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Former en géographie en Anthropocène : le pari d’une expérience de « repolitisation »

11 avril 2022 par Sylvie Joublot-Ferré Veille 527 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

En Anthropocène, quelles stratégies sont à développer pour favoriser la formation de citoyen.e.s autonomes et capables de participer aux décisions publiques ? L’article présente un dispositif spécifique, expérimenté en formation initiale d’enseignant.e.s, à la Haute École pédagogique de Lausanne, en Suisse romande. Ce dispositif articule enquête et expérience spatiale, au sein d’une démarche sensible et participative. Cette proposition didactique est évaluée, du point de vue de sa capacité à répondre aux attentes sociétales de « politisation » de l’enseignement en sciences sociales, notamment en géographie. Les enjeux épistémologiques mais également scolaires et didactiques, sont rappelés. La géographie de l’habiter est particulièrement mobilisée. L’analyse du dispositif, au prisme des apprentissages citoyen et politique, est appuyée par plusieurs références : la légitimation de l’éducation politique en Anthropocène, la pensée critique, la capacitation et l’expérience.

Sylvie Joublot-Ferré, « Former en géographie en Anthropocène : le pari d’une expérience de « repolitisation » », Éducation et socialisation [En ligne], 63 | 2022, mis en ligne le 05 avril 2022, consulté le 11 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/edso/18290 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.18290

Introduction

La mise en œuvre à l’école d’une éducation au politique, demeure un défi, en raison de la complexité des questionnements mais aussi du risque normatif d’une telle démarche, voire même d’une possible instrumentalisation. La demande sociétale actuelle est pourtant forte : une attente de participation (Zask, 2011) et une politisation de la société sont observables, en particulier à l’égard de la crise environnementale et de l’anthropocène. Les plus jeunes habitants sont directement concernés par ces tendances. La marche des lycéen.e.s pour le climat en mars 2019 a réuni des dizaines de milliers de manifestant.e.s notamment en France et en Suisse. Ce mouvement d’ampleur mondiale, initié par la jeune suédoise Greta Thunberg, revendique des actions plus rapides et plus efficaces contre le réchauffement climatique, déterminant l’expression et l’engagement d’une partie des adolescent.e.s et des jeunes. Dès lors, cette initiative, témoigne d’une émancipation de la jeunesse : désormais véritable actrice spatiale, sociale et politique à part entière, et pas seulement en devenir. Il semble ainsi légitime de mieux accompagner ce désir d’action politique vis-à-vis du destin du monde et de l’humanité.

C’est plus particulièrement du côté des éducations à - à la citoyenneté, au développement durable par exemple- que le champ du politique est investi (Barthes, 2017). Avec l’éducation à la citoyenneté : les objectifs théorique, moral de l’éducation au politique sont explicites (Chauvigné, 2013). Sous l’impulsion de l’ONU et par l’intermédiaire de l’UNESCO, l’éducation en vue d’un développement durable (EDD) est devenue « un projet planétaire » (Sauvé et Orellana, 2014), une injonction partagée dans le monde francophone. L’éducation au politique pourrait cependant apparaître assez déclarative, tiède voire affaiblie, sans jamais être envisagée, ni dans un face-à-face véritable avec les défis actuels, ni au moyen de méthodes critiques solides. Une ambition transformative réelle comme « la formation d’écocitoyens capables de mener une transition écologique » (Curnier, 2019, 89) serait absente. Les éducations à demeuraient également peu problématisées, soumises davantage aux injonctions politiques, qu’à une véritable démarche scientifique (Barthes, ibid).

L’objet de cet article, depuis le double point de vue de la géographie et de la formation initiale des enseignants, est de proposer une démarche sensible, participative et transformative, propre à favoriser un savoir réflexif, gage d’émancipation et d’engagement, tout en contribuant à lutter contre l’impolitisme ou encore « l’enfermement normatif » (Barthes, ibid). Notre hypothèse est celle d’une « repolitisation » possible, à partir d’enquêtes sur nos manières d’habiter le monde. La démarche proposée est ainsi ascendante, de type « bottom-up », conduite avec des étudiant.e.s en formation initiale à la Haute École Pédagogique de Lausanne [1], en filières primaire et secondaire.

Après avoir réfléchi aux enjeux pluriels pour la géographie francophone [2], nous présenterons précisément une démarche exploratoire appuyée sur l’exprience spatiale dans l’espace habité, pour évaluer son potentiel de « repolitisation » de l’enseignement de la géographie, et plus généralement de l’éducation.

Les enjeux pluriels pour la géographie francophone

En anthropocène, les défis actuels sont largement conditionnés par des arbitrages politiques, auxquels il paraitrait légitime que les jeunes générations soient sensibilisées et préparées. L’école traditionnellement tenue à l’écart de la politique (Audigier, 2016), pourrait s’emparer de ces débats non pas pour être normative, mais comme un espace de mobilisation collective, par la participation et la discussion, entre autres. Il s’agirait de mieux envisager et prendre en compte l’élève comme habitant de la Terre. Les enjeux de cette éducation sont donc pluriels : épistémologique, didactique et scolaire.

Un enjeu épistémologique

Dans l’écho des renouvellements majeurs que connaît la discipline depuis trois décennies, au-delà du seul tournant actoriel, plusieurs travaux de géographie culturelle portent sur les spatialités et l’habiter. Ces champs paraissent ainsi privilégiés pour faire entrer en classe une éducation au politique. En effet, la discipline de référence s’attache de plus en plus à la spatialité des individus, envisagée par certains géographes comme première (Lussault, 2019). La spatialité entendue comme « descripteur de l’ensemble des relations des opérateurs avec l’espace, ici considéré comme une ressource matérielle et idéelle pour ceux-ci » (Lussault, 2007a, 147) embrasserait ainsi la totalité du faire avec l’espace singularisée par l’individu-acteur, et pourrait se trouver, dès lors, au centre de l’attention des géographes. La géographie s’intéresse au monde et aux lieux, parce que les hommes et des femmes y habitent, c’est-à-dire se placent et se déplacent. L’habiter se présente ainsi comme « la spatialité typique des acteurs individuels » (Lussault, 2007b, 45). Tout simplement habiter ce serait pratiquer physiquement et matériellement différents lieux (Stock, 2015), mais aussi fabriquer des liens plus ou moins impliqués (Lazzarotti, 2006) et contribuer aux imaginaires sociaux, par exemple à l’égard de la nature (Debarbieux, 2015).

Récemment intégré au curriculum en géographie scolaire en France (Biaggi, 2015) et en Suisse romande cycle 1, 2 et 3 [3], le thème de l’habiter se présente comme un cadre incitatif au bénéfice d’une géographie réflexive et prospective. En effet les conditions anthropologiques de l’habiter (Fourny et al., 2019, 130) sont désormais questionnées à l’aune à la fois du présent et du futur.

Au total, il s’agit ainsi, dans la perspective d’une éducation au politique de valoriser les cadres théoriques en géographie des spatialités et de l’habiter, qui consistent à articuler et non opposer, les individus, la société et l’environnement. L’habiter est par essence un champ de recherche pluridisciplinaire, qui n’intéresse pas seulement les géographes, mais au contraire interpelle toutes les formes de savoirs, pour faire face aux défis majeurs de nos sociétés. Les préoccupations environnementales s’imposent désormais pour nos manières d’habiter la terre. Au bénéfice du paradigme relationnel, de nouvelles modalités de co-habitation sur la terre, entre êtres vivants humains et non-humains sont interrogées. Habiter est ainsi un champ particulièrement fécond pour le développement d’une éducation politique.

Des enjeux scolaires et didactiques

La géographie enseignée compte parmi ses finalités reconnues, la construction du rapport géographique au monde, autrement dit les modalités dont les individus et les sociétés établissent des liens avec l’espace géographique. Elle prend en charge, entre autres, une réflexion sur les espaces, les divergences d’intérêts dans les jeux d’acteurs, ainsi que les objectifs d’éducation au développement durable. Toutefois son propos est souvent contraint par la forme scolaire et le curriculum. La prise de conscience que les discours géographiques délivrés à l’école, sous leur apparente banalité, ne sont pas exempts de principes ayant peu évolué, est essentielle. Elle pourrait ainsi demeurer assez éloignée de l’univers des élèves. Or la dimension géographique de l’existence fait que chaque élève est aussi un habitant de la Terre, en résidant, en étudiant, en se déplaçant, en voyageant…il éprouve quotidiennement l’espace.

Dans l’objectif de formation citoyenne et d’éducation au développement durable, des propositions didactiques se présentent d’ores et déjà, comme des voies pertinentes pour l’éducation au politique. Nous signalons ici la circulation des concepts dans une optique transdisciplinaire, la formation à la pensée complexe, le débat, l’introduction des controverses et de la prospective.

L’entrée par certains concepts dans le cadre de l’EDD, a été documentée comme favorable à une éducation transdisciplinaire, c’est par exemple le cas du paysage (Vergnolle Mainar, 2009). Au-delà du concept, le paysage se présente pour beaucoup, comme un bien commun à valoriser, facteur par conséquent de mobilisation sociétale (Sgard et Paradis, 2019). Un lien paysager s’établit y compris au sein des pratiques spatiales quotidiennes, à l’égard des paysages ordinaires (Sgard, 2018). Le paysage interroge directement la manière d’habiter le monde et figure parmi les concepts partagés entre plusieurs champs de recherches.

2Une autre des voies poursuivies, pour outiller les élèves dans leur construction citoyenne, afin d’être en mesure de faire des choix (Hertig, 2018, 2016), est la formation à la pensée complexe. La complexité est reprise des travaux du sociologue Edgar Morin, comme un mode de pensée du monde et de ses problèmes actuels. Du point de vue des recherches en didactique de la géographie et de l’éducation en vue d’un développement durable, l’idée est de proposer aux enseignants une sorte de matrice d’examen des situations sociétales, conduisant à dépasser les explications réductrices et de sens commun. Ces travaux visent ainsi à concevoir des procédures, pour analyser les événements ou les situations géographiques, selon les critères ou catégories de la complexité, afin de dépasser la pensée spontanée des élèves. Sont mobilisées entre autres l’approche systémique, les relations de causalité autres que linéaires, les interactions-rétroactions, les tensions dialogiques du point de vue des valeurs (dilemme), le principe hologrammique [4], les concepts intégrateurs et les modes de pensée disciplinaires (Hertig, 2016). Selon une optique proche, l’équipe de recherche de l’ERDESS [5] avait auparavant formalisé des indicateurs de sciences sociales conçus comme des outils d’analyse pour les chercheurs, qui peuvent aussi être considérés comme des outils de pensée, favorables à la formation citoyenne (Hertig, 2016, 121). Ces indicateurs sont : les acteurs, les échelles, la combinaison de facteurs, les décision et action, la prise en considération du futur, les normes juridiques et politiques de l’action, les normes éthiques (valeurs).

Le débat, serait également un outil privilégié, pour former les élèves à la diversité des points de vue qui s’expriment dans l’espace public (Audigier, 2016). C’est en effet un dispositif riche mais d’une part, cela reste un exercice difficile à organiser par l’enseignant, et qui n’est pas dépourvu d’ambiguité (Doussot, 2015). Cependant, ses atouts sont à rapprocher de ceux reconnus à la discussion à visée philosophique pour le développement des dispositions éthiques et civiques (Budex, 2020). Une meilleure connaissance de l’autre, la capacité à écouter, la discussion et l’acceptation d’autres idées que les siennes, la construction d’une réflexion collective, et certaines valeurs telles que la tolérance, la fraternité, en font parties.

L’introduction des controverses, peut également contribuer à l’éducation au politique, en donnant accès à l’incertitude des savoirs et l’intérêt de leur mise en discussion (Audigier et al., 2015, 18). La controverse publique peut ainsi devenir objet et dispositif d’apprentissage de l’espace public en géographie par exemple (Sgard, 2015 ; Lupatini, 2018). Les nombreux travaux sur le traitement des questions socialement vives, notamment environnementales, peuvent enrichir ces approches (Legardez, 2017). Toutefois des difficultés à intégrer les questions vives dans les pratiques enseignantes ont été repérées (Tutiaux-Guillon, 2015), qui confirment les enjeux didactiques de cette question de l’éducation au politique.

Par ailleurs, les finalités citoyennes, seraient envisagées principalement du côté d’une citoyenneté d’appartenance, alors qu’elles devraient évoluer vers une citoyenneté de responsabilité (Audiger, 2016). Dans le même sens, il serait sans doute opportun d’envisager non plus seulement la citoyenneté nationale, mais aussi universelle pour prendre acte de l’émergence d’une société-Monde (Lévy, 2021), et de l’universalité des préoccupations environnementales. Enfin la prospective territoriale semble un cadre favorable et prometteur pour mettre en œuvre une éducation à la citoyenneté politique (Barthes et al., 2019). L’exploration de voies plurielles est ainsi non seulement légitime, mais nécessaire. C’est pourquoi nous présentons un dispositif spécifique, articulant enquête et expérience spatiale, qui pourrait répondre aux attentes de « repolitisation » de l’enseignement en sciences sociales, notamment en géographie.

Enquêter sur nos manières d’habiter le monde : une voie de « repolitisation » ?

A la Haute École Pédagogique de Lausanne, des enquêtes sur le terrain tiennent, en didactique de la géographie, une place centrale pour certains modules de formation initiale des futurs enseignants. Notre démarche, en dépit de thématiques, terrains, et formats de restitution variés, poursuit un objectif principal : conduire les étudiant-e-s à réfléchir à nos manières d’habiter le monde. Trois modalités communes président au dispositif développé : l’enquête in situ, l’épreuve d’un « terrain » par l’expérience spatiale, et enfin, une démarche réflexive et prospective au moyen d’une mise en récit, selon différents langages, appuyée par un étayage, grâce aux échanges entre pairs et avec la formatrice. Ces modalités sont reprises au sein de plusieurs modules, en filières primaire ou secondaire. Autrement dit, il s’agit d’un protocole transversal, il est aussi conçu pour être transposable en classe. Après avoir rappelé brièvement l’intérêt de l’enquête et la définition de l’expérience spatiale, nous présenterons ensuite deux réalisations d’étudiant.e.s obtenues dans le contexte de trois modules différents, avant d’évaluer le potentiel de repolitisation de l’enseignement, dont témoignent ces travaux.

Enquête sur le terrain et expérience spatiale

Il se trouve que la démarche d’enquête est prescrite en école obligatoire par le Plan d’études romand. Pour le post-obligatoire, les Plans d’études mentionnent en géographie : l’étude sur le terrain et des travaux de terrain [6]. Ainsi le cadre réglementaire est a minima incitatif voire prescriptif. Il y a donc une injonction à enquêter. En didactique de la géographie, l’enquête sur le terrain, est une évidence et correspond à une pratique bien éprouvée au sein de la discipline (Calbérac, 2021).

Dès lors, l’enquête prend la forme d’une expérimentation spatiale directe, souvent articulée à une déambulation pédestre. Les itinéraires sont inédits et imaginés par la formatrice, ensuite ils sont librement conçus par les étudiant.e.s pour les investigations en autonomie. Ainsi, à l’occasion de l’enquête les intéressé.e.s vivent une expérience directe de et dans l’espace.

