Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

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Devenir soi-même comme les autres : l’injonction de subjectivité

Une déconstruction de la célébrité : Marilyn vue par Andy Warhol (http://artsplas.mangin.free.fr/repere___warhol__andy___marilyn_1967_14675.htm)



Devenir soi-même comme les autres [1] : l’injonction de subjectivité



Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales


Une culture centrée sur le sujet et sa célébration :
Pouvoir d’agir, empowerment, autonomisation, autoformation, création de soi : depuis les années 70, un vocabulaire mobilisateur de l’activité individuelle ordonnée autour de la production de soi par soi ne cesse de s’enrichir, tantôt centré sur le pouvoir du sujet, tantôt sur la dynamique de son développement, tantôt sur l’inédit de son résultat, tantôt encore sur la subjectivité caractérisant le processus.
Utilisé à la fois par les pouvoirs sociaux et par les couches en mobilité sociale ascendante, ce vocabulaire célébrant la construction du sujet par lui-même présente les caractéristiques habituelles des vocabulaires évaluatifs. Il s’accompagne en particulier d’images inversées : disempowerment, perte de maîtrise, dépendance, représentations stéréotypées, reproduction...etc.
C’est probablement dans le domaine de la gestion, dans le domaine de la formation, et dans le domaine des activités physiques et sportives que ce vocabulaire est le plus manifeste. Ces domaines ont un trait commun : ils ont trait à l’engagement de soi dans l’activité, ou pour parler comme Y. Schwartz à l’usage de soi par soi.
https://www.cairn.info/revue-corps-dilecta-2009-1-page-31.htm#:~:text=Arbitrer%20entre%20l’usage%20de,soi%2Dm%C3%AAme%20dans%20le%20milieu.
L’engagement peut être caractérisé comme le cumul chez un même sujet d’une représentation de son action et d’une représentation de soi-même investi dans cette action.
Le présent texte a pour objectif de lier les aspects diversifiés de cette culture d’action/de soi en action, de la situer par rapport à d’autres cultures contemporaines de construction des sujets humains, et de proposer des interprétations des fonctions qu’elle joue. Il s’inscrit en référence aux objectifs des outils d’analyse publiées sur ce site ‘innovation pédagogique’, et vise notamment à permettre à des professionnels/acteurs d’analyser les cultures qui les portent et qu’ils portent https://www.innovation-pedagogique.fr/article10870.html . A terme, ces outils visent à identifier cette culture et à la mettre à distance critique, ce qui constitue un enjeu majeur pour la formation professionnelle. Par là même, ils visent à contribuer à développer une vie intellectuelle professionnelle.

La subjectivité
Si la notion de sujet est bivoque, si elle désigne à la fois un être humain et un rapport entre un être humain et son action (le sujet conçoit son action et est cause de sa réalisation), la notion de subjectivité présente, semble-t-il, notamment trois caractéristiques :
1.Elle est habituellement considérée par le sujet individuel comme ce qui le caractérise à ses propres yeux, comme ce qui lui appartient en propre  : c’est une représentation de soi adressée à soi, une auto-attribution.Elle assure la présence du sujet à lui-même ; elle est distincte de ce point de vue de l’identité, qui relève des images de soi échangées avec autrui dans les interactions. Elle correspond aux contours de soi pour soi, aux représentations de soi par soi et aux affects qui leur sont liés.
2. La subjectivité est à la fois un processus et un produit : elle est à la fois une activité de représentation et le produit de cette représentation ; le moi est la résultante des activités de représentation de soi, par soi, pour soi.
3. La subjectivité est une totalisation. Ce trait a été particulièrement bien vu par Sartre dans « Qu’est-ce que la subjectivité ? », en fait consacré aux rapports entre marxisme et subjectivité https://www.fabula.org/actualites/59022/j-p-sartre-qu-est-ce-que-la-subjectivite.html : « je voudrais que nous gardions à l’esprit cette idée que lorsqu’on parle de subjectivité on parle (…) d’un système, d’un système en intériorité (p.2) « il y a cette condition de toute intériorité , à savoir que le tout n’existe pas comme quelque chose de donné d’abord qu’il faudrait, ensuite, maintenir, mais qu’il est quelque chose à perpétuellement maintenir ; il n’y a pas de donné dans un organisme, il y a en réalité, une pulsion constante, une tendance, qui ne fait qu’un avec la construction du tout, et ce tout qui se construit est présence immédiate à chaque partie, non pas sous forme de réalité passive, mais sous forme de schème exigeant des parties (…), une re-totalisation en toutes circonstances (..) totalisation se faisant par intégration de l’extérieur, qui trouble, qui change (…) » (p.52-53).
La notion de subjectivité n’est pas différente de l’activité de construction de sens . Toutes les activités de construction de sens participent à la subjectivité. Subjectivité et construction de sens mettent en relation des représentations/affects issues d’un épisode d’activité en cours avec des représentations/affects issus d’autre épisodes d’activités . https://theconversation.com/usage-sens-et-signification-96511 .

