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Peut-on produire des inégalités justes dans un monde de promotion de l’égalité ?

30 janvier 2021 par François Dubet Veille 413 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Dans le cadre de l’égalité qui figure au fronton de toutes les mairies de France, le seul moyen de départager les personnes consiste à organiser une compétition méritocratique. Or, la création de l’école républicaine ne s’est pas souciée de cet impératif puisque, jusque dans les années 1960, le concours d’entrée en 6e perpétuait une répartition entre la très forte minorité de celles et ceux qui allaient au lycée puis occupaient les postes les plus importants dans la société et l’immense majorité qui ne fréquentait que l’école primaire mais trouvait facilement un emploi. Tout ne dépendait pas encore de l’excellence scolaire. Avec les massifications successives et l’élévation du niveau d’instruction, il s’est creusé un fossé paradoxal entre les vainqueurs du système et les vaincus qui ont été humiliés. C’est sur eux que devraient se concentrer les efforts de ce système parce qu’ils sont victimes d’un modèle d’une extrême cruauté.

un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd

Référence électronique

François Dubet, « Peut-on produire des inégalités justes dans un monde de promotion de l’égalité ? », Éducation et socialisation [En ligne], 58 | 2020, mis en ligne le 30 décembre 2020, consulté le 30 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/edso/12892 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.12892

Cette conférence a été prononcée en début de colloque Egalisup. L’enregistrement (visible sur https:www.lirdef.fr) a permis d’obtenir un verbatim des propos tenus. De nombreuses marques d’oralité ont fait l’objet d’un traitement particulier destiné à transcrire sans les trahir la pensée et les propos de François Dubet, des sous-titres de parties ont été ajoutés puis l’ensemble lui a été soumis pour recueillir son accord et effectuer les modifications qu’il souhaitait introduire. Toute l’équipe du colloque et celle de la revue le remercient vivement de sa venue, de ses propos et de son aide.

Je commencerai en vous remerciant de m’avoir invité et en évoquant des souvenirs personnels. Il y a presque 50 ans, je venais souvent à l’Université Paul-Valéry pour y rencontrer un grand personnage de cette université qui s’appelait Robert Lafont. C’est l’homme qui a inventé l’occitanisme moderne, et, si cette région s’appelle Occitanie, il y est pour quelque chose.

Cela dit, je vais traiter des épreuves et des paradoxes de l’égalité des chances. L’égalité des chances est un principe qui s’impose à nous. Depuis le 18e siècle, nous considérons que nous sommes libres et égaux. C’est un acte de foi, ce n’est pas une observation empirique, et, dès lors que nous sommes libres et égaux, la seule manière que nous ayons de produire des hiérarchies acceptables, c’est la compétition méritocratique.

Peut-il exister des inégalités justes ?

Cette idée démarre avec Locke (1690). Je ne vais pas en faire la généalogie, mais elle s’est très rapidement imposée aux États-Unis, beaucoup plus lentement en Europe. C’est un principe de justice incontestable parce qu’il n’y en a pas véritablement d’autres pour résoudre la contradiction suivante : comment produire des hiérarchies justes, des inégalités justes dans un monde d’égaux ? De ce point de vue, la meilleure métaphore que nous ayons de l’égalité des chances méritocratique, reste le sport. Nous avons d’ailleurs là une dramaturgie fascinante puisque que des individus mis a priori dans un espace d’égalité absolue, c’est très contrôlé, il y a des caméras, il y a des arbitres, vont être victimes à la fin d’une inégalité peu contestable.

D’ailleurs, quand on demande aux Français «  est-ce que les patrons gagnent trop  ?  », la réponse est «  oui, ils gagnent trop ; Bernard Arnault, c’est scandaleux  ». Et Mbappé ? Pas de problème ! Mbappé hier, il a planté trois buts à Lyon, et ça s’est vu ! Et, en plus, il n’exploite personne : on l’aime tellement qu’on paie pour l’enrichir.

Donc nous avons là un authentique principe de justice, dont je constate qu’il a été assez long à s’installer en France. Quand vous lisez Durkheim, que j’ai beaucoup lu, Paul Lapie, etc., les pères fondateurs de l’école républicaine, ils ne parlent quasiment jamais d’égalité des chances. Je dirai même que les inégalités scolaires ne les intéressent pas ; le problème de l’école, c’est l’intégration à la nation, la formation des citoyens, l’installation de la raison dans les esprits, mais ce n’est pas l’égalité. Ce terme de l’égalité des chances ne va s’installer en France qu’au début des années 60 au moment de la première massification. Cette première massification n’est pas difficile à dater. Elle remonte à la fin de l’examen d’entrée en sixième en 1958 qui aboutit au fait qu’à peu près un quart d’une classe d’âge va entrer au lycée.

Cette décision va d’ailleurs créer quelque chose d’assez étonnant, car c’est à la fois une massification très limitée par rapport à aujourd’hui, mais elle est réussie parce qu’il y a un fort tri à l’entrée puisque plus de la moitié des élèves n’entrent pas au lycée mais dans différents collèges avec des filières distinctes. Comme il y avait alors un appel formidable d’emplois qualifiés pour l’économie, on s’installait dans cette illusion que répètent obstinément les ministres, les syndicalistes, etc. que l’égalité des chances dans une école de masse, c’est bon. Ça a été très bon pendant quinze ans. Par la suite, ça s’est heurté, je vais y revenir, à des difficultés, des paradoxes, etc.

Les paradoxes du principe de justice

Je vais essayer de traiter la question du point de vue des principes parce que je crois qu’il faut distinguer les épreuves de ce principe de justice, expliquer pourquoi ça ne marche pas ou pourquoi ça ne marche pas autant qu’on le croit. Il y a aussi un élément plus original : les paradoxes qui émergent dans la mise en œuvre. Le principe de justice a des effets paradoxaux qu’en général on n’aime pas tellement regarder en face.

Je vais donc essayer de parler de ces effets paradoxaux pour que nous en discutions. Sur les épreuves liées à l’égalité des chances, j’ai envie de dire que tout étudiant de sociologie normalement formé, au bout de six mois, a appris ça comme un mantra : «  les inégalités sociales déterminent les égalités scolaires  », un point, c’est tout.

On a découvert ça au même moment en France (Bourdieu et Passeron, 1964, 1970), aux États-Unis (Coleman, 1966), en Angleterre (Plowden, 1967), etc. Enfin, il y a un grand nombre de sociologues de l’éducation qui font ce constat : «  on a levé les obstacles économiques à l’entrée dans l’enseignement secondaire long et dans l’enseignement supérieur, et cependant, la disparition des contraintes économiques ne suffit pas pour assurer l’égalité  ». Je rappelle qu’en France, le lycée était payant jusqu’en 1930 et que les syndicats de l’époque ont fait grève quand on l’a rendu gratuit parce que les enfants du peuple allaient venir mettre le bazar dans les lycées.

Tout ça n’est pas nouveau, contrairement à ce qu’on imagine, mais on découvre que l’origine des inégalités scolaires est dans la culture, qu’elle est dans le « capital culturel », dans la tête, dans les ambitions des familles, dans la manière d’éduquer. Cette découverte, chacun d’entre nous la connaît et ce n’en est plus une, mais elle a un aspect un peu désespérant, évidemment, parce que si vous pouvez lever un obstacle économique avec des bourses et des gratuités, vous ne pouvez obliger les parents à lire Télérama. Or, quand les parents lisent Télé Z, leurs enfants échouent à l’école.