« C’est la présence du corps en action dans un lieu qui induira l’expérience du lieu » (Herouard, 2007, 165) : l’expérience spatiale est d’abord une expérience corporelle. Le corps est engagé dans toute relation à l’espace quelle qu’elle soit. Le contact corporel et poly-sensoriel avec l’espace est posé comme déterminant : c’est la condition pour éprouver et expérimenter l’espace physiquement et mentalement. Il y aurait d’emblée une « immédiateté des rapports avec le monde » (Shamova, 2018, 2). Les étudiant.e.s traversent l’espace et s’y arrêtent au sein d’une procédure collective tout en étant actifs d’un point de vue géographique : surface, distance, matérialité, socialités, orientation, repérages. Des concepts clés de la géographie sont mobilisés : localisation, acteurs, organisation spatiale, échelle, mais également paysage, environnement, territoire. L’expérience spatiale est ainsi constitutive de l’enquête et contributive des spatialités de chacun, autrement dit le faire avec l’espace individuel mais également collectif, est rendu possible et s’enrichit. Elle se présente comme un processus cognitif à part entière, a minima une meilleure connaissance de soi-même, des autres et de l’espace arpenté ; mais aussi une augmentation des expériences et référentiels précédents. Notre propos est aussi qu’elle constitue un processus de politisation par l’attention et la mise en débat à/de l’espace qu’elle suscite.

Expérience spatiale directe et mise en récit sous différents formats

Deux productions d’étudiant.e.s permettent d’entrer en matière (Fig 1 et 2) Elles sont obtenues dans le cadre de deux modules de formation initiale différents, et témoignent ainsi de la transversalité de la procédure, tout en poursuivant des objectifs de formation différents (Tab.1).

Ces productions individuelles ou par groupes sont attendues à l’issue de l’enquête et font office d’actions réflexive, discursive voire prospective vis-à-vis de l’espace expérimenté. A la suite des opérations de terrain, il s’agit en effet de réorganiser les traces ; de mettre en perspective, de mettre en ordre, le vécu, les informations et les indices collectés.

Figure 1. Carte sensible dans le cadre d’une enquête sur la nature en ville à Lausanne. Réalisation M.

Figure 2. Planche photographique et sa légende dans le cadre d’une enquête paysagère à Vevey. Réalisation Anne-Sophie Gavin.

Tableau 1. Mise en contexte des réalisations graphiques

L’expérience spatiale, une méthode pour politiser l’enseignement ?

Il s’agit ici d’évaluer notre procédure, ancrée sur l’expérience spatiale, du point de vue de son potentiel pour l’éducation au politique, avec comme horizon la démocratie et ses valeurs, au sens de la prise en charge des affaires publiques par les citoyens. Nous nous appuyons sur les réflexions de légitimation d’une éducation démocratique et politique en anthropocène (Bordes, 2021 ; Prouteau, 2019) propice à préparer les individus à la décision collective (Prouteau, 2019, 60). L’anthropocène est présenté comme « le temps de la responsabilité humaine » qui « rend nécessaire une éducation politique » (ibid, 59). Le sujet politique peut être pensé, en écho à l’anthropologie philosophique, à travers une typologie des pouvoirs de base : dire, agir, raconter notamment (ibid, 68). Dans la lignée des grands récits des origines et des relations au monde, la création narrative, pourrait permettre d’associer la pensée critique et le rapport émotionnel (Ibid, 65-66).

Nous proposons donc de questionner notre démarche pour savoir si elle favorise la capacitation politique, la responsabilisation, et la mise en œuvre des pouvoirs de base : dire, agir, raconter (Tab. 2).

Outre la méthode de la pensée critique (Barthes, ibid), et les analyses relatives à la géographie prospective (Barthes et al., 2019), deux corpus théoriques aident à conduire cette évaluation : d’une part les théories de la capacitation ou en anglais l’empowerment, d’autre part la philosophie politique, le pragmatisme et la théorie de l’enquête du philosophe américain John Dewey. Ces références ont en commun les visées d’émancipation et d’engagement citoyen.

La méthode de la pensée critique sollicite la compréhension par l’apprenant notamment des dimensions suivantes : épistémologie et modalités de construction des savoirs, pluralisme des points de vue, étayage et argumentation d’une opinion, recherche du sens notamment socio-politique. Avec les balises curriculaires proposées autour des études de cas de géographie prospective, nous disposons également d’une grille d’analyse opérationnelle construite à partir de différentes capacités à (Barthes et al., ibid). Certaines capacités ont un écho direct avec la prise en compte du politique : capacité à repérer les acteurs et les enjeux politiques, capacité à se repérer dans l’espace et le temps, capacité à adopter un esprit critique, capacité à donner du sens, porter un jugement, se positionner dans la société et politiquement.

Du côté de la capacitation, devenir un acteur de sa propre vie, passerait par l’augmentation d’un certain nombre de capacités conduisant à « la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie personnelles » (Monnet, 2007), ce qui déterminerait, selon le philosophe Amartya Sen, la justice sociale (ibid). En termes pédagogiques, l’accent est mis sur l’apprentissage en contexte ou en situation, sur l’engagement et l’agir de l’élève. L’activité de l’élève en groupe, serait ainsi favorable au développement des stratégies de coopération et de mutualisation. Sont visées, entre autres, des capacités corporelles notamment spatiales, à développer en interaction avec l’environnement, des capacités sociales également (Normand, 2017).

Pour le philosophe américain John Dewey, la démocratie a une méthode, c’est l’enquête, qui remplit une fonction sociale. Au cœur de l’enquête il y a l’expérimentation, autrement dit l’expérience (Dewey, 2018), envisagée comme un processus et une méthode. L’expérience s’inscrit dans une logique expérimentale de la connaissance.

Fort de ces cadrages théoriques, nous avons discriminé deux catégories principales qui font écho à la recherche d’un dire, agir, raconter. D’un côté la capacitation sociale et spatiale et la construction de valeurs, d’un autre côté la créativité, l’imagination et la prospective sont proposées en catégories (Tab.2). Nous procédons ensuite à une évaluation des travaux des étudiant.e.s (Tab.3).

Tableau 2. Éléments d’évaluation de la dimension politique d’une démarche sensible et créatrice en anthropocène

Tableau 3. Évaluation des travaux

Quels atouts pour politiser l’enseignement ?

Il apparaît que notre méthode peut répondre aux attentes d’une éducation politique en anthropocène. Certes, elle ne satisfait pas tous les critères envisageables, par exemple elle outille davantage le diagnostic spatial que la prospective. Cependant, elle se présente comme éloquente pour réfléchir aux manières d’habiter le monde aujourd’hui, les rendre plus conscientes à partir de l’expérience spatiale directe. La manière d’habiter le monde constitue, en soi, un objet porteur d’une forte dimension politique.

Cette procédure permet d’abord de donner aux individus une méthode. L’expérience spatiale au sein de l’enquête de terrain, est une voie pour initier les participants à des démarches d’expérimentation et de recherche, aptes à les aider à construire des valeurs, de manière autonome. Cette méthode contribue ainsi explicitement à l’émancipation.

Le dispositif est participatif et soutient une co-construction des savoirs, dans un
espace de discussions. Par conséquent il conduit aussi à vivre une expérience démocratique d’échanges, d’attention à l’autre, d’écoute, de coopération, de débats voire de conflits.

Ces deux aspects – émancipation et expérience démocratique- devraient consolider les compétences politiques des participants.

Enfin, le dispositif est créatif et participe d’une lecture plus incarnée, sensible et sociale de l’espace. En mobilisant directement le rapport au monde, il s’inscrit dans l’écho du processus relationnel, bien mis en valeur avec le paysage par exemple (Sgard et Paradis, 2019) et du nouveau paradigme environnemental, qui fait de l’humain un des éléments de l’écosystème (Prouteau, 2019, 61). Il entraîne d’une façon totalement nouvelle, à prendre conscience de l’environnement et des autres, dans l’espace. Par différents formats d’écriture, le dispositif conduit à une réalisation active, créative, réflexive et analytique.

Cette mise en conscience concomitante, à la fois des problèmes mais également des facteurs d’attachement au monde, pourrait être bénéfique à l’éveil de la responsabilité humaine. Le dire, agir, et raconter semblent ainsi propres à outiller la capacitation politique.

En outre, ces expériences en classe contribueraient à remédier au déficit d’expériences spatiales des adolescent.e.s aujourd’hui, du fait des contraintes et des modes de vie actuels des familles.

Conclusion

Conduire les individus à une réflexion sur le « faire avec l’espace » et pas seulement « dans l’espace », à construire de la proximité, de la familiarité, au sein d’un espace public partagé, à activer une mémoire, une attention et des liens ; tels sont les objectifs de la démarche proposée. Il s’agit bien de développer les compétences des intéressé.e.s à mieux habiter, mais également à participer et à prendre en charge les affaires publiques. L’expérience spatiale dans l’espace habité semble ainsi recevable, comme levier de l’éducation au politique. Cela invite à un changement de paradigme par rapport à la forme scolaire (Chervel, 1998). En effet, les situations qui favorisent, entre pairs, et aussi avec le professeur, la communication, la négociation, le fait de trouver des terrains d’entente, d’imaginer et de créer, en mobilisant différentes sources d’informations, dont l’expérience des étudiant.e.s/élèves et des modalités de résolution plurielle, systémique et créative, sont des voies nouvelles. Elles ne seront rendues possibles que par le truchement de nouveaux modes d’organisation disciplinaire et scolaire.

Bibliographie

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Licence : CC by-nc-sa

Notes

[1La Haute École Pédagogique du canton de Vaud est chargée de la formation initiale et continue des enseignant.e.s au bénéfice des établissements scolaires vaudois. Elle accueille chaque année plus de 3000 étudiant.e.s en formation initiale et 9200 professionnel.le.s en formation continue.

[2Il s’agit ici de s’appuyer sur le cadre de référence commun aux géographies scolaires française et romande. Toutefois les expérimentations ont lieu en Suisse romande.

[3Le Plan d’études romand pour la discipline géographie invite en cycle 1 à étudier l’espace vécu de l’élève et en particulier l’école et le quartier de l’école. En cycle 2 le programme de 5e s’intitule Habiter. En cycle 3 le programme de 9e propose le thème Vivre en ville ici ou ailleurs. L’école obligatoire romande primaire est constituée du cycle 1 (classes 1-2 et 3-4) et du cycle 2 (5e, 6e, 7e et 8e). La 8e romande accueille la même classe d’âge que la 6e française. Le secondaire débute avec le cycle 3 (classe 9e, 10e et 11e), il correspond aux classes de 5e, 4e et 3e du collège français.

[4Trois principes en interaction entre eux sont à la base de la pensée complexe d’Edgar Morin : le principe « dialogique », le principe « récursif » et le principe « hologrammique ». Avec le principe hologrammique, le sociologue valorise l’impossibilité de connaître les parties sans connaître le tout, ni de connaître le tout sans connaître les parties. (Abdelmalek, 2004).

[5ERDESS : Équipe de recherche en didactiques et épistémologie des sciences sociales, créée et animée par François Audigier à l’Université de Genève.

[6Voir le Plan d’études romand pour l’école obligatoire - https://www.plandetudes.ch - et pour le post-obligatoire et les formations gymnasiales, voir les plans d’études des écoles de maturité, de commerce, de culture générale : https://www.vd.ch/themes/formation/formations-gymnasiales/

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