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De quoi parle-t-on quand on parle du travail ?

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Un article de Jean-Marie Barbier et de Martine Dutoit
Formation et Apprentissages professionnels EA 7529 CNAM
Chaire Unesco-ICP Formation Professionnelle,
Construction Personnelle, Transformations Sociales



TRAVAILLER ENCORE… (Bernard Lavilliers) https://www.youtube.com/watch?v=YQ-phwmQji4

Dans le contexte d’un renouveau des luttes sociales autour du travail, après des annonces aussi étonnantes que la fin du travail, et après l’émergence d’une interrogation sur un revenu universel fonctionnant de fait comme un revenu d’existence, un débat social élargi vient fort opportunément de se réouvrir, mêlant toutefois les questions relatives à l’objet travail, à son produit , à l’appréciation /dépréciation de sa valeur, à la possibilité de son exploitation, aux rapports sociaux dans lesquels il s’établit.

Dans ce contexte, il parait peut-être utile de prendre comme préalable d’étude la désignation même du travail : de quoi parle t’on quand on parle du travail ? Quel (s) objet(s) est (sont) construit(s) par le discours lui-même ? Quelles transformations le travail désigne-t-il ? Quels types de questions peut on se poser à propos de ce terme  ? Autant de lectures possibles.

Ce texte est bâti sur deux options :

  • Il s’appuie sur des acceptions et conceptualisations ordinaires du travail, en usage dans les échanges quotidiens, même s’ils peuvent parfois avoir une origine savante, qui s’est vulgarisée ; il a donc une fonction introductive aux théorisations du travail, qu’il ne se donne pas directement comme objet. Nous appelons théorie l’énoncé de relations stables entre objets de pensée pour nous intéresser aux objets de pensée eux -mêmes https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités. Un objet de pensée est ce qui est représenté comme une entité du monde à penser.

UN PROCESSUS DEJA EN COURS SUR LEQUEL INTERVIENT UN SUJET

Un premier usage du terme travail est constatable pour désigner des processus déjà en cours affectant les sujets agissants, processus sur lesquels ils peuvent intervenir pour les infléchir sans pour autant qu’ils constituent dans tous les cas des actions volontaires et contrôlées. Pour désigner ces ‘déjà là’ en mouvement dans une situation de travail, Theureau et Pinsky http://www.coursdaction.fr/14-Pinsky%20(1992)/1992-LP-O24-Texte2(29-82).pdf ont introduit notamment le concept de cours, synonyme d’écoulement continu (en grec ancien, panta rhei, tout coule). L’intérêt porte alors sur le contexte dynamique de l’action d’un sujet.

C’est ainsi que par exemple on peut parler du travail de l’expérience  : l’expérience est la transformation de soi le plus souvent inconsciente qui accompagne une action de transformation du monde par un sujet ( ce que le monde me fait lorsque je fais quelque chose au monde ) ; le travail de deuil, expression créée par Freud et passée dans le langage courant : le travail de deuil est un processus intrapsychique consécutif à la perte d’un objet d’attachement ; ou encore le travail de l’enfantement : le ‘travail’ est la période de l’accouchement pendant laquelle se produisent les contractions.

Dans tous les cas, on peut dire que le sujet est ‘en travail’.

Ce premier usage est fondé sur trois présupposés :

  • Il y a une transformation ‘déjà en cours’ qui n’est pas initialisée par la volonté du sujet, mais qui l’affecte.
  • C’est sur cette transformation qu’intervient l’activité du sujet. Intervenir (‘venir entre’) a comme sens courant : se produire au cours de, participer à, survenir, jouer un rôle dans.
  • L’intervention est une séquence d’activité supplémentaire qui infléchit le cours d’activité déjà engagé : comme l’indique plaisamment P. Meirieu à propos des interventions éducatives, « enseigner, c’est au mieux favoriser les apprentissages, au pire ne pas les empêcher ». On peut ainsi parler de l’apprentissage comme cours continu.