L’injonction de subjectivité
Si l’injonction est l’action d’un sujet visant à obtenir d’un autre sujet un certain type d’activité, l’injonction de subjectivité est un outil d’analyse des actions de sujets visant à obtenir d’autres sujets une activité de construction de sens autour de leur propre activité .
Elle recouvre en fait toutes les situations, fréquentes aujourd’hui dans un grand nombre d’activités, à propos desquelles on peut constater une pression sociale à l’autonomie et à l’individualisation, un intérêt pour la notion de sujets n’émanant pas des sujets eux-mêmes mais des institutions et des organisations qui les encadrent.
L’injonction de subjectivité a été approchée à l’époque directement contemporaine par des auteurs /acteurs très divers, en particulier sociologues, philosophes, anthropologues, éducateurs : en France, dès 1998, A. Ehrenberg a publié « La fatigue d’être soi » et s’est attaché notamment à montrer que la réalisation de soi se substitue à l’observance des interdits
https://www.odilejacob.fr/catalogue/auteurs/alain-ehrenberg/ ; en 2004, après de nombreuses enquêtes sur le couple et la vie quotidienne, J.-C. Kaufmann publie « L’invention de soi » https://www.momox-shop.fr/jean-claude-kaufmann-l-invention-de-soi-une-theorie-de-l-identite-individus-et-so-taschenbuch- ; en 2003-2004 un séminaire sur l’injonction de subjectivité est organisé par le Cnam-MRPP ; en 2006, F. Flahault édite chez Fayard « Be yourself , au-delà de la conception occidentale de l’individu » https://www.fayard.fr/1001-nuits/be-yourself-9782842059316. ; en 2010, D. Martucelli publie « La société singulariste » https://journals.openedition.org/rsa/270 ; et en 2011, V.de Gaulejac écrit « L’injonction d’être sujet dans la société hypermoderne : psychanalyse et idéologie de la réalisation de soi-même » https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2011-4-page-995.htm . En 2018, le même thème est repris lors de rencontres d’éducation populaire https://educpopdebout.org/2018/07/03/martine-et-jean-marie-sont-venus-nous-parler-de-linjonction-de-subjectivite/

L’injonction de subjectivité comme mode d’articulation entre construction et mobilisation des sujets humains : « Faire entreprise de soi ».
Dans le champ de la formation et plus généralement dans le champ social, il est possible de repérer, notamment au tournant des années 2000, ainsi l’émergence d’une culture d’action/culture de soi en action (voir supra https://www.innovation-pedagogique.fr/article10870.html) articulant construction et mobilisation des sujets humains et analysable en termes d’injonction de subjectivité.
Cette culture et ce mode d’articulation
peuvent être caractérisés par l’expression se mobiliser pour se construire . Ils se manifestent notamment dans le développement de plusieurs thématiques :

 La créativité.
Si la création peut être définie comme une action conjointe de transformation d’une activité, du produit/usage de l’activité et du sujet créateur https://www.innovation-pedagogique.fr/article8082.html , la créativité, elle, est la « qualité » que, par inférence, on attribue à un sujet à partir du constat de ses actions de création. Parler de créativité permet donc de renvoyer au sujet la responsabilité du développement de son potentiel, (et au marché de proposer des formations à la créativité, dont les effets en termes de création restent pourtant relativement modestes).
De nombreuses initiatives contemporaines proposent un croisement entre activités artistiques, activités de recherche et activités de formation : « Clinique de l’écriture, formation, recherche et créativité », séminaire organisé par l’Université de Paris-Nanterre ; ou encore les rencontres annuelles « Recherche et création », organisées annuellement en juillet par l’Agence nationale de la recherche (ANR) et le Festival d’Avignon.

 L’éducation thérapeutique du patient.
Cette thématique est axée sur les capacités du malade et/ou de son entourage à prendre en charge notamment les affections durables qui les touchent.

 Le rapprochement entre formation et thérapie, exprimé en termes de « projet de soi ».

 L’introduction de thématiques comme la disruption, bouleversement des positions des acteurs dans les systèmes, ou encore la méditation, pratique immémoriale, présentée comme une forme privilégiée de développement de soi.