Depuis, on a fait des progrès, on montre que ça commence à deux ans, à six mois, à trois mois, bientôt il y aura des recherches sur les inégalités sociales intra-utérines ! La société est cruelle parce qu’en réalité, les compétiteurs dans l’égalité des chances méritocratique n’entrent pas à égalité dans cette affaire-là. Il y a des inégalités sociales qui impactent les inégalités scolaires. Quand on fait des comparaisons internationales et qu’on met tous les pays dans la même boîte, ce que nous avons fait avec Marie Duru-Bellat (2020), on constate qu’il y a une loi de « la reproduction ». Partout, mieux vaut être un enfant de cadre riche qu’un enfant d’ouvrier immigré pauvre pour réussir à l’école.

Souvent, les sociologues, je ne m’adresse pas ici qu’à des sociologues professionnels, ne raisonnent qu’en moyenne et oublient qu’il y a quand même pas mal de dispersions derrière les moyennes, c’est-à-dire que, heureusement, il y a des « idiots de la famille » chez les cadres et il y a évidemment des Albert Camus chez les pauvres, mais, en moyenne, il y a un mode de reproduction. Cela dit, quand on regarde les comparaisons entre pays comparables, c’est-à-dire qu’on prend l’Europe occidentale plus le nord de l’Europe, plus le nord de l’Amérique, on s’aperçoit que l’impact des inégalités sociales sur les inégalités scolaires est quand même extrêmement variable d’un pays à l’autre. De ce point de vue là, mieux vaut être Canadien que Français, il y a moins d’inégalités sociales en France mais plus d’inégalités scolaires qu’au Canada…

C’est donc une loi un peu molle, un peu relative. Ce qui veut dire que, contrairement à la thèse initiale où les inégalités sociales impactent mécaniquement les inégalités sociales, l’école joue un rôle, ce qu’on sait maintenant.

Des inégalités dues à l’école

Rendons hommage aux travaux de l’IREDU qui ont été, à ma connaissance, en France, les premiers à le mettre en évidence le fait que l’école joue un rôle, l’école en rajoute… ou elle en enlève. En France, vous le savez, l’école, en dépit de nos principes universels et de système centralisé, devrait a priori avoir un effet plutôt atténuateur de l’impact des inégalités sociales. Or, c’est plutôt un pays qui les accentue.

Cet état de fait nous met toujours mal à l’aise, heureusement ça ne dure que trois semaines tous les quatre ans quand sortent les enquêtes PISA. Tout le monde est indigné, puis on attend l’édition suivante et là on s’indignera de nouveau de voir qu’on n’est pas si bons que ça.

Les causes de l’inégalité produites par l’école

Je ne vais pas, là non plus, en parler trop longuement parce que tout le monde connaît ça. Pour l’exprimer de manière très simple, il y a d’abord la manière de regrouper les élèves qui est évidemment un facteur d’accentuation des inégalités sociales, les bons ensemble sont un peu meilleurs, les mauvais ensemble sont beaucoup moins bons.

Vous avez ensuite la manière de noter qui joue un rôle important. La France est très attachée à la note de 0 à 20 (je parle sous le contrôle de Philippe Meirieu) mais il me semble que noter de 0 à 20, ce n’est pas noter les élèves, c’est les hiérarchiser. Si vous voulez les évaluer, noter, pas besoin de mettre des notes aussi précises. Ainsi, j’étais noté au quart de point quand j’étais lycéen, j’étais donc noté de 0 à 80. Ça demande une extrême subtilité dans le jugement sur la copie, ce n’est pas rien ! La France n’est pas un pays qui se caractérise par le fait qu’il y a des élites, mais par le fait que le modèle élitiste descend en cascade sur la totalité du système. C’est comme si on vous disait «  tu as le droit de jouer au tennis, mais comme Federer, autrement, tu n’es pas bon  ». Si je peux vous donner un conseil, ne jouez pas, parce que vous ne jouez pas comme lui. Vous faites du piano comme, je ne sais pas, Chopin par exemple, sinon, vous ne jouez pas. La conséquence de cette norme implicite c’est que la plupart des élèves pensent qu’ils ne sont pas bons, pas assez bons, et qu’ils sont définis par leurs échecs plus que par leurs succès. Ce pessimisme et cette faible confiance en soi sont mis en évidence par toutes les comparaisons internationales.

Avec la massification, l’école est globalement moins inégalitaire : les enfants d’ouvriers bacheliers ne sont plus des exceptions. La massification est donc une bonne chose. Le changement essentiel n’est pas dans l’amplitude des inégalités mais, avec l’égalité des chances méritocratique, il se situe dans le mode de production des inégalités. Au fond, jusqu’aux années 60, vous avez un système d’écoles séparées dans lesquelles le destin social commande la carrière scolaire ; autrement dit, les enfants du peuple vont à l’école du peuple, les enfants de la bourgeoisie vont à l’école de la bourgeoisie, les filles vont dans l’école des filles, les garçons vont dans l’école des garçons, et quelques-uns des enfants exceptionnellement doués, vertueux (si ça vous amuse, je pourrai vous donner des chiffres sidérants sur les enquêtes des années 50) et travailleurs du peuple, mais ils ne sont pas très nombreux, ont le droit d’aller au lycée et à l’université. C’est ce qu’on appelle l’élitisme républicain, qui est un des thèmes du conservatisme scolaire aujourd’hui. Ces gens racontent leur vie, en général, une fois qu’ils ont réussi à sortir du peuple pour monter au lycée, ils racontent leur vie, soit sur le mode héroïque, soit sur le mode «  qu’est-ce que j’ai souffert de trahir ma classe sociale  », vous choisissez entre Annie Ernaux qui se sent coupable et Rachida Dati qui assume son mérite. Mais dans l’école républicaine, l’essentiel est joué avant même d’entrer à l’école.

L’invention de la distillation continue dans le système scolaire

Avec l’école de masse démocratique, méritocratique, d’égalité des chances, vous entrez dans un système de distillation continue. Tout le monde entre dans la même école, et en fonction de vos résultats, par des choix extrêmement fins, et qui vont finir par s’accumuler, vous aboutissez à la production de grandes différences finales, mais qui ne sont pas le produit d’un destin initial, mais le produit de l’agrégation de petites inégalités.

L’agrégation des inégalités

Il y a un raisonnement de niveau CP ou CE1, ou CM1, que j’aime beaucoup, celui de l’agrégation des inégalités de Boudon (1973), qui est très simple. Il dit : «  si vous avez un public, cette moitié de l’amphi par exemple, qui est sélectionnée parce qu’elle favorisée socialement à un taux de 80 % quand elle passe une épreuve, et cette partie de l’amphi qui, parce qu’elle est d’origine modeste, est sélectionnée avec un taux de 50 % à chaque fois qu’elle passe une épreuve, vous avez une inégalité initiale sociale 0,8-0,5, donc un écart de 1,6 qui n’est pas énorme, vous êtes inégaux au départ, mais pas tant que ça…  ». Si les inégalités sociales avaient cette amplitude dans notre société, nous serions les champions du monde de l’égalité. Mais si vous faites passer cinq épreuves au groupe qui est sélectionné à 0,8, à la première épreuve, il en reste 80, deuxième épreuve, 64, troisième, 50, quatrième, 40, cinquième, il en reste 30 qui vont rentrer dans les grandes écoles. Dans l’autre partie, vous allez être sauvé à 0,5, première épreuve, il en reste 50, deuxième, 25, troisième, 12,5, quatrième, 6, cinquième, 3. L’écart, en cinq petites sélections, et chaque fois pas nécessairement très brutales, est passé de 1,6 à 10, et cet écart, c’est grosso modo celui qu’on a quand on regarde aujourd’hui les élites en France.