UN PROCES DE TRANSFORMATION DU MONDE

Marx s’est particulièrement intéressé à cette acception parce qu’elle lui permettait de penser à la fois dans les sociétés industrielles naissantes la fonction de production du travail, et les rapports sociaux dans la production, en particulier la détention ou l’appropriation par les acteurs des composantes du travail : objet de travail, moyen de travail, produit du travail, force de travail notamment.

Transformation du monde est pris à la fois comme transformation de la nature et comme transformation de la société. Le travail désigne un rapport d’activité entre les sujets humains et le monde. Pour Marx, « le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature (…) par la médiation de sa propre action (https://www.chasse-aux-livres.fr/prix/2130451241/le-capital-livre-1-karl-marx PUF 1993 p.199).

Le plus souvent toutefois le travail comme procès de transformation a impliqué une définition de l’économie comme sphère de la production des biens et services, et une définition des processus de production en entreprise en termes d’organisation. Cette acception s’est formalisée notamment dans les entreprises industrielles en termes de fonctions productives et techniques. Que produisent ou que fabriquent ceux qui travaillent, appelés successivement ouvriers, opérateurs, techniciens ? Cette question aboutit aussi naturellement à une désignation sociale du travail comme travail prescrit, formalisé notamment en termes de postes, et opposé au travail réel.

UNE ACTION ORDONNEE AUTOUR DE LA PRODUCTION D’UTILITES

Un grand nombre de désignations sociales du travail insiste également sur la référence à des utilités  : les biens et services produits sont ordonnés le plus souvent autour de besoins ou de projets d’autres individus que ceux qui les produisent et qui leur donnent une certaine unité d’action. Le travail serait une transformation en vue de la satisfaction de ‘besoins’ individuels ou sociaux.

Cette acception pose évidemment la question du jugement d’utilité. Le jugement d’utilité sur le produit concret du travail porte sur la question de savoir s’il anticipe les besoins et s’il les satisfait. Qui porte ce jugement ? dans les organisations du travail contemporaines, c’est le plus souvent le hiérarchique, au nom du consommateur, du client ou de l’usager, ce qui n’exclut pas, quand il en a la maitrise, le jugement d’utilité par le producteur.

Cette même référence à l’utilité nourrit donc les finalisations de l’action de travail. L’action de travail est l’ensemble des activités y compris psychiques participant à cette transformation du monde, et elle présente à cet égard une unité de fonction, de sens et /ou de signification pour ceux qui y sont engagés. Ainsi se trouvent ouvertes toutes les questions relatives à la conduite du travail, c’est-à-dire à l’ensemble des constructions mentales /affects relatifs à l’organisation d’activités qui la caractérisent : l’ingénierie quand commanditaires, concepteurs et intervenants sont distincts, démarche de projet quand ils se confondent.

UNE RELATION A AUTRUI A ETABLIR ET A FAIRE RECONNAITRE

Travailler n’est pas seulement s’engager dans une action, c’est aussi établir des relations avec autrui dans l’action et dans la conduite de l’action. L’intersubjectivité peut être décrite par les sujets eux-mêmes en termes de vécu de leurs rapports avec d’autres sujets ; elle peut donc être définie comme l’ensemble des sémiotisations que les sujets opèrent en agissant. Les rapports de place sont directement issus de l’organisation-en-acte des activités, et s’inscrivent dans les rapports que les sujets nouent entre eux dans la production de leurs moyens d’existence (rapports de classe). Les relations entre sujets sont les images identitaires réciproques qui s’échangent dans les communications.

L’analyse des types de rapports de place peut être facilitée par une description précise des configurations d’activités dans une organisation et par un repérage des séquences d’activités qui jouent un rôle de moyens dans ces organisations. Au sein d’une même organisation d’activités, il n’existe qu’un seul type de rapports de place (https://www.cairn.info/sujets-activites-environnements—9782130543374-page-175.htm )

Qui a le pouvoir de fait dans la détermination des objectifs et dans l’évaluation du travail ? qui détient ou s’approprie les moyens du travail et de la production ? Quel lien le pouvoir pris dans la conduite et dans la production entretient-il avec la détention et l’appropriation des moyens ?

L’analyse du travail suppose donc l’identification de la distribution finale et constatée des activités d’acteurs. Le plus souvent la relation entre acteurs est dissymétrique et donne lieu à transactions de fait, à des conflits ou des négociations explicites (https://www.innovation-pedagogique.fr/article12105.html )

UNE FONCTION DE DETERMINATION DE LA VALEUR SOCIALE

Attribuer de la valeur sociale (une valeur d’échange !), c’est introduire pour des sujets un rapport d’ordre, de hiérarchie, entre des choses dissemblables. La valeur est l’échelle de comparaison de choses dissemblables entre elles.

Dans les sociétés industrielles, le travail est généralisé comme valeur de référence pour hiérarchiser toutes les activités rémunérées : à l’inverse les activités de care, notamment les activités des femmes au foyer, n’ont pas été désignées comme du travail, mais comme le prolongement d’un rôle naturel. A contrario la cessation revendiquée du travail et la reconnaissance du droit de grève est le marqueur de cette attribution de valeur.

Ce mode dominant d’attribution de valeur sociale conditionne les représentations de soi et les revendications identitaires : les prostituées n’utilisent elles pas elles-mêmes la référence au travail en se revendiquant travailleuses du sexe ? Tous les débats autour du travail https://www.epresse.fr/magazine/l-humanite-dimanche/2022-10-13 ne peuvent faire l’économie de cette référence.

UNE TRANSFORMATION/ INVENTION DE SOI

Transformation de la nature et transformation du monde social, le travail est également une transformation de soi transformant la nature et le monde social https://www.seuil.com/ouvrage/redonner-du-sens-au-travail-thomas-coutrot/9782021503234
Paradoxalement, ce sont dans les milieux de l’éducation et du développement que l’hypothèse de la puissance ‘constructive’ du travail par des voies les plus diverses a été le plus supposée. Pour s’en convaincre il suffit de penser à l’abondance de la terminologie de l’éducation investissant la terminologie du travail : atelier, exercice, séminaire, groupe de travail, productions par exemple.
De façon générale, la double valence de l’activité, comme transformation du monde et comme transformation de soi transformant le monde est particulièrement évoquée dans les milieux professionnels de la formation et du développement : https://www.researchgate.net/publication/336699786_Pour_une_archeologie_des_cultures_de_conception_de_la_formation : Se construire pour être mobilisable, Se construire en se mobilisant, Se mobiliser pour se construire) . Hypothèse sociale est faite de la capillarité des fonctions de mobilisation /construction des sujets, ouvrant le champ de l’anthroponomie https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2018-1-page-79.htm et des questions relatives à la production sociale et à la production personnelle de soi par et dans l’activité https://labiennale-education.eu.
L’invention de soi, injonction sociale, comme l’apprentissage, est une transformation de soi reconnue par soi comme personnelle et dans le même temps valorisé par autrui. Dans le travail, la marge de manœuvre reconnue comme personnelle est limitée/valorisée dans des configurations de reconnaissance d’un système social donné. Aujourd’hui c’est davantage l’ingéniosité que l’invention de soi qui est socialement attendue… Être reconnu, se reconnaitre au travail est un nouvel enjeu des luttes https://journals.openedition.org/osp/1425

TRAVAILLER SUR LE TRAVAIL…

Porteur d’enjeux sociaux et personnels considérables, le travail est également porteur d’enjeux de recherche tout aussi considérables, qui n’ont été ici qu’esquissés. Comment transformer enjeux de transformation du monde en enjeux de production de savoirs ? Certainement en liant une analyse minutieuse des rapports sociaux en jeu, et les transformations conjointes associées, dans une approche holiste.

Licence : CC by-sa

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