Une expression de cette culture émerge en particulier dans plusieurs numéros de la revue Éducation permanente, comme le numéro « Travail et créativité » (n° 202 en 2015 https://travailformation.hypotheses.org/9204), qui indique que la création « est aussi ce qui permet de se sentir exister dans un champ de déterminations multiples : elle requiert et manifeste une invention de soi, qui lie aussi vulnérabilité et créativité ». Un numéro est aussi consacré à « Apprendre du malade » (n° 195, 2013 https://www.education-permanente.fr/public/articles/articles.php?id_revue=1722 ). Et l’on retrouve encore d’autres expressions, plus dispersées, dans d’autres numéros de la même revue, comme le numéro consacré aux compétences transversales : « La créativité, une compétence transversale dans l’artisanat d’art ? » https://pmb.cereq.fr/index.php?lvl=bulletin_display&id=33311 .
Par rapport à l’articulation construction/mobilisation des sujets, ces expressions présentent deux caractéristiques communes : - les sujets sont présentés comme les objets dominants de leur propre action. Le nombre des intervenants sociaux diminue, se déspécialise et se dissémine dans des rôles sociaux de « passeurs » (M.Paul, 2004 https://books.google.fr/books/about/L_accompagnement.html?id=Kg0TlzD247sC&redir_esc=y ) - l’accent est mis sur l’engagement des sujets dans une action au long cours, touchant l’ensemble de leur biographie. Plus globalement les rapports entre construction et mobilisation des sujets sociaux sont définis de la façon suivante : - la mobilisation des sujets relève de la responsabilité des seuls sujets eux- mêmes : engager l’action, c’est s’engager dans l’action - l’engagement dans l’action est la voie privilégiée d’invention ou de création de soi.

Trois modes contemporains d’articulation entre construction et mobilisation des sujets sociaux
L’injonction de subjectivité n’est pas le seul mode contemporain d’organisation des rapports entre construction et mobilisation des sujets sociaux. Elle succède dans le discours de la formation, et plus largement dans le discours social, à deux autres modèles d’articulation entre construction et mobilisation des sujets, repérables dès les années 60, notamment dans des revues à double public, académique et professionnel , comme Education Permanente :
« se construire pour être mobilisable » comme dans les démarches de formation par objectifs , observables dès les années 70
« se construire en se mobilisant » comme dans les démarches d’inspiration constructiviste, remarquables dès les années 90
Ce qui peut se représenter de la façon suivante https://hal-cnam.archives-ouvertes.fr/hal-04030110/

Se construire pour être mobilisable Se construire en se mobilisant Se mobiliser pour se construire
Démarches de conception de/en formation - approche par objectifs
- construction de référentiel
- alternance
- analyse du travail pour la formation
- ingénierie
- démarches qualité
- développement des compétences et professionnalisation
- éthique et formation
- analyse des pratiques
compétences transversales
- création et créativité
- éducation thérapeutique du patient.
Traits communs

- la formation : espace séparé avec des professionnels dédiés
- formation ordonnée autour de la mobilisation de nouvelles ressources de soi dans d’autres champs ;
vocabulaire spécifique : capacités, compétences, être capable de,
optimisation de la conception à partir d’une analyse des activités,
hypothèse en acte d’un transfert
- formation exercice du travail dans les mêmes temps et lieux
- double identité professionnelles et éducative des intervenants
- les « agents éducatifs » : des accompagnateurs
- optimisation assurée par approfondissement des liens entre organisation, action, et sens de l’action
- hypothèse en acte d’une construction conjointe des activités et des sujets en activité.
- les sujets : objets dominants de leur propre action ; dé-spécification et rôle de « passeurs » des intervenants ;
- engagement des sujets dans une action au long cours ;
- émotions identitaires fondatrices ;
- optimisation assurée par l’action sur soi par soi ;
- hypothèse d’une transformation conjointe de l’action, du produit/usage de l’action et sujet en action.
Cohérence entre formation et conception des rapports entre construction et mobilisation et mobilisation des sujets sociaux
- autonomisation relative des champs de construction des sujets sociaux ;
- ordonnancement de ces constructions autour de leur mobilisation dans les organisations
- construction des activités et constructions de soi s’opèrent ensemble (expérience vécue) ;
- les actions de pensée des sujets autour de leurs actions contribuent à leur construction comme sujets (expérience élaborée et communiquée).
- la mobilisation des sujets relève de la responsabilité des sujets eux-mêmes ;
- l’engagement dans l’action : voie privilégiée d’invention ou de création de soi.

En conclusion

L’injonction de subjectivité est un outil d’analyse des actions développées par des acteurs en position de pouvoir sur l’engagement d’activité d’autrui, et visant à obtenir d’autrui une activité de construction de sens autour de leur propre activité.
De telles actions d’influence sont présentes aussi bien dans le discours social que dans le discours de formation. Elles peuvent être résumées par la formule : « se mobiliser pour se construire », et être rapprochées de deux autres modes contemporains d’articulation entre production et mobilisation des sujets : « se construire pour être mobilisable » et « se construire en se mobilisant ».
Cet outil permet d’identifier les conceptions de rapports sociaux et les intérêts d’acteurs ; il ne permet pas pour autant d’analyser les rapports sociaux eux-mêmes, et leur évolution. L’analyse des interactions effectives en situation reste toujours à faire.
Promouvoir l’arrivée d’un ‘nouveau monde’, centré sur la subjectivité et sur le plaisir d’être cause de cause de ses propres actes ne s’inscrit-il pas dans l’histoire de la culture occidentale…

Licence : CC by-sa

Notes

[1Titre de la thèse de Nathalie Lavielle-Gutnik https://www.theses.fr/2007CNAM0556

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