Ce qui s’est passé, c’est qu’à l’intérieur du modèle de l’égalité des chances méritocratique, c’est l’école qui fait le sablier, ce qui fait, d’ailleurs, qu’aujourd’hui, l’école est moins injuste qu’elle n’était autrefois, mais qu’elle est vécue comme beaucoup plus injuste.

Deuxième changement : quand vous êtes dans l’ancien monde, il suffit de se laisser porter par son habitus et son capital culturel, et le destin s’accomplit. Je suis né dans un milieu favorisé dans lequel on fait des études, et je ferai des études. Je suis né dans un milieu défavorisé, et, sauf si Dieu a été particulièrement sympa en me donnant la bosse des maths, je ferai le métier que faisaient mes parents. Aujourd’hui, quand vous regardez les stratégies des parents, ce n’est pas du tout ça, la confiance dans le capital culturel, c’est complètement terminé. Je vous demande de regarder vos amis. La réussite scolaire de leurs enfants n’est plus un destin, c’est un boulot, c’est du coaching, on n’arrête pas, et on choisit l’établissement et la langue rare et la langue moins rare, et le latin. C’est très triste pour les latinistes, d’ailleurs puisqu’on choisit le latin pour d’autres raisons que le latin. On choisit les loisirs les plus intelligents. On s’est aussi rendu compte que la scolarisation précoce, perçue comme une manière d’atténuer les inégalités sociales joue effectivement ce rôle, mais elle joue aussi un autre en scolarisant l’école maternelle, en faisant les premiers tris. Aujourd’hui, dans les classes moyennes où nous sommes, un enfant normal sait lire en entrant au CP parce qu’on n’est pas là pour perdre de temps et il faut creuser l’écart initial. Donc les parents choisissent l’inégalité. D’une certaine manière, nous pouvons vivre dans l’indignation permanente contre les inégalités, mais en même temps, nous choisissons les inégalités pour nous-mêmes, puisque d’une certaine manière, avec l’école démocratique de masse et l’égalité des chances, le nombre de compétiteurs s’étant si considérablement accru, on ne peut plus faire confiance simplement à son destin.

Vous avez tous assisté à ces repas où on dénonce, un, au hors-d’œuvre, les inégalités, la politique Macron terrifiante, etc., donc ça, c’est pour le hors-d’œuvre. Et quand on passe aux choses sérieuses, c’est «  comment tu as fait pour choisir ton collège, ta filière, ton option, le privé, pas le privé  ?  ». Donc, le système de l’égalité des chances méritocratique est un système qui valorise la préférence pour l’inégalité. Puisque j’ai passé l’âge d’avoir des ennuis, quand j’ai lu des débats de mes collègues universitaires sur Parcoursup, il m’est arrivé d’être un peu fâché, de voir qu’ils étaient très, très hostiles à la sélection à l’université, mais que la plupart d’entre eux d’eux avaient mis ses enfants dans une classe prépa. Mes étudiants de Sciences Po Bordeaux viennent manifester contre la sélection à l’université, ce qui est, évidemment la meilleure manière de garantir la rentabilité de leur diplôme ultra-sélectif. Je ne sais pas si je me suis fait bien comprendre.

Donc, d’une certaine façon, l’égalité des chances méritocratique est un principe de justice qui oblige à entrer dans une compétition où, comme dans la compétition sportive, on veut gagner. Ce modèle-là, j’y reviendrai, est incontestable ; il a cependant quelques apories parce que ceux, souvent des Américains, qui ont réfléchi à ce modèle en disant «  puisque l’égalité des chances méritocratique est le seul principe de justice acceptable dans une société démocratique et libérale, la seule conclusion que l’on puisse en tirer pour qu’elle se réalise, c’est d’abolir l’héritage  ». Ce qui n’est pas simple si on étend l’héritage au capital culturel. Si on veut que les enfants soient élevés dans l’intérêt de tous, il faut les mettre dans des casernes pour abolir l’impact négatif de l’héritage. Non, vous voyez bien qu’un système qui dit «  il vaut mieux payer des impôts  » est quand même plus acceptable socialement qu’un système de pure égalité des chances méritocratique.

Paradoxes et apories de l’égalité des chances méritocratique

Supposons que l’égalité des chances soit possible, elle se heurte à deux grandes apories. La première, évidemment, c’est que l’égalité des chances méritocratique suppose que l’on s’accorde sur une définition et une manière de construire le mérite, et là, nous sommes devant une difficulté, c’est qu’il est à peu près impossible de savoir ce qu’est le mérite en dehors de l’épreuve qui le mesure. C’est pour ça, encore une fois, que les personnes très fascinées par le sport, peut-être pas ici, mais les gens, en général, aiment beaucoup ça parce que le sport a une sorte d’essence méritocratique, on court, il y en a un qui a gagné. Alors, s’il n’est pas dopé, s’il n’a pas triché, il a plus de mérite. L’avantage du sport par rapport à l’école, c’est que les sportifs rejouent des matches deux fois par semaine, donc il y a toujours une espérance de salut chez les sportifs, «  j’ai perdu cette fois-ci, mais je gagnerai à la prochaine  ».À l’école, il n’y a pas de salut, on a perdu, on porte la marque de sa défaite pendant très longtemps, de la même manière que l’on porte la marque de sa victoire pendant très longtemps.

J’avais fait une enquête il y a quelques années sur les sentiments d’injustice au travail. Tous les salariés que l’on rencontrait nous disaient «  ça serait juste qu’on soit payé en fonction de notre mérite ; il faudrait que le mérite soit reconnu un peu quand même  ». Et quand vous leur dites «  oui, d’accord, mais comment vous définissez le mérite  ?  » et là, tout de suite, c’est un abime de perplexité. Est-ce que c’est l’effort  ? Moi, je veux bien que ce soit l’effort, mais est-ce que je vais aller me faire opérer par un chirurgien qui a eu son diplôme uniquement parce qu’il a fait un effort  ? Je préférerais que ce soit le talent. Je préférerais que ce soit autre chose, mais ce n’est pas juste de récompenser le talent. Après tout, il n’est pas sûr que Mozart avait du mérite, il a eu de la chance, son père était musicien, il avait peut-être quelques dons, je ne sais pas.

Donc, chaque fois, le mérite est une fiction sur laquelle on s’accorde, mais qu’on est incapable de définir. Cependant, on est obligé d’y croire Il y a plein de principes comme ça sur lesquels on construit des raisonnements, mais les bases du raisonnement sont des actes de foi plus que des données empiriques. À l’école, vous avez le même phénomène, j’avais fait une enquête sur les lycéens, c’était pareil, ils disaient «  le bon prof doit nous noter de deux manières : il doit nous noter en fonction de notre mérite, mais il ne faut pas qu’il sanctionne trop positivement les plus doués  », je parle comme les lycéens, «  il ne faut pas qu’il ne sanctionne trop négativement les pas doués, parce que ce n’est pas de leur faute, et il faut qu’il maintienne, en dépit de la hiérarchie des élèves, des notes, le sentiment que le groupe a une unité  », autrement dit, le prof doit être social-démocrate. C’est-à-dire qu’il doit maintenir un espace de compétition, mais le limiter de manière à ce que ça ne casse pas l’unité de la classe, et les élèves ne vous le disent pas de cette manière, mais ils le disent tous comme ça.

Le mauvais prof, c’est celui qui ne reconnaît pas le mérite ou bien c’est celui qui exacerbe le mérite et humilie, détruit les élèves. Donc il y a quelque chose de très compliqué dans cette affaire, c’est que tout mon raisonnement sur l’égalité des chances méritocratique qui repose sur un principe auquel on adhère, mais qu’on est à peu près toujours incapable de définir. En tout cas, il sera toujours défini de manière conjoncturelle, arbitraire à tel moment.

