverture d’activités nouvelles. En sciences humaines, elles ne sont le plus souvent acessibles que par le récit qu’il en donne. A l’intérieur de la catégorie générale des émotions, certaines méritent un intérêt particulier en raison de l’ampleur des reconstructions qu’elles provoquent.Elles sont souvent qualifiées de « fondatrices » par les sujets eux-mêmes et relèvent ainsi de ce que nous avons appelé construits d’expérience https://www.innovation-pedagogique.fr/article11488.html.
« Émotions fondatrices » et construction d’enveloppes de sens autour de son propre parcours
Un certain nombre de travaux et d’écrits ont pour objet de recueillir les récits personnels que font les sujets confrontés à des situations d’action qu’ils identifient comme critiques, comme moments de bascule dans leur propre existence. Ces récits personnels peuvent être un moyen d’accéder aux émotions et constructions/reconstructions de sens dont un sujet dote sa propre existence. Le concept d’ « enveloppe de sens » permet de rendre compte de façon liée des aspects retrospectifs/prospectifs et identitaires (représentations de soi) de ces (re)constructions. Le sens cumule des représentations d’action et des représentations identitaires. Cette notion d’enveloppe est assez féconde pour rendre compte des modes d’organisation et de transformations en cours dans un même contenant https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/moi-peau-0
A partir de quelques exemples modestes relatifs à des recueils de récits, ce texte suggère quelques questions pour explorer de telles émotions, notamment reconnues par les sujets comme fondatrices de leur activité.
Des « premières fois » :
En 2002 une émission de Radio-France recueillait plus de 800 témoignages d’auditeurs sur l’expérience de ‘premières fois’, premiers déclics de vocation, de révélation, de changements de vie grands ou petits, ayant structuré du point de vue des sujets leur existence.
Un exemple, « La première fois que j’ai découvert l’injustice » : Éric a 7ans lorsqu’en classe de CP lors d’une séance de travaux manuels, il transgresse la consigne et constate que bien qu’il ait avoué sa conduite, l’instituteur préfère accabler celui qui « naturellement » est repéré comme mauvais sujet. Éric deviendra instituteur, ce qui laisse à penser une influence de cet épisode sur sa vie professionnelle.
On trouve également dans ce recueil quelques récits plus modestes : Cécile a 9 ans, lorsqu’elle va pour la première fois à la piscine. Elle arbore un joli deux pièces à carreaux. Elle avance sur le bord du bassin, mais elle a gardé par-dessus son maillot sa culotte de petite fille et provoque des moqueries. Humiliée, elle n’apprendra jamais à nager. Ces micro-récits témoignent de la survenance d’une émotion, reconnue par les sujets comme manière de « voir les choses autrement ».
Reconstruire du sens pour exister
Boris Cyrulnik soucieux d’explorer des processus de résilience dans son ouvrage La nuit, j’écrirai des soleils, https://www.odilejacob.fr/catalogue/psychologie/resilience/nuit-j-ecrirai-des-soleils_9782738148285.php), fait le lien entre le vécu, l’impact de ce vécu sur leur façon de se voir dans le monde,. « Ce qui remplit notre monde mental ce n’est pas le réel, c’est la représentation du réel par la rêverie et le récit (…) quand nous donnons une forme verbale aux événements qui construisent une représentation de soi, nous pouvons sans cesse la remanier en en faisant des récits » ( p.15).
L’expérience d’une émotion première dans la création
Conduisant une recherche sur les expériences de vie de créateurs dans différents champs professionnels et artistiques et les invitant à s’exprimer sur leur expérience ( https://www.editions-harmattan.fr/livre-la_creation_comme_experience_jean_marie_barbier_marie_laure_vitali_martine_dutoit-9782343192925-65098.html et collectif de recherche, l’harmattan, 2020) , nous avons été amenés à constater que ces créateurs se reconnaissent dans leurs parcours des émotions fondatrices générant un investissement durable dont l’écho se poursuit tout au long de leur vie et qu’ils cherchent à réactiver dans les moments de création (p. 81) : « témoigner d’une émotion de vie ou de peinture, c’est aussi reconnaître que l’émotion est fondatrice. L’art part d’un moment d’ébranlement qui fait prendre conscience de quelque chose » (Delorme S. 2014 Edito n°700, Les cahiers du cinéma). Lors de la rencontre « Cerveau créateur dans un monde en mutation » (Académie des Sciences avril 2018) Laurent Petitgérard (compositeur) parle d’aller « chercher l’émotion première » et Michel Troisgros (chef-cuisinier) relève « ce qui m’intéresse, c’est l’émotion première ».
Des récits ordinaires et extraordinaires
A ces types de récits, chacun pourra ajouter bien sûr, de multiples récits ordinaires et extraordinaires d’expériences de vie rapportés dans la sphère privée et publique.
Des exemples très connus : l’émotion à l’origine de l’appel de l’abbé Pierre lors de l’hiver 54 https://www.youtube.com/watch?v=KxKj_qGF2zI ou les récits de vocation.
Quelques pistes pour aborder les récits sur les émotions fondatrices
Des manifestations physiques réactivables
Le manifestation physique de l’émotion est revécue dans le moment même de son évocation. En ce sens l’émotion se vit toujours au présent et le récit permet à la fois de la reconnaitre et de l’intégrer à son histoire.
Éric revit l’émotion et la met en mots, « Je suis littéralement pétrifié (…) je viens de faire connaissance avec la peur, la vraie, celle qui fait s’entrechoquer les genoux, se nouer les boyaux… »
Cécile, elle, se rappelle de façon récurrente « le regard des autres sur ma taille, mon ventre… »
L’Abbé Pierre réactive cette émotion pour la communiquer : « Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l’avait expulsée... ».
Un passé qui donne sens au présent
Éric : « Trente-trois années ont passé et je me rappelle cette scène comme si c’était hier »
« Je me souviens des événements qui ont eu lieu (…) je fouille dans ma mémoire (…) c’est un moyen pour moi (…) de remettre au jour les sentiments que j’éprouvais en ce temps-là » (Murakami) (la création comme expérience p. 90)
Les émotions fondatrices sont situées dans le parcours du sujet quelquefois dès l’enfance ou dans un événement exceptionnel :
« Très tôt j’ai eu envie de travailler l’image c’était un rêve d’enfance …j’ai baigné là-dedans depuis que je suis petite » (photographe ibidem p.90)
« Moi personnellement ça vient de toute petite, dans ma chambre, je faisais une espèce de boite à rêves (…) c’est une histoire de famille aussi…c’est lié à ma personne, à ma vie, à mon éducation » (metteur en scène, comédienne, ibidem p. 90).
« (…) Cet intérêt que j’ai eu très jeune (…) de trouver des ressemblances entre ce que je faisais dans la maison et ce que je pouvais entendre dehors – par exemple la découverte des sonorités du train (…) - a certainement eu une valeur initiatique (…) » Henry, P (entretien avec Frank Mallet (ibidem p. 83)
La construction d’un sens prospectif engageant le sujet
Les émotions fondatrices sont vécues comme une vocation, un engagement de vie, un destin qui polarise l’ensemble de l’activité
« Il y a eu une interrogation de ma part sur le sens de ma vie « (clown, ibidem p. 86)
« D’un seul coup ce désir se transforme en nécessité …en engagement de vie » (metteur en scène, comédienne ibidem p.86)
« Ce qui peut sembler fantasque est un vrai projet de vie. Parce que l’on doit être à la mesure de ses rêves sinon la destinée humaine n’a pas de sens » (romancière, ibidem p.86)
La création « renvoie à chaque fois à des choses aussi intimes …c’est l’expérience de vie de chacun » (photographe, ibidem p. 84)
B. Cyrulnik écrit à propos de Georges Perec (Perec, G la disparition, Paris, Gallimard 1969 et W ou le souvenir d’enfance, Gallimard 1975) : « le petit Georges décide alors de devenir écrivain, de façon à fabriquer avec des mots une sépulture qu’il offrira à ses parents disparus (…) il écrit la disparition où l’on met longtemps à découvrir que ce qui a disparu, c’est le voyelle « e » qui désigne « eux, mes parents disparus » (la nuit j’écrirai des soleils, p 38)
Et à propos de Germaine Tillon : à Ravensbrück, elle préfère mourir tant elle souffre, mais quand elle sort pour mettre fin à sa vie, elle est surprise par la beauté du bleu du ciel glacé qui déclenche un flash de bonheur. Elle rentre alors dans son braquement pour rejoindre ses co-détenues : « celui qui a un « pourquoi » peut supporter n’importe quel « comment » (ibidem, p. 95)
Une représentation unifiée de soi
Éric donne du sens à cette expérience première et la considère comme fondatrice de sa manière de se voir et de donner du sens à sa vie :
« J’attends la mort en sanglotant (…) et là viens la troisième révélation. La plus forte, celle qui me constituera fondamentalement et fera de moi ce que je suis aujourd’hui »
Pour Cécile l’impossibilité de se voir autrement : « Il dura longtemps dans mon abdomen ce petit cri pointu » ; « Je ne sais toujours pas nager »
Une créatrice parle d’obsessions comme les « sacs à dos qu’on porte plus ou moins inconsciemment : ce qui nous arrive ou pas. On ne connait pas mieux son obsession, on la creuse » (La création comme expérience, p. 87).
Un impact sur le devenir personnel
« J’ai sept ans lorsque je découvre l’injustice (…) et je suis devenu moi-même maitre d’école ».
Pour Cécile, ne pas arriver à apprendre à nager car « Même des semaines plus tard, la pensée de me montrer à la piscine me poignardait le ventre »
« Je suis entré en parfumerie comme un novice en religion » (Ellena, parfumeur, La création comme expérience, p. 86)
Conclusion
L’émotion est à la fois une suspension d’activité et une révision des constructions de sens qu’un sujet opère à la fois autour de son parcours de vie, de la situation dans laquelle il se trouve, et sur ce qu’il y a à y faire. Les émotions fondatrices sont considérées par le sujet comme une représentation de son passé et de lui-même au regard de son engagement à venir. Elles introduisent à la connaissance des enveloppes de sens qu’un sujet construit autour de lui-même dans son itinéraire de vie.
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