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Comment enseigner à l’heure de la « post-vérité » ?

Un article repris de http://theconversation.com/comment-...

Renouer avec l’esprit du jeu, du débat et prendre conscience des clichés permet de se confronter aux idéologies des extrême-droite et leur impact auprès des élèves. Peggy Marco/Pixabay

Dans l’environnement « post-vérité » actuel (ou post-truth) les enseignants font face à de nouveaux défis. Leurs étudiants sont exposés à un répertoire d’idéologies et croyances de plus en plus varié. Certaines idéologies sont alimentées par ce qui est astucieusement appelé aux États-Unis la « droite alternative » ou « alt-right », ainsi que la profusion de mouvements identitaires à travers l’Europe.

L’année 2016, avec Brexit et Trump comme mascottes, a marqué l’entrée d’une toute nouvelle « structure de permissivité » facilitée par les médias sociaux. Ce nouveau schéma permet aux individus de contourner le consentement des autorités traditionnelles (tels que les chefs religieux, les intellectuels ou experts, les leaders des partis politiques) ayant servi jadis comme les porte-étendards du discours admissible.

Les élections américaines ont marqué un tournant en ce qui concerne l’enhardissement de la pensée totalitaire, jusque-là marginalisée par la presse et par la majorité politique. Une ruse courante des réactionnaires consiste à inverser les rôles sociétaux traditionnels : ceux stéréotypés comme racistes sont dépeints comme les véritables victimes oppressées, et ceux catégorisés comme gauchistes progressistes sont transformés en policiers de la pensée politiquement correcte.

L’écrivain néoconservateur américain David Horowitz, par exemple, gagne sa vie en se basant sur ce principe d’inversion de rôles. Ses livres ciblent entre autres les « professeurs dangereux » ou bien le « racisme progressiste ».

De nouveaux outils

Les enseignants ont donc du pain sur la planche. Comment peut-on répondre à la rhétorique de la « droite alternative » ? Quelles sont les compétences de base requises pour promouvoir la citoyenneté dans les sociétés démocratiques et dans des lieux de travail connaissant de plus en plus de mixité culturelle ?

On peut trouver quelques réponses dans une étude menée en 2013 par le British Council, « Culture at Work » qui s’est donné comme objectif de comprendre quelles étaient les qualités les plus importantes pour les employeurs de firmes internationales.

Après avoir sondé des centaines de DRH pour classer les compétences, valeurs, et attitudes les plus importantes parmi leurs nouvelles recrues, quelques éléments clés ont émergé, surlignés en jaune dans le schéma ci-dessous. Ils ont pu observer non seulement des qualités d’intelligence émotionnelle, mais aussi des éléments d’intelligence culturelle ; cette capacité d’un individu, face à un étranger, à « interpréter avec aisance ses gestes inhabituels et parfois ambigus de la même façon qu’un de ses compatriotes ».

En tant qu’enseignants, nous cherchons à cultiver cette intelligence en exposant les étudiants à une variété de situations pratiques : des projets en équipes multiculturelles, des missions avec d’autres équipes globales d’étudiants MBA vivant dans différents fuseaux horaires, des jeux de rôles sur des incidents critiques liés à la culture. Et pourtant ce travail ne peut se faire s’il manque un ingrédient essentiel – cette qualité classée au-dessus de toutes les autres : la démonstration du respect pour autrui.

Plusieurs comportements et attitudes indiquent le respect : l’ouverture aux autres, la volonté d’écouter des opinions différentes, et la capacité d’inclure autant de perspectives que possible dans des processus décisionnels. Ci-dessous je souligne trois activités particulièrement utiles dans l’environnement politiquement chargé que nous connaissons actuellement.

Forger le respect des autres

Ne sous-estimez pas votre biais implicite. Nous vivons avec la différence déjà au sein de nos familles, et puis dans une série de cercles concentriques progressant vers l’extérieur, nous interagissons avec des personnes qui pensent, vivent, et se comportent différemment de nous.

Une aspiration importante chez les enseignants dans les sciences sociales est d’amener les étudiants vers une prise de conscience de la nature construite et imaginée de la différence humaine. L’identité, la race, la religion, ou le genre par exemple sont des constructions sociales et sont de ce fait, intrinsèquement susceptible à l’erreur humaine. Une forme de cette erreur s’appelle le biais cognitif) et des disciplines entières, telles que l’économie comportementale, ont été fondées sur ses prémisses.

Faire prendre conscience aux étudiants de leurs propres idées préconçues, ce qu’on appelle en anglais des « blind spots » (angle mort en français) devrait les amener à appréhender momentanément leurs propres biais qu’ils ont ignorés jusque-là.