La deuxième question qui se pose, c’est de savoir au nom de quoi un principe de mérite pourrait dominer les autres. Alors ça, c’est une question qu’a posée, que pose, parce qu’il est toujours vivant, un philosophe américain qui s’appelle Michael Walzer (1983), qui dit : «  le problème, ce n’est pas le mérite, c’est la distinction des sphères de mérite  ». Après tout, c’est le problème de Montesquieu, il y a une compétition économique, vous gagnez de l’argent, vous avez du mérite, vous avez gagné de l’argent, ce n’est pas injuste. Ce qui devient injuste, c’est que vous transfériez le mérite que vous avez en économie en devenant une puissance politique. Je fais allusion à un président américain, par exemple, vous êtes riche et vous achetez le pouvoir, vous êtes riche et vous achetez les femmes, ou les hommes, vous êtes riche et vous achetez la beauté, vous êtes riche et vous achetez l’influence, c’est-à-dire que vous transférez une forme de mérite dans un domaine, une société juste dit Walzer, dans laquelle il y a plusieurs critères de mérite qui restent des sphères séparées. Alors vous allez me dire «  ça ne me concerne pas  », si, à l’école, ça nous concerne de plus en plus. Je suis en train de faire un travail avec Marie Duru-Bellat, sur les impacts politiques des inégalités scolaires. Si vous prenez l’électorat de gauche en 1980, l’électorat de gauche, il y a peu de diplômés. L’électeur de gauche, c’est quelqu’un qui est peu diplômé et qui gagne peu d’argent. Si vous prenez l’électorat de gauche ou Vert aujourd’hui, c’est quelqu’un de très diplômé, les peu diplômés votent massivement à l’extrême droite. Les très diplômés qui gagnent de l’argent grâce à leur diplôme votent Macron, et les très diplômés qui ne gagnent pas tant d’argent qu’ils espéraient avec leur diplôme votent Mélenchon.

Le sentiment d’injustice créé par les effets du mérite scolaire

Ça fait un choc, mais ce n’est pas une révélation quand on regarde autour de soi il y a un transfert d’un ordre méritocratique scolaire dans un espace qui devrait être indépendant de l’ordre méritocratique scolaire. Ce qui fait que beaucoup de gens, aujourd’hui, s’interrogent sur le monde non diplômé populaire qui n’a pas de mérite scolaire. Il a quasiment disparu des sphères politiques. Vous avez peut-être remarqué que pendant un an, les gens ont mis des gilets jaunes en disant «  vous nous méprisez, vous nous prenez pour des moins que rien, vous êtes arrogants, vous savez tout  » parce que, de leur point de vue, ils transféraient un mérite scolaire dans un espace qui ne devrait pas être dominé par le mérite scolaire.

De leur point de vue, et je les comprends, c’est comme si vous disiez : «  je suis riche, donc j’ai le pouvoir  ». Dire : «  je suis diplômé, donc j’ai le pouvoir  », ce n’est pas nécessairement juste. Dire ça dans une université, je conçois que ça fasse un petit peu drôle mais il faut quand même regarder ce qu’a été la révolution de l’égalité des chances méritocratique comme modèle qui pose des problèmes, en particulier aux, les élèves quand on les interroge «  Au nom de quoi, parce que je ne suis pas bon à l’école, je devrais avoir des conséquences non scolaires. Et ceux qui ont travaillé, il y en a beaucoup ici, sur la subjectivité des élèves, savent évidemment que les élèves qui échouent à l’école sont enragés, n’aiment pas l’école, ont le sentiment que l’école les humilie, les méprise, etc.

Très étrangement, ce sentiment était beaucoup plus faible dans l’école de classe traditionnelle de Durkheim et de Jules Ferry, qui était pourtant bien plus inégalitaire que l’actuelle. Le paradoxe de l’égalité des chances méritocratique, c’est que ce n’est pas une conception de l’égalité, c’est une conception des inégalités justes, et le monde scolaire est un monde qui croit, plus que quiconque, aux inégalités justes. C’est un monde qui considère que le concours que vous avez passé à 22 ans détermine légitimement toute votre carrière. Ça pourrait étonner le commun des mortels. C’est un système qui est une conception non pas de l’égalité sociale, mais de la manière de construire des inégalités légitimes.

De ce point de vue-là, le problème de l’égalité des chances méritocratique, c’est qu’elle n’interroge pas les inégalités elles-mêmes, c’est-à-dire que, dès lors qu’une inégalité est produite par une compétition méritocratique équitable, elle n’est pas contestable aussi grande soit-elle. Ce qui nous choque par ailleurs. Je reviens à la métaphore Mbappé. Les gens nous disent : «  pourquoi contester le salaire de ce garçon qui, de toute évidence, le mérite ? Alors que le salaire d’un prof, d’un patron, on n’est pas sûr qu’il le mérite, mais lui, on le voit, c’est clair, il le mérite  ». Donc ce qu’on a constaté, toujours avec Marie Duru-Bellat, c’est que plus les sociétés croient à l’égalité des chances méritocratique, plus ces sociétés sont inégalitaires.

Il existe des enquêtes d’opinion qui s’appellent ISSP (International Social Survey Programme), dans lesquelles on demande à des milliers de gens dans des sociétés différentes s’ils croient à l’égalité des chances méritocratique. Plus les gens répondent massivement «  oui, je vis dans une société où l’égalité des chances méritocratique est assurée  » et l’archétype, ce sont les États-Unis, plus les inégalités sociales sont acceptables. Ce qui est très paradoxal, par exemple, les Américains qui ont un écart de richesse de l’ordre de 7 entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres, trouvent que les inégalités sont beaucoup plus acceptables dans leur société que ne le pensent les Norvégiens, qui vivent dans une société où l’écart est à peine supérieur à 2 entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres. Mais les Américains disent que les inégalités très grandes sont justes parce que chacun aurait pu jouer sa chance dans une compétition d’égalité des chances méritocratique.

L’orgueil des vainqueurs et l’humiliation des vaincus

Il ne s’agit pas de mesurer la distance du modèle à sa réalisation, mais de bien comprendre que ce modèle est une manière de légitimer les inégalités sociales. Alors évidemment, ce modèle produit l’orgueil des vainqueurs : si je dois ma position à mon seul mérite, d’une certaine manière, je ne dois plus grand-chose à grand monde. C’est pour ça, d’ailleurs, que quand on dit : «  les enfants du peuple qui accèderont demain aux élites seront des élites plus sympathiques et plus ouvertes que les vieilles élites  », il m’arrive d’avoir des doutes parce que quand vous ne devez tout qu’à vous-même, au fond, vous ne devez pas grand-chose aux autres, vous n’avez plus cette vague culpabilité liée au fait que votre mérite a été un peu hérité.

Donc vous avez l’orgueil des vainqueurs : «  j’ai eu mes diplômes, je ne les ai pas volés, j’ai travaillé, j’ai bossé, j’ai passé mes épreuves  », etc. Tout ça ne serait pas très grave si, dans le modèle de l’égalité des chances méritocratique, l’orgueil des vainqueurs ne supposait pas l’humiliation des vaincus dans un système qui ne cesse de dire à ceux qui ont échoué à l’école : «  c’est ta faute  ».

« C’est ta faute », d’abord, chaque fois l’écart de sélection, comme je l’ai montré tout à l’heure, est extrêmement faible, 0,5-0,8, ce n’est pas énorme. De plus, une grande partie de tes copains ou de tes copines, qui sont exactement comme toi, ont réussi, donc si tu as échoué, « c’est de ta faute ». Vous êtes dans un modèle véritablement libéral, c’est-à-dire que chaque individu est tenu pour responsable de ce qui lui arrive, et ce qu’on a observé, évidemment, dans les enquêtes, c’est que plus les individus réussissent dans leurs études, c’est une sorte de théorème qu’on pourrait développer, plus ils adhèrent aux valeurs démocratiques libérales, c’est-à-dire que plus ils croient que les institutions sont nécessaires, plus ils sont tolérants à l’égard des minorités, plus ils sont libéraux en ce qui concerne la vie personnelle, plus ils se sentent solidaires des autres parce qu’ils veulent payer leurs impôts, etc., plus ils deviennent à gauche et sympa, si vous voulez, et moins les autres le sont.

A contrario, ceux qui ont échoué sont dominés par une logique du ressentiment, de l’humiliation, non seulement, ils ne croient pas à ces valeurs, mais ils se retournent contre elles parce que c’est au nom de ces valeurs qu’ils ont été chassés. C’est un mécanisme que vous ne pouvez pas comprendre si vous ne pensez pas qu’il est issu de transformations de la compétition sociale en général, et scolaire en particulier. La seule manière que vous avez, quand vous avez été pris dans ce système et que vous en avez été à moment donné chassé, évacué ou que vous avez découvert que le diplôme que vous avez cherché ne vaut à peu près rien sur le marché du travail, soit c’est de vous sentir humilié, d’avoir honte, soit c’est évidemment de vous retourner contre les valeurs de l’institution qui vous a traité de cette manière.

Il n’est pas nécessaire d’aller dans le collège le plus défavorisé du quartier, le plus défavorisé de Lunel ; pour voir ça, ça fonctionne à peu près partout selon un système en cascade. Donc, il faut bien comprendre que l’égalité des chances méritocratique, que l’on martèle du matin au soir, parce qu’il n’y a que ça pour principe de justice, et c’est vrai, est un système d’une incroyable cruauté parce qu’il prive les acteurs de consolation.

Quand vous êtes dans l’ancienne société de classe, «  ce qui m’arrive, ce n’est pas ma faute, c’est la faute de la structure sociale, des patrons, etc.  », je suis protégé, comme individu, du choc des inégalités, tandis qu’aujourd’hui, je suis directement dans l’inégalité, et si vous regardez cette année de témoignages qu’on a eus des gilets jaunes, c’est très fascinant, ils parlent tous d’eux. Il n’y a jamais de «  nous  », c’est «  moi  », «  moi, parce que je suis une femme, j’ai deux enfants et je ne m’en sors pas  », «  moi, parce que je n’ai pas le boulot qui me convient  », «  moi, parce que j’habite trop loin  », et «  moi qui me sens sans cesse humilié  ».

Le thème dominant aujourd’hui de la sensibilité politique, vous l’avez remarqué, ce n’est plus le thème de l’exploitation, c’est le thème du mépris. On est méprisé par le président, on est méprisé par le ministre, on est méprisé par le président de l’université, on est méprisé sans cesse, parce que, d’une certaine manière, on est tenu d’être l’égal de tous, et quand on n’y parvient pas, le regard des autres est une humiliation…

Que faire ?

Alors que faire avec l’égalité des chances méritocratique, qui est le seul principe de justice dont on dispose ? Comme il n’est pas question de revenir à des ordres hiérarchiques, il faut faire tout ce qu’on fait, c’est-à-dire essayer de faire que les établissements scolaires soient plus mixtes, essayer de faire que l’orientation soit meilleure, essayer de donner plus de moyens à ceux qui en ont le plus besoin, il faut tout faire, mais vous voyez bien, en même temps, qu’on est pris dans un mécanisme qui va très au-delà de ça.

Les effets délétères de la lutte contre les discriminations

Je voudrais souligner encore un paradoxe, le paradoxe de la lutte contre les discriminations. Je suis très favorable, évidemment et comme tout le monde, à la lutte contre les discriminations. J’espère que c’est acquis, je suis pour, bon, très bien. Mais quand je regarde comment ça se passe, je ne peux pas ne pas voir que ça a des effets un peu étonnants. Au nom de l’égalité des chances méritocratique, en France, en particulier, on ne regarde les discriminations qu’au terme de la compétition scolaire, c’est-à-dire qu’on va dire toujours «  il n’y a pas assez d’enfants d’immigrés, de pauvres ou de femmes à Polytechnique  », on ne dit jamais «  il y a trop d’enfants d’immigrés au lycée professionnel Pablo Néruda où personne ne veut aller  ». On regarde toujours au niveau des élites. C’est extraordinaire comme réflexe, la discrimination dans le lycée professionnel de Valenciennes, je ne sais pas comment il s’appelle, Ambroise Croizat, est aussi forte qu’à l’ENA, et surtout, elle concerne quelques centaines de milliers de gamins ; à l’ENA, il y a 80 étudiants par promo.

Donc première chose, la lutte contre les discriminations est obsédée par un modèle d’élite, c’est-à-dire qu’on va mettre en place des réseaux, des aides, Sciences Po, des dispositifs pour que les bons élèves issus du peuple qui sont injustement discriminés puissent accéder à l’élite, et je suis pour, il n’y a aucune raison qu’ils soient enfermés dans leur quartier. Mais quand vous regardez le résultat de ces politiques, notamment aux États-Unis, tel qu’ils avaient été très courageusement observés par un sociologue américain qui s’appelle Julius Wilson (1987), il constate qu’au bout de 30 ans de discrimination positive aux États-Unis, c’est-à-dire où vous allez dans les quartiers afro-américains chercher les meilleurs élèves pour les faire monter, etc., vous avez un double phénomène : création d’une bourgeoisie noire - Obama, c’est quand même mieux que Trump - et dégradation massive de la situation moyenne des noirs pendant la même période puisque les élites potentielles du monde afro-américain ont été sorties de là. Les autres se sont effondrés. Le ghetto s’est renforcé.

Si vous prenez les femmes, alors là, généralement, on prend un risque... Mais, qu’importe ! Les femmes ont massivement accédé aux postes dont elles étaient exclues. C’est très bien, elles sont majoritaires en médecine où elles n’existaient pas, elles sont majoritaires dans le monde du droit où elles n’existaient pas, il y a des femmes cheffes d’entreprises, il n’y en avait pas. Ce n’est pas l’égalité, c’est moins inégal qu’avant. Mais la situation moyenne des femmes, elle, s’est dégradée. Elle s’est dégradée parce que je n’ai jamais entendu de lutte contre les discriminations pour les caissières, jamais, jamais, et les caissières sont plus nombreuses que les avocates. Sans compter l’accroissement des familles monoparentales qui sont le principal vecteur de la pauvreté.

Je vais parler comme le directeur du CNRS qui a mis le feu aux poudres, de modèle darwinien de l’aide aux meilleurs, qui est une chose incontestable, et il faut le faire, mais qui dégrade la situation des vaincus de l’égalité des chances. Au fond, dans les années Sarkozy, moi, j’avais le sentiment que Sarkozy disait «  on va tout faire pour sortir les bons élèves des collèges populaires de leur enfer, les autres, on leur enverra directement la police, parce qu’il n’y a rien à faire  ».

Ce qu’on doit aux vaincus du système méritocratique

La question qui se pose, c’est la vieille question que posait John Rawls (1993), ce n’est pas «  qu’est-ce qu’on doit aux vainqueurs dans la compétition méritocratique  ?  », ce n’est pas «  qu’est-ce qu’on doit faire pour que tout le monde gagne  ?  », ce qui est absurde, la question essentielle est «  qu’est-ce qu’on doit aux vaincus  ?  ». «  Qu’est-ce qu’on doit aux vaincus  ?  », c’est-à-dire : qu’est-ce qu’on doit garantir aux plus faibles du système comme niveau de compétences, de connaissances, de dignité, puisque, de toute façon, dans un système comme ça, tout le monde ne sortira pas vainqueur alors que ce système suppose de fonctionner sur le couple vainqueur-vaincu.

Je me suis battu avec d’autres pour le socle commun, on nous disait «  vous êtes pour le SMIG scolaire  » ; bien oui, il se trouve que je suis pour le SMIG parce que, s’il n’y avait pas de SMIG, on pourrait payer les gens encore plus mal qu’on ne les paie, et je suis donc pour le SMIG scolaire qui fait qu’on a un impératif, celui de faire que les plus faibles des élèves aient ce à quoi ils ont droit et pas simplement que les meilleurs d’entre eux afin d’échapper à leur sort au nom de l’égalité des chances.

Je ne sais pas si tout ça apparaît très clairement. Si on ne le fait pas, l’égalité des chances méritocratique est un système parfaitement inégalitaire et d’une violence extrême, donc c’est vraiment un très gros enjeu aujourd’hui : «  qu’est-ce qu’on doit aux élèves qui seront les vaincus de la compétition  ?  ». C’est une question essentielle, on s’accommode, on est indigné parce qu’il n’y a pas assez d’enfants de pauvres à l’École normale supérieure. Le fait que 25 % des élèves en sortant du CM2 aient pour le moins, des difficultés pour lire, écrire et compter, heurte nettement moins notre sens de la justice. Or, leur destin est nettement plus tracé que celui du futur normalien, on peut déjà raconter la vie qui les attend.

Donc, il faut renverser notre modèle de justice. Il ne faut pas dire «  je suis contre l’égalité des chances méritocratique  » ; évidemment je suis pour, mais il faut savoir que ce modèle a des conséquences tellement injustes et tellement inégalitaires que la priorité, c’est quand même celle des vaincus de cette compétition. Vous savez comme moi à quel point c’est difficile de le faire, pour une raison très simple, c’est que les vaincus de la compétition scolaire n’ont aucun poids électoral, ne se sentent pas légitimes pour parler de ces problèmes-là, et que si, par contre, vous touchez aux intérêts des classes moyennes qui sont, grosso modo, les bénéficiaires de l’égalité des chances, vous avez de gros ennuis politiques et tous les ministres qui ont essayé, il n’y en a pas eu beaucoup, de faire des réformes plutôt favorables aux vaincus de la compétition scolaire, se sont heurtés à de très grandes résistances. Je rappelle, d’ailleurs, qu’à l’école, on peut avoir de très grandes contestations des inégalités des chances sans jamais mette en cause la hiérarchie même des inégalités scolaires.

Je ne souhaite pas être trop désagréable, mais vous vous rappelez qu’il y a deux ans, on se battait contre la sélection Parcoursup, mais personne ne mettait en cause les grandes écoles, les classes prépa. La hiérarchie même du système était incontestée. La conception de la justice scolaire s’arrête sur la hiérarchie même du système. Le moule de l’égalité des chances : tout le monde doit rentrer dans un système, quitte à y être hiérarchisé d’une manière tout-à-fait étrange.

Donner la priorité aux plus faibles

Il faudrait donner la priorité aux plus faibles, c’est-à-dire donner plus d’argent, plus de moyens, mieux former les enseignants, faire un tas de choses pour que les plus faibles s’en sortent le mieux possible, et s’en sortent vraiment le mieux possible, pas métaphysiquement, s’en sortent véritablement le mieux possible.

La seconde chose à faire, c’est de séparer un peu les sphères de justice. Séparer les sphères de justice conduit à limiter, l’emprise des diplômes sur les emplois. Or cette emprise est extrêmement forte en France et plus vous êtes dans une société où l’emprise des diplômes sur les emplois est forte, plus les inégalités scolaires sont fortes, ce qui est normal. Plus vous êtes convaincu que le destin scolaire de votre enfant est fixé par son niveau scolaire à 17 ans, moins vous lâchez prise, plus vous êtes prêt à tout pour lui garantir un avenir.

Si vous aviez l’idée qu’il a une deuxième chance, une troisième chance, qu’onl peut recommencer, qu’onl peut travailler, revenir, etc., vous ne créez pas un monde juste, mais vous créez un monde moins injuste, moins cruel. C’est la fameuse comparaison entre la France et l’Allemagne. Le système scolaire allemand est plutôt plus inégalitaire que le système scolaire français, les gymnasiums étant restés assez proches du lycée français d’autrefois, mais, comme l’enseignement professionnel est de bien meilleure qualité et qu’on y entre positivement, être vaincu dans le système scolaire allemand, c’est bien mieux que d’être vaincu dans le système scolaire français. Quand vous êtes dans une université suédoise et que vous demandez quelle est l’origine sociale des étudiants, on ne comprend pas la question. On vous dit «  non, non, tu veux dire "il y a combien de salariés parmi nos étudiants ?"  » ? Le seul critère d’égalité, ce n’est pas l’origine, c’est «  est-ce que ce sont des étudiants qui viennent du travail, qui travaillent, qui reviennent ?  » tandis qu’en France, vous êtes dans le modèle du tube, tu y entres !

Je voudrais rappeler aussi, pour terminer, que les quelques moments où l’égalité des chances a relativement bien fonctionné, c’est quand il y a eu d’abord une égalisation des positions sociales initiales, c’est-à-dire que la lutte pour l’égalité sociale, c’est quand même le meilleur moyen d’assurer un peu d’égalité des chances et de ne pas rester obsédé par le seul modèle de la compétition. Plus les inégalités sociales sont faibles, plus la mobilité sociale est forte parce que les marches à franchir sont relativement petites. Le paradoxe, c’est que les pays qui croient à l’égalité des chances ont des marches extrêmement difficiles à franchir, ce qui fait qu’il n’y a pas tellement de mobilité sociale, mais comme ils y croient, les inégalités sont légitimes.

Conclusion

Je vous suggère, enfin, c’est une manière de lancer la discussion, un résumé assez sommaire : 1/ l’égalité des chances méritocratique est un principe de justice incontestable, il n’y en a pas d’autres ; 2/ c’est plutôt une épreuve et une déception quand c’est mis en place, parce qu’il est inatteignable, brutal, violent, et donc il faut à la fois le valoriser et en même temps, monter tout un ensemble de dispositifs et de politiques qui permettent de le rendre supportable, mais moi, je suis persuadé que c’est un modèle d’une extrême cruauté pour les individus.

Questions et réponses

James Masy de Rennes 2 (CREAD) : - Ça a son importance Rennes 2, c’est vrai. Vous avez évoqué vos travaux avec Marie Duru-Bellat sur l’impact des inégalités sur les politiques, alors je vous retourne la question et notamment dans la situation actuelle, puisque vous avez évoqué la contestation de Parcoursup, aujourd’hui, ainsi que son impact sur les inégalités pour les rendre plus acceptables, pour les rendre plus justes, plus légitimes.

François Dubet : - Je ne sais pas. Oui, je pourrais répondre à ça, dire telle politique a plutôt favorisé les inégalités, telle autre les a plutôt creusées, ce n’est pas ça qui m’intéresse véritablement car on n’a pas les données et le recul. J’ai été très déçu, par exemple, de voir qu’une politique sur le collège avec la réforme de Najat Vallaud-Belkacem qui était plutôt bien pensée en termes d’égalité a eu la totalité des syndicats contre elle, parce qu’il fallait défendre les classes de latin et les filières européennes qui coûtent deux fois plus cher qu’une filière normale. On peut discuter éternellement là-dessus. Moi, ce qui m’intéresse, parce que je suis sociologue et pas commentateur de la vie politique, c’est de bien comprendre comment se créent des mécanismes. Après 50 ans de massification scolaire, je suis pour la massification scolaire, il n’y a pas d’ambiguïté, je ne suis pas côté Finkielkraut, etc. Je suis pour la massification scolaire, je n’ai pas la nostalgie de l’école d’avant, c’est réglé. Mais quand on fait des observations un peu larges, françaises et pas seulement françaises, on s’aperçoit qu’on a créé des mécanismes paradoxaux qui commencent à nous sauter au visage. Ces mécanismes paradoxaux, c’est, par exemple, le mode d’engendrement des inégalités à l’intérieur du système. L’université, c’est formidable, mais aucune des licences ne se vaut, aucune des filières ne se vaut, aucune des universités ne se vaut. C’est une machine qui transforme une toute petite différence en inégalité. Ça fonctionne comme le marché de la voiture, vous constatez que des gens ont consacré beaucoup d’argent pour avoir un petit numéro derrière leur voiture qui ne soit pas exactement le même que celui de leur voisin parce que, ce qui compte, dans ce monde-là c’est la petite singularité inégalitaire Aujourd’hui, le système scolaire fonctionne comme ça. Dès que ce fonctionnement est mis en cause, tous ceux qui ont intérêt à ces mécanismes scolaires s’y opposent. Philippe Meirieu en sait quelque chose, c’est-à-dire qu’on vous dit «  tu fais baisser le niveau, assassin de l’école  ». Il y a eu droit, , «  à cause de toi, on n’aura plus médailles Fields  ». Et ceux qui sont victimes de ce mode de production des inégalités sont politiquement muets dans ce débat. Pire que ça, je fais l’hypothèse qu’un ministre qui choisirait les vaincus se fera sortir parce que les vaincus ne le soutiendront pas et parce que les vainqueurs le combattront. Lisez les livres formidables d’Antoine Prost (2013) sur l’histoire des réformes scolaires, les mêmes réformes ont été refusées du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) au Rassemblement national, sur les mêmes arguments, parce que quand on a ses enfants dans des classes prépa, on ne fait plus de la poésie. Donc il faut bien comprendre que ce sont des mécanismes, et ces mécanismes, il faut arriver à les affiblir et les neutraliser. Il y a des choses à faire ; quand j’observe ( c’est vrai que je dis la même chose que Blanquer et j’en suis désolé), l que l’élève de l’école élémentaire française coûte 25 % de moins que son camarade de l’OCDE, que le lycéen français, par le jeu des options infinies, etc., coûte 30 % de plus que son camarade de l’OCDE, je suis bien obligé de dire qu’on a choisi, pas seulement les ministres, on a choisi l’inégalité. Je ne dis pas seulement les ministres, imaginez que les ministres disent : «  allez, on déshabille le lycée pour habiller les prolos  », je lui souhaite bien du bonheur, et pas simplement avec la droite conservatrice.

La sociologie est un peu désagréable : elle montre que nous produisons les mécanismes que nous dénonçons. Je vais donner un exemple. Nous critiquions, il y a deux ans, nous, les sociologues de gauche, normaux, progressistes, etc., les filières du Bac, la S, la ES, c’est facile, les garçons, les bons élèves, les moins bons élèves, et à la fin, les filles moins bonnes en L, on ne parle pas de la valetaille et du sous-prolétariat des Bacs technologiques et professionnels qui ne semblent intéresser personne. Ce système est cassé, il ne va pas casser les inégalités, il va simplement les recomposer, c’est-à-dire qu’au lieu de choisir mon tube, je vais choisir ma propre molécule de formation pour avoir mon Bac à moi. Est-ce que ça sera plus ou moins inégalitaire ? Probablement ni plus ni moins, mais ça va recomposer le jeu, la question, ce n’est pas «  est-ce qu’il y a plus ou moins d’inégalités ?  » mais c’est « comment les inégalités se recomposent et donc, comment elles sont vécues par les individus ? ». Avec cette réforme, elles seront vécues de manière encore plus individuelle, comme une responsabilité encore plus personnelle qu’elles n’étaient vécues dans le système tubulaire des filières. Il est très difficile d’aller au-delà de ce pronostic et je crois que la priorité, c’est de dire «  ce système est un système vainqueur-vaincu, et la priorité, c’est les vaincus  ». Je constate que, dès que l’on raisonne sur le plan scolaire, la priorité c’est les vainqueurs et qu’on ne regarde que les vainqueurs. À partir de là, évidemment, on a un désenchantement scolaire extrêmement fort. J’ajoute, mais c’est plus compliqué, que si vous regardez le niveau de literacy (de culture générale de la population) , on ne peut pas dire que la massification scolaire considérable des trente dernières années ait considérablement élevé le niveau de literacy, ce qui nous pose quand même des problèmes.

Manuel Bächtold de l’Université de Montpellier (LIRDEF) : - Merci beaucoup pour votre conférence très riche. J’ai une question associée, en partant de la fin de vos préconisations qui consistent à mettre plus de moyens en s’intéressant aux vaincus d’abord. Il y a une mesure qui a été mise en œuvre récemment par le ministre Blanquer, qui consiste à mettre deux enseignants par classe au CP et au CE1, dans des écoles dites défavorisées. D’après les premières études, on mesure un impact faible, plus faible que dans d’autres pays où ça été mis en œuvre. Ce qui m’amène à ma question, vous parliez de destin social, essentiellement pour l’ancien régime ou l’ancien système avant la massification, si j’ai bien compris, mais est-ce qu’il n’existe pas aujourd’hui aussi une forme de destin social chez ces élèves qui sont dans ces écoles ? Je m’appuie sur une expérience personnelle de visite d’école, par exemple, à la Paillade où je vois des élèves qui refusent d’entrer dans les apprentissages, je ne sais pas si mettre deux enseignants pour ces élèves change énormément. Finalement le problème majeur ne réside-t-il pas dans la question de la répartition géographique urbaine de la population ?

François Dubet : - Donc d’abord, mon exposé était vaguement caricatural, je le concède, il y a toujours du destin social, évidemment. Souvent, on se facilite la vie, en disant «  je raisonne sur l’établissement le plus défavorisé de la cité la plus défavorisée  » comme je raisonne sur le lycée Henri IV à Paris. À partir de là, on est dans les destins sociaux, mais on vit dans une société où 90 % des gens ne vivent ni à la Paillade ni sur la montagne Sainte-Geneviève, mais vous avez raison. Sur la mesure du ministre, moi, je n’y connais rien, je ne sais pas si ça a marché ou pas, j’avais vu des travaux il y a très longtemps sur la réduction du nombre d’élèves par classe, ça coûtait très cher, ça ne donnait rien, parce que tout simplement, si en allant sur les collèges, vous passiez de 28 à 26, ça coûtait quand même pas mal d’argent, mais de 26 à 28, le prof ne change en rien sa manière de travailler, simplement il corrige deux copies de moins.

Je crois qu’il y a un enjeu qui s’impose en France, c’est la formation des enseignants. On est un pays qui a des traditions très particulières : quand il considère qu’il y a un problème majeur, un vrai problème majeur, il crée des écoles. Au lendemain de la Révolution, c’est pour ça qu’on a un modèle très élitiste, il faut remplacer l’aristocratie à laquelle on a raccourci le col par ce qu’on appelle l’aristocratie du génie et de l’esprit, et l’œuvre de la Révolution française, on ne se la rappelle jamais, ce n’est pas la création d’écoles communales, l’œuvre de la Révolution française, c’est la création des grandes écoles pour remplacer les ancienne élites de la naissance. Donc, on a un problème, on crée une école. Quand la France a voulu des ingénieurs, elle a fait les écoles d’ingénieurs ; quand elle a voulu des infirmières, elle a fait des écoles d’infirmières ; quand elle a voulu des pilotes, elle a fait les écoles de pilotes. Quand elle a voulu des instituteurs sous Jules Ferry, elle a fait des Écoles normales, aujourd’hui, les INSPE ne sont pas des écoles de formation des enseignants. Pour dire les choses simplement, elles ne fonctionnent pas sur le modèle d’une école professionnelle, c’est-à-dire d’un endroit dans lequel j’arrive après le Bac, dans lequel j’apprends un métier, ça prend le temps que ça prend, et duquel je sors avec une qualification professionnelle. La France est restée dans le modèle du lycée bourgeois où il suffisait d’être savant pour être un enseignant. Je sais, comme vous, qu’un tas de profs sont formidables, se dévouent, ne comptent pas leur temps, mais il n’empêche que la France n’a pas choisi la formation professionnelle des enseignants, et pire que ça, elle a choisi un modèle de formation des enseignants qui est un mécanisme à embourgeoisement du recrutement des enseignants, parce que plus vous les recrutez tard, plus vous recrutez les gens qui ont trouvé qu’il n’y avait plus grand-chose d’intéressant à faire, et plus vous recrutez ceux qui ont survécu dans le système. C’est-à-dire que le bon élève de la Paillade qui a son Bac, il faudrait qu’il ait survécu quatre ans dans le système pour devenir enseignant, je peux vous dire qu’il n’aura pas survécu quatre ans. Si vous faites une école, il y en aura peut-être. Mais si vous regardez le recrutement, il s’est mécaniquement, il s’est scolairement abaissé dans l’ordre des hiérarchies scolaires et il s’est socialement élevé dans l’ordre des hiérarchies sociales, ce n’est quand même pas terrible comme résultat.

Pour le reste, évidemment, vous posez une question qui est très difficile et c’est pour ça que jamais je ne voudrais être un élu local, assumer la répartition liée à la carte scolaire. La carte scolaire est parfaitement injuste parce que les quartiers sont ségrégués, l’établissement scolaire du quartier est lui-même ségrégué. Comme les gens du quartier qui veulent le fuir vont au moins vouloir fuir le collège qui est lui-même ségrégué, dans lequel aucun enseignant n’a jamais mis ses gosses, vous avez le collège qui s’enfonce de plus en plus et des inégalités qui finissent par se cristalliser quasiment comme dans un ghetto noir américain, c’est à peu près aussi violent. Qu’est-ce qu’il faut faire  ? Il faut sans doute avoir beaucoup de courage, il faut sans doute mettre beaucoup de moyens, il faut sans doute former les enseignants, il faut sans doute, peut-être, redéfinir la carte scolaire. Dans le grand quartier du Mirail à Toulouse, on a cassé son collège et a dispatché les élèves dans d’autres collèges. Il semble que ça marche pas mal. Mais vous savez que c’est un énorme risque politique pour un élu local, parce que casser le collège populaire, tout le monde est pour, mais voir débarquer des gamins du collège populaire dans son collège plutôt chic, je préfère vous dire que ni les profs ni les parents n’y tiennent véritablement. Donc ça demande pas mal de volonté politique et de souplesse, mais je crois qu’il faut faire ça au cas par cas et qu’il est possible de le faire pour accroître, évidemment, l’égalité des chances. Il faut se rappeler que le ventre mou de la machine scolaire en France, ce n’est ni le lycée Henri IV, ni le collège du ghetto populaire. Entre les deux, il y a beaucoup de monde et c’est entre les deux que se crée aussi ce mécanisme.

Benoît Laplante de l’Institut national de la recherche scientifique, Montréal : - J’ai beaucoup aimé votre conférence. Corrigez-moi si je me trompe, ce que vous avez fait, c’est de rendre un très grand hommage à Michael Young (1958) qui a inventé le mot méritocratie. Ce que vous montrez, c’est que c’était un grand prophète parce que dans son bouquin de 1958, il montre que les réformes de l’éducation qui ont été mises en place à partir de cette époque, après la Seconde Guerre mondiale, ça aurait au 21e siècle tous les effets que vous venez de décrire, j’ai trouvé ça absolument fascinant.

François Dubet : - Je suis désolé, je suis d’accord avec vous. [rires]

Pierre Laplante : - Alors, c’est parfait.

François Dubet : - Je suis d’accord avec vous parce que ce livre, qui date de 1958, vous savez que c’est une sorte d’utopie politique sur ce qui se passe dans une société méritocratique, a été pris comme une sorte de 1984 : ça n’arrivera jamais ! Et ça arrive ! Et ça arrive, y compris avec les effets les plus violents qu’on imagine, et c’est très intéressant parce que c’est un modèle incontestable, je reviens toujours à ça, le principe de justice est incontestable. Ça va plus vite quand on est d’accord.

Gerald Schlemminger de la Haute école pédagogique de Carlsruhe : - Ce que vous dites par rapport à l’Allemagne est très intéressant. J’ai vécu le système allemand parce que j’ai fait ma scolarité là-bas, je l’ai toujours vécu comme très inégalitaire parce que, en effet, il y a trois systèmes, disons les trois grands types d’écoles, gymnasium, collèges et Realschule. La Realschule délivre le certificat d’études. Vu le nombre de bacheliers, justement, actuellement, je viens de vérifier les chiffres, 53 % d’une classe d’âge passe le Bac, en France, c’est 80 %, et il n’empêche, c’est vrai, en France, c’est plus inégalitaire qu’en Allemagne parce que le système de formation professionnelle est organisé différemment. Et encore une autre particularité, c’est la façon de comparer les pays, justement, je travaille donc à Carlsruhe dans un genre de HEP, Haute école pédagogique, c’est un système d’École normale à l’ancienne, qui est devenue une université. Nous avons 3 000 étudiants, c’est moins qu’une université, c’est clair, mais on a le droit de faire, disons, des thèses chez nous, des habilitations, mais c’est une formation où les personnes arrivent en première année et on les forme. Alors c’est un reliquat parce que je sais bien que notre land, c’est la seule région allemande où il existe encore des HEP. Ailleurs, elles ont été intégrées dans les universités, donc ça a du sens de comparer les pays et les effets que ça peut causer. Je ne veux pas dire par là que l’Allemagne est meilleure, ce n’est peut-être pas du tout le cas, mais les différences en disent quand même long.

François Dubet : - Vous savez, on a vécu une longue période de benchmarking où on disait « il faudrait avoir l’école finlandaise, la cuisine italienne, les plages espagnoles, etc. » [rires] ; c’est très difficile à réaliser, mais, quand même, les comparaisons, c’est intéressant. Ce qu’on sait, c’est que les pays qui ont plutôt de bons résultats ont des modes de formation des enseignants qui sont véritablement professionnels, d’ailleurs qui sont mieux payés aussi, tout ça est un peu lié,. Je pense que c’est un enjeu d’autant plus important que ce que j’ai observé, en France, c’est très difficile de dire ça, mais c’est que, d’une certaine manière, la multiplication des masters, etc., a créé pour les étudiants un tas d’opportunités, et j’ai le sentiment que, dans certaines disciplines, pas dans toutes, que ceux qui choisissent de devenir enseignant et donc d’enseigner pendant 40 ans ou à peu près la même chose ne sont pas les étudiants les plus dynamiques et les plus toniques, ce qui pose des problèmes. Pourquoi les étudiants se battent-ils pour être des travailleurs sociaux, exercer un métier difficile et pas très bien rémunéré, pourquoi ils ne se battent pas pour être profs ? C’est quand même quelque chose un tout petit peu troublant. Mon sentiment, c’est de répondre par le modèle professionnel. La seconde chose, c’est que vous savez très bien que l’Allemