un article de Pascale Kuntz, Jessica Pidoux publié par l’EPIet le 30 décembre 2021, sur le site de The Conversation France, un article sous licence CC by nd
Cela va faire bientôt un an que de nombreux français et françaises vivent au rythme des rendez-vous effectués sur Doctolib. Dès la première vague de vaccination, en janvier 2021, les difficultés d’usage de la plate-forme ont été abondamment décrites dans la presse. Rappelons le témoignage du docteur Brutus [1] qui, avec ses collègues en charge des centres de vaccination de Vendée, rendait précisément compte de la situation : « Ce n’est pas adapté, en particulier pour les personnes âgées car il faut renseigner un numéro de téléphone ou un mail [...] Si une personne veut le faire pour ses deux parents, ça ne fonctionne pas en utilisant la même adresse mail. On a aussi des gens qui prennent des rendez-vous de deuxième dose quand ils n’ont pas reçu la première, alors qu’on a demandé à Doctolib de faire en sorte que ce soit impossible ».
Ces problèmes précis ont été résolus, mais d’autres continuent d’entraver la fluidité d’usage de cette plate-forme ouverte à un large public. Et combien d’entre nous ne sont pas heurtés dans d’autres contextes à l’impossibilité de remplir un formulaire en ligne car notre situation singulière n’était pas intégrée dans les options proposées ? Pourtant il ne s’agit pas de problèmes difficiles et ces erreurs ne sont pas intrinsèques à l’informatique qui, en tant que discipline scientifique, construit des outils théoriques et des méthodologies rigoureuses qui permettraient de les éviter. Il est extrêmement plus difficile de développer des logiciels de gestion du trafic aérien ou d’assistance au pilotage. Et ce n’est pas à cause de l’informatique que les avions ont été cloués au sol !
La promotion des applications grand public s’appuie sur l’efficacité de leurs fonctionnalités pour des cas identifiés ou sur leur capacité à engendrer de nouveaux usages censés augmenter le bien-être de leurs utilisateurs et utilisatrices. Pour comprendre l’écart entre les intentions exprimées par les concepteurs et les expériences vécues par les usagers, il est utile d’examiner les conditions actuelles de leur développement.
Les applications de rencontres affectives représentent un terrain d’observation particulièrement intéressant. Leurs usages sont en plein essor : Tinder est la deuxième application la plus téléchargée [2] après Netflix. Et cet attrait conduit au développement de nombreuses plates-formes. Dans ce domaine, on pourrait supposer que les équipes de conception intègrent des psychologues ou des sociologues spécialistes des relations amoureuses. Chez Tinder, nous avons identifié une sociologue mais notre enquête a confirmé que la présence de cette expertise est loin d’être systématique. Quels sont alors les facteurs qui guident la programmation des fonctionnalités ?
Dans les applications de rencontres, les algorithmes de recommandation de partenaires potentiels sont détenus par les entreprises et sont inaccessibles à la recherche académique. Mais nous pouvons observer sur les interfaces des téléphones portables les questions qui sont posées lors de la création des profils pour une description de soi et de la personne recherchée ; par exemple, la couleur des yeux ou le type de lecture préféré. Pour un algorithme, ces questions sont associées à des variables dont le contenu est traité par ses instructions. Ces variables sont qualifiées de déclaratives, car leurs valeurs sont remplies par les utilisateurs et utilisatrices. Dans un travail récent [3], nous en avons récolté plus de trois cents sur une vingtaine d’applications francophones et anglophones, et nous avons interrogé des concepteurs et des développeurs pour identifier les modalités de leurs choix et de leurs définitions des variables.
L’analyse révèle à la fois des fortes similarités entre les applications et des différences. Cette combinaison résulte des processus de conception et de codage qui intègrent des mécanismes de mimétisme et de distinction qui régulent la création des applications. En d’autres termes, on se copie abondamment mais il faut aussi se distinguer sur un marché très concurrentiel. Plus précisément, le mimétisme est favorisé par l’environnement technologique et par le modèle économique. Des solutions logicielles fournies par Google et Apple facilitent le développement des applications dans un cadre standardisé. Cette standardisation encourage la reproduction de fonctionnalités entre les applications dans un contexte de réduction des temps de production et des coûts. La tendance est donc de reprendre ce qui semble marcher chez les autres. Par exemple, la première géolocalisation implémentée par Grindr a connu un tel succès qu’elle a été ensuite reprise par les nouveaux entrants.