On peut explorer ce principe sur le site du Projet Implicite à Harvard University, qui travaille sur la cognition sociale implicite et les associations mentales inconscientes. Le but du projet est d’éduquer le public sur les préjugés « cachés » et de fournir un laboratoire virtuel pour collecter et partager des données sur ce sujet. Chacun peut ainsi découvrir ses propres biais et idées préconçues sur plusieurs sujets (le genre, la religion, la politique, l’obésité, la couleur de la peau, ou la sexualité, entre autres) en prenant un des multiples tests sur les associations implicites en ligne.

L’objectif de cet exercice n’est pas de culpabiliser ou de juger, mais plutôt de vivre l’expérience du test et ensuite réfléchir aux implications diverses que cela engendre dans la vie quotidienne.

Prendre la juste mesure de quelques-uns de nos biais implicites implique une meilleure connaissance de soi et peut générer une plus grande conscience des « angles morts » présents en chacun de nous.

Défier votre biais originel

Mes étudiants doivent continuellement s’interroger sur leurs propres postulats et présomptions liés aux questions sociétales telles que l’ethnicité, le genre, la religion, le climat… et la Théorie de la Justice du philosophe John Rawls peut apporter une contribution importante à ces réflexions. Chez Rawls, la notion d’une position originelle qui peut se trouver derrière un voile d’ignorance fournit une « expérience de pensée » intéressante dans laquelle, selon le philosophe, les individus ne connaissent ni leur propre position dans la société ni s’ils vivent au présent, passé, ou futur. Sous le voile d’ignorance, ils sont installés sur un véritable pied d’égalité pour prendre des décisions sociétales.

Travaillant en petits groups de trois à quatre étudiants, chacun va tirer au sort une décision à prendre sous le voile d’ignorance :

  • « Je dois énoncer mes idées sur l’esclavage, mais je ne sais pas si je suis noir ou blanc, riche terrien ou pauvre esclave, si j’habite aux US au XVIIIe ou si je suis actuellement en Arabie Saoudite ».

  • « Je dois prendre une décision sur la redistribution de ressources, mais je ne sais pas si je suis riche milliardaire ou SDF ».

La prise de position derrière le voile d’ignorance peut forcer, ne serait-ce que très brièvement, l’empathie pour les plus démunis, ou au moins un certain respect pour la position de nos « autres » dans la société.

Travail de groupe « le voile de l’ignorance » à propos du port de la burqa dans une société laïque.

Inculquer un sens de l’histoire

Favoriser une prise de conscience historique et un sentiment de l’urgence historique (un sens fort du « maintenant ») peut aider les étudiants à dégager des questions d’identité culturelle de trois façons cruciales. Cette conscience peut offrir aux apprenants une compréhension de leur place dans le monde vis-à-vis le passé tout d’abord. Elle peut également aider à comprendre le rôle des ancêtres et de l’histoire respective des familles dans l’élaboration du présent. Finalement elle peut les aider à saisir la nature irremplaçable du passé et les erreurs qui y ont été commises, afin de construire l’avenir devant eux.

Pour ce faire nous avons à notre disposition plusieurs outils conceptuels. Dans le contexte contemporain, les « Thèses sur le concept de l’histoire » de Walter Benjamin (1940) sont très utiles pour conceptualiser notre environnement historique actuel.

J’attribue certaines de ces « thèses » à un groupe d’étudiants et leur demande de créer les liens entre ce qui fut écrit par Benjamin et notre place historique du « maintenant ». Dans un troisième temps, ils doivent élaborer les implications identitaires et culturelles qui y sont associées.

Les thèses de Benjamin sont en fait de courts aphorismes écrits à un moment de grande urgence historique en Europe. Selon Benjamin, « La situation d’urgence que nous vivons est la règle ». Pour lui, chaque instant est un moment de l’histoire en train de se faire, et porte donc un message essentiel que nous devons tenter de saisir.

Les étudiants réagissent de différentes façons à ces activités et débats. L’objectif n’est pas de gagner leur accord ou adhésion à une idéologie donnée, mais de les pousser à développer, plus que jamais, leur capacité critique dans l’émission et réception d’information.

Des débats souvent passionnés suivent ces discussions : comment vont-ils s’adapter aux environnements radicalement différents ? Ou bien la grande question : qui doit en effet s’adapter le plus, et de qui est-ce la responsabilité ? Jusqu’où doit-on aller dans ce travail d’adaptation ?

Dans ces activités, notre rôle, c’est de protéger le droit de tous à la libre expression dans la salle de classe – surtout ceux avec qui on est en désaccord. On peut y parvenir si deux conditions importantes sont satisfaites : le point de départ est critique et informé, et l’intention reste bienveillante.

The Conversation

Michelle Mielly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

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