Un article repris du blog binaire, une publication sous licence CC by
Ce texte est proposé par le Conseil National du Numérique et nous le co-publions conjointement ici, dans le cadre de notre rubrique sur les communs numériques.
Pourquoi rapprocher le monde des communs numériques avec celui de l’économie sociale et solidaire ?
Le rapprochement entre l’économie sociale et solidaire (ESS) et les communs numériques était presque évident. Déjà parce que les deux poursuivent le même objectif, à savoir repenser l’organisation de la production et sortir de la pure logique capitaliste du marché. Aux côtés des logiciels libres et de l’open source, les communs numériques participent en effet à un mouvement venant repenser notre manière d’entreprendre le numérique. S’ils se rejoignent dans l’ambition de redéfinir le droit d’auteur par l’utilisation de licences inclusives et non exclusives, chacun de ces trois termes désignent des réalités distinctes. Le logiciel libre a été une révolution dans la façon dont il a « retourné » le monopole conféré par les droits d’auteurs pour permettre l’usage et la modification des ressources numériques par toutes et tous. L’open source a proposé une lecture plus pragmatique et « business compatible » de cette nouvelle approche et en a permis la diffusion. Ces deux mouvements n’envisagent cependant pas les aspects économiques de la production des ressources, et c’est cet « impensé » que viennent adresser les communs numériques.
Si aujourd’hui on entend souvent que le logiciel libre a gagné, c’est surtout parce qu’il a été récupéré par les gros acteurs traditionnels du numérique. En consacrant une liberté absolue aux utilisateurs sans questionner les modalités économiques de la production de ces ressources, la philosophie libriste a pu entraîner une réappropriation des logiciels libres par ces entreprises. Par exemple, l’ennemi public historique des libristes, Microsoft, est aujourd’hui l’un des plus gros financeurs de logiciels libres. Conscients des risques de prédation des grandes entreprises, le monde des communs a construit des instruments juridiques pour protéger leurs ressources en repensant la formule des licences libres, ce qui va aboutir à la création des licences dites à réciprocité. Ces licences conditionnent les libertés traditionnellement octroyées à certaines conditions, notamment l’exigence de contribution ou la poursuite d’une certaine finalité.
L’exemple de la fédération coopérative de livraison à vélo Coopcycle – dont je fais partie – est intéressant car par son statut et le type de licence utilisé, il matérialise le rapprochement entre les communs numériques et l’ESS. CoopCycle utilise une licence libre dans laquelle des clauses ont été ajoutées pour réserver l’utilisation commerciale du code source aux seules structures de l’ESS. Le but de ces obligations de réciprocité est ainsi d’empêcher qu’un autre projet récupère le code source pour créer une plateforme de livraison commerciale. Toutefois, cette licence ne suffit pas par elle-même à structurer le projet et garantir sa soutenabilité économique dans le temps. Il a donc fallu réfléchir à un mode d’organisation fonctionnel qui donne la propriété du logiciel aux coursiers qui l’utilisent. Le choix s’est alors porté sur le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) qui intègre les coursiers dans la gouvernance du projet de façon majoritaire.
Au bout du compte, le rapprochement avec l’ESS met à jour des tensions qui touchent tout mouvement réformiste, à savoir celles des moyens à employer pour parvenir à ses fins. Parce que la portée inconditionnelle accordée aux libertés par le mouvement libriste engendrait des limites à la pérennisation de leur projet, les porteurs de projets de communs numériques ont adopté une approche plus rationnelle en mobilisant les outils juridiques de l’ESS.
Comment l’ESS peut-elle permettre la valorisation des communs numériques
À l’inverse des communs numériques, l’ESS possède un cadre légal solide, consacré par la loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014, dite loi Hamon.
Initialement, le réflexe en France pour monter un projet d’innovation sociale est de fonder une association loi 1901. Cette structure répond à un certain nombre de problématiques rencontrées dans l’organisation de projets de communs numériques. Elle dote le projet d’une personnalité juridique, encadre une gouvernance interne, fait participer tout type d’acteurs, etc. Cependant, elle se fonde sur le financement via la cotisation des membres, l’appel au don ou l’octroi de subventions, soit des financements précaires qui ne permettent pas de porter un modèle auto-suffisant et soutenable économiquement.
J’ai constaté que la structure la plus adaptée en droit français pour parvenir à cette soutenabilité est la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Encadrées par une loi de 2001, les SCIC ont « pour objectif la production et la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale ». Cette structure a ainsi l’avantage d’inscrire une activité commerciale dans les statuts tout en se conformant aux principes fondamentaux de l’ESS, qui correspondent bien à ce que recherchent les porteurs de projets de communs numériques. Ainsi, la gouvernance est ouverte à une diversité de parties prenantes dans laquelle les sociétaires sont à la fois les bénéficiaires et les producteurs du service ou produit, mais aussi des personnes publiques ; tout en suivant la règle 1 personne = 1 voix. Théoriquement, cela renouvelle la façon dont l’acteur public peut soutenir les communs numériques en participant directement à sa gouvernance sans préempter le reste des sociétaires.
Toutefois, il demeure à mon sens trois grandes limites à ce statut. La première tient aux exigences et complexités du cadre juridique des SCIC. À l’inverse du statut des associations qui est assez souple, celui des SCIC impose le respect d’un grand nombre de règles qui peuvent être difficilement compréhensibles pour tout un chacun, car en grande partie issu du droit des sociétés commerciales. Ensuite, l’insertion d’un projet cherchant une lucrativité limitée et un fonctionnement démocratique dans une économie capitaliste et libérale n’est pas des plus évidentes. Enfin, tout en présentant une rigidité qui peut le rendre difficile à manier, le statut de SCIC permet des arrangements institutionnels, comme la constitution de collèges de sociétaires qui viennent pondérer les voix, qui peuvent venir diluer certains principes coopératifs, comme la règle 1 personne = 1 voix.
L’ESS bénéficie-t-elle de l’investissement des communs numériques dans son champ ?
“Si l’ESS vient apporter une structuration juridique au mouvement des communs numériques, ces derniers ont permis l’intégration des questions numériques dans au sein de l’ESS.”
Ces deux mondes se complètent très bien. Si l’ESS vient apporter une structuration juridique au mouvement des communs numériques, ces derniers ont permis l’intégration des questions numériques au sein de l’ESS.
Le recours aux logiciels libres a été une évidence pour les acteurs de l’ESS et ils ont un rôle important, notamment pour l’organisation numérique du travail, aujourd’hui indispensable. Les logiciels libres mettent à disposition tout un tas de ressources pensées pour le travail communautaire de façon gratuite ou du moins à moindre coût. Alternatives aux services proposés par les GAFAM, ils permettent surtout d’être alignés avec la conscience politique des acteurs de l’ESS.
Toutefois, le recours aux logiciels libres dans le cadre de tels projets d’ESS pose des questions quant à la rémunération du travail de production et de maintenance de ces outils. Initialement, les utilisateurs des logiciels libres sont des personnes en capacité de développer et de maintenir ces derniers, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. De plus, au fur et à mesure que les projets libres ont gagné en notoriété, un panel de nouvelles fonctions est apparu aux côtés des enjeux de développements techniques, comme la documentation, l’animation de la communauté, etc. Tout ce travail invisible non technique mais indispensable a alors besoin d’être valorisé, ce qui doit passer par une rémunération du travail effectué.
L’affiliation des projets de communs numérique à l’ESS permet de mettre en valeur ces enjeux de rémunération. Là où les logiciels libres n’envisagent pas systématiquement une rémunération, l’ESS vient poser un cadre juridique prévoyant des mécanismes de valorisation économique de toute contribution. En valorisant ces activités, l’ESS bénéficie réciproquement des nombreux apports venant des logiciels libres et des communs numériques.
Ce rapprochement est-il une réponse pour encourager la participation de l’État dans le développement de communs numériques ?
“Le simple fait que tous les acteurs publics utilisent les solutions libres constituerait un grand pas en avant pour l’écosystème.”
Il est difficile de trouver une bonne réponse sur la participation que l’État doit prendre dans le développement de communs numériques. Cela peut à la fois faciliter le développement du commun numérique en injectant des moyens mais aussi remettre en question le fondement pour lequel il a été créé. Toute implication de l’acteur public dans un projet qui se veut profondément démocratique et horizontal présente un risque. Et cela a déjà été le cas par le passé. La participation d’un acteur public dans la gouvernance d’une SCIC peut entraîner l’échec du projet du commun. Face à des particuliers, et même s’il n’a qu’une voix, l’acteur public peut involontairement prendre le pas sur la gouvernance du projet, et ce, malgré les meilleures intentions du monde. Les contributeurs individuels initiaux peuvent se désengager du projet pensant que leur participation ne vaut rien à côté des moyens de l’acteur public. Dans ce cas, même si le projet perdure, il demeure un échec en tant que commun numérique.
L’avantage de rapprocher l’ESS et les communs numériques est que cela permet de mettre en exergue les blocages existants et de réfléchir à des solutions. Avant d’envisager une potentielle participation d’un acteur public dans un projet de commun numérique, il est nécessaire de penser la structuration du projet. Les SCIC apportent des premiers éléments de réponse, mais il est nécessaire de mettre en place des gardes fous juridiques pour assurer la résilience du commun lors de l’arrivée de l’acteur public, et ainsi éviter que le projet devienne une société classique ou finisse par disparaître.
Plus globalement, là où l’État peut jouer un rôle sans se heurter à la question de la participation, c’est dans son rapport aux logiciels libres. Le simple fait que tous les acteurs publics utilisent les solutions libres constituerait un grand pas en avant pour l’écosystème. Le ministère de l’Éducation nationale est moteur en ce sens : le ministère utilise le logiciel libre de vidéoconférence BigBlueButton et contribue à son amélioration. Toutefois, cette adoption généralisée dans l’administration n’est pas si évidente. Les acteurs vendant des logiciels propriétaires ont adopté des stratégies pour rendre les utilisateurs dépendants de ces solutions. La migration vers des solutions libres ne peut se faire sans un accompagnement continu et une formation des utilisateurs qui ne sont pas forcément à l’aise avec l’outil informatique et qui ont l’habitude de travailler avec un logiciel depuis toujours.
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