Mais il ne suffit pas de copier les modèles gagnants. Il faut aussi s’inscrire dans la course à l’innovation. Les groupes américains qui jouent aujourd’hui un rôle majeur sur le marché, comme Match et Meet Group, appliquent des stratégies classiques de segmentation, en ciblant par exemple la population des plus de 50 ans comme DisonsDemain, ou d’une religion précisée comme muslima.com. Les distributeurs entrent également en jeu : un développeur nous a expliqué que, lors de la publication d’une application sur l’incontournable AppStore, « ils demandent si on a des fonctionnalités qui diffèrent des compétiteurs ».
S’ajoute à ces facteurs explicites le recueil en continu des traces d’usages, comme les temps de connexion, et les effets induits par les méthodologies de développement. Les méthodes dites Agiles ont modifié en profondeur les agendas. Pour ses promoteurs, au début des années 2000, l’agilité signifiait un contact plus étroit avec les utilisateurs et utilisatrices, une collaboration renforcée entre les professionnels et la clientèle, et des processus de correction raccourcis. Mais aujourd’hui, il en résulte souvent une production de « livrables » de plus en plus rapide associée à une succession interminable de changements de versions avec peu de tests d’usages réels. Les développeurs que nous avons interrogés nous ont confirmé qu’il n’y a ni temps ni moyens alloués à la réflexion sur la pertinence et l’éthique des variables déclaratives présentées sur les interfaces. La démarche par essai-erreur est donc courante, et comme il faut aller vite, les concepteurs peuvent aussi devenir eux-mêmes les modèles. En effet, lorsque l’implication des utilisateurs et utilisatrices dans les phases de modélisation et de tests semble trop complexe ou trop coûteuse, les concepteurs jouent le rôle de l’utilisateur et s’appuient sur leurs expériences personnelles. Plusieurs nous ont expliqué que des fonctionnalités de leurs applications avaient été largement inspirées de leurs propres désirs de rencontres.
Au-delà de notre terrain d’observation, dans un pan de l’industrie logicielle, ce système économico-socio-technique induit une accélération des rythmes de production. Cette accélération est renforcée par l’injonction à l’innovation technologique permanente entretenue par les pouvoirs publics. La qualité des produits, leur accessibilité, et l’éthique des usages associés ne sont pas des priorités. Ce n’est pas la faute à l’informatique per se ! C’est la faute au manque de considération portée à ces critères. Il serait pourtant possible de contribuer à créer des applications plus respectueuses des utilisateurs et utilisatrices en « programmant en conscience ».
En amont, au début du processus de conception, il est nécessaire d’intégrer une phase sérieuse de modélisation qui analyse en profondeur, non seulement les propriétés requises par les algorithmes codés dans les applications, mais aussi les usages qui font sens pour les individus dans les situations envisagées et les modalités de production dans tout le processus. En aval, avant la mise à disposition des applications, il est nécessaire d’intégrer des tests de validation avec des protocoles rigoureusement définis. Aux critères bien maîtrisés en informatique (complexité des algorithmes, cohérence du code, ergonomie des interfaces, etc.), cette modélisation devrait associer de nouveaux critères, et notamment des critères éthiques et écologiques. Est-il encore raisonnable de soutenir le développement d’applications sans aucune considération sur les coûts énergétiques induits par leur déploiement, ni sur les conséquences sociales et cognitives de leurs usages ? Ne pourrait-on pas mesurer également dans ce champ le rapport bénéfice/risque avec ces nouveaux critères ? L’objectif n’est pas de ne pas faire mais de faire, si nécessaire, autrement, et lorsque le risque est trop grand d’évaluer des alternatives ou de soutenir des recherches pour envisager d’autres possibles.
Les informaticiens et informaticiennes d’aujourd’hui ne sont pas – pas encore ? – formés à cette analyse systémique. Elle doit donc être menée en collaboration étroite, c’est-à-dire dans les lieux de conception, avec des spécialistes en sciences humaines et sociales qui ont développé depuis des décennies des techniques d’enquêtes, des méthodologies d’analyse, des épistémologies qui intègrent des pratiques individuelles et sociales situées, et qui tentent aujourd’hui d’évaluer les coûts écologiques dans toute leur complexité.
Pascale Kuntz,
Professeure en informatique, Université de Nantes
Jessica Pidoux
Chercheuse Post-doctorale, Sciences Po
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |