Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Énoncer l’activité ou la vivre ?

10 octobre 2023 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 496 visites 0 commentaire
Être en vie : être confronté et se confronter

Licence acquise sur Istock ( https://marketing.istockphoto.com/fr/blog/apprenez-a-connaitre-vos-droits-dutilisation-en-matiere-dimages/)


Jean-MarieBarbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales


Dire n’est pas faire

La doxa s’est maintenant imposée dans la plupart des actions éducatives : à l’inverse de la célèbre proposition d’Austin : « quand dire c’est faire », https://www.editionspoints.com/ouvrage/quand-dire-c-est-faire-john-langshaw-austin/9782020125697, organisations internationales comme acteurs micro sociaux, acteurs publics comme acteurs privés, se réfèrent au même modèle : pour faire progresser éducation et développement, il conviendrait de passer par une énonciation des activités censées finaliser les transformations des apprenants. A la différence des ‘performatifs’ d’Austin (‘je te baptise ;’je te promets’ ; ‘je te pardonne’) ces énoncés sont habituellement relatifs à d’autres actes que ceux que les acteurs profèrent par leur seule énonciation.

Décrits hier en termes de savoir/savoir-faire /savoir- être, aujourd’hui en termes d’‘être capable de’, de ‘compétences’ ou de ‘référentiels’, ces énoncés tiennent une place dominante tant dans les discours pédagogiques, les discours de formation, les discours de management des ressources humaines, que dans les discours d’emploi.

Aujourd’hui en éducation, les énoncés issus de l’analyse de l’activité ont pris une place éminente dans les discours sur les sujets apprenants : permettant une approche évaluative notamment par une comparaison entre activités ‘expertes’ et activités ‘novices’, ils donnent aux résultats de l’analyse des activités un statut de ‘savoirs’, et aux méthodes d’analyse un statut de recherche, entrainant dans leur sillage autant d’identifications des chercheurs concernés en termes d’appartenance à des ‘écoles’ d’analyse de l’activité, remplaçant de fait les appartenances disciplinaires.

On assiste même à ce phénomène curieux où la gestion de la ‘transition’ et notamment la gestion de la ‘transition écologique’ devient elle-même une façon de qualifier l’activité comme la disruption, et s’érige en nouvelle injonction se constituant en nouveau mainstream et autorisant un univers de ‘techno-solutions’ (A. Barthes).

Énoncer l’activité est une activité discursive : elle n’engage pas les sujets dans l’action mais contribue à construire du sens autour de leur action.

Cette posture discursive de pensée relative à l’action, qui s’impose aux acteurs les plus divers, peut être approchée comme une culture d’action. Une culture d’action est un mode évolutif, partagé par plusieurs sujets, d’organisation des constructions de sens à partir, sur et pour les actions dans lesquelles ils sont engagés. Ces constructions peuvent donner lieu à communications dans le cadre d’interactions avec autrui https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2010-1-page-163.htm . Les cultures d’action ne sont pas des pensées ‘s’appliquant’ aux actions, mais leur donnent sens. Elles font exister dans l’esprit des inter-actants les entités représentées. Le sens est une activité mentale adressée à soi.

Cette approche délimite les contours d’une activité mentale/discursive : elle n’a pas pour produit l’engagement des sujets dans l’action mais la construction de sens entre inter-actants autour de leur action ou co-action elles-mêmes.

Le sens est une construction survenant par mise en relation entre les représentations que les sujets se font de l’action qu’ils engagent et représentations issues d’autres épisodes d’activité des mêmes sujets ( sens,

https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activit%C3%A9s). A la différence du paradigme dominant de la pensée occidentale (le paradigme pensée/action) il n’y a pas de primat du sujet sur l’action, ni de primat de la pensée sur l’action. Comme l’explique en mots directs un jeune boulanger dans un reportage télévisé grand public (sur France 2), ce n’est pas toujours le cerveau qui guide la main, mais la main qui guide le cerveau…

Dans la création artistique nous avons pu ainsi pu observer de la même façon que ce sont les premiers coups de pinceau qui informent le tableau final, davantage que la représentation de l’œuvre que se fait à l’avance l’artiste. La première performation est une base, une trace, qui permet la poursuite de l’activité. Le possible n’est pas l’être en puissance, c’est déjà ce qui arrive. La création crée un déjà-là. La première trace d’activité a un effet générateur sur la suite.

Le sens se construit pendant l’action https://www.editions-harmattan.fr/livre-la_creation_comme_experience_jean_marie_barbier_marie_laure_vitali_martine_dutoit-9782343192925-65098.html , notamment p 46.

Cette approche privilégiant l’engagement des sujets dans l’action permet le cas échéant d’éviter des approches essentiellement évaluatives dans l’analyse des activités.

Il y a évaluation et relation de pouvoir lorsqu’une situation d’interaction entre des sujets est caractérisée par le fait que l’activité de l’un est susceptible de modifier l’activité de l’autre  : https://theconversation.com/etablir-et-changer-le-pouvoir-dans-lactivite-lexperience-des-gilets-jaunes-109384. Les rapports de pouvoir décrivent des positions occupées par les sujets dans l’engagement/transformation de leurs activités réciproques. On comprend la fonction pour la vie sociale de cette approche évaluative. Mais elle n’offre aucun intérêt pour la recherche définie comme représentation de faits et de relations entre des faits. L’évaluation appartient à l’univers des classements, et se situe dans une logique d’affirmation d’intérêts sociaux.

Se situer ainsi dans une logique d’engagement la constitue l’activité en action, provoquant de multiples constructions liées entre elles.

Se situer ainsi dans une logique d’engagement de l’action permet de souligner de souligner l’émergence à cette occasion de trois logiques de transformations solidaires :

La perception, par le sujet qui s’engage, de la situation d’action et de son évolution (qu’est-ce qu’il y a là pour moi au regard de mon action ?) - Construction de la situation par et pour le sujet agissant) – On peut parler aussi de représentation finalisée de la situation https://www.innovation-pedagogique.fr/article15020.html .

La représentation du moi agissant au regard de la situation (qu’est-ce que je suis comme sujet agissant dans cette situation ) – On peut parler de construction du moi comme sujet agissant, de sentiment de compétence, d’agentivité -

Les représentations relatives à l‘action à entreprendre par le sujet (qu’est- ce que j’ai à faire dans cette situation ?) - Construction en cours d’action des représentations/affects relatifs à la conduite personnelle de l‘action et à son organisation, détermination de priorités – On peut parler de représentation finalisante de l’action https://www.innovation-pedagogique.fr/article15020.html .

Cette solidarité de transformations peut aussi se représenter de la manière suivante dans une approche prenant comme entrée d’analyse la distinction de trois types de fonctions pour aborder la singularité de l’engagement dans l’action :

  • Les fonctions de fondation des actions (leur maitrise d’ouvrage),
  • Les fonctions de mise en représentation des actions (leur maitrise d’œuvre),

Une expression de cette solidarité de transformations est donnée dans l’ouvrage « L’analyse de la singularité de l’action » paru aux PUF en 2000 p.46 https://www.cairn.info/l-analyse-de-la-singularite-de-l-action—9782130501886-page-13.htm  : Les fonctions susceptibles d’être repérées dans l’approche de la singularité des actions :

ENVIRONNEMENT DE L’ACTION SUJET AGISSANT ORGANISATION DE L’ACTION
FONCTIONS DE FONDATION DE L’ACTION Configurations des processus en cours sur lesquels intervient l’action Configurations des émotions jouant le rôle de ressort de l’action, se prolongeant dans des configurations d’attitudes Configurations des investissements consentis pour l’action
FONCTIONS DE
MISE EN REPRESENTATION DE L’ACTION
Construction de la situation par le sujet agissant Représentation de soi comme sujet
Agissant
Agentivité
Conduite de l’action
FONCTIONS DE PERFORMATION DE L’ACTION Configurations de processus sur lesquels intervient l’action Transformations des habitudes d’activité Transformations en cours d’action des organisations d’activités

Cet engagement dans l’action se prolonge dans une inscription-en- acte dans les organisations réciproques d’activité des sujets.

Organiser l’action suppose un enchâssement mutuel des activités des acteurs : l’action s’inscrit comme une organisation des couplages d’activités des acteurs concernés, comme une concaténation d’habitudes d’activité.
La concaténation consiste à mettre bout à bout plusieurs chaînes d’activités. Elle est une stabilisation provisoire de nouvelles organisations d’activités.

Ces organisations en acte peuvent donner lieu enfin à reconnaissance et à formalisation dans le cas des discours d’expérience.

Plus qu’un acte de transmission, parler d’expérience est un acte de communication : s’il suppose une référence à ce qui a été vécu et reconnu comme une expérience il suppose de façon essentielle une intention de communication sur soi et une intention d’influence sur autrui. Cette situation a été étudiée par M. Arciniegas notamment dans le cas des professeurs associés de l’enseignement supérieur en France, censés ‘témoigner’ de leur expérience professionnelle en formation. Elle invite à minima à distinguer expérience professionnelle et activité de référence à ce que l’enseignant reconnait et désigne comme son expérience professionnelle https://theses.hal.science/tel-01359629v1/document

CONCLUSION

Considérer les analyses d’activité comme des discours sur l’activité et ne pas les confondre avec les activités elles-mêmes est probablement fondamental en formation professionnelle. Connaitre (cum-naitre) une activité suppose de la vivre. Ce constat émerge aussi bien de l’expérience familière que des recherches sur l’activité, en particulier lorsque ces recherches se donnent pour objet les rapports entre pensée, discours et action.

Licence : CC by-sa

Répondre à cet article

Qui êtes-vous ?
[Se connecter]
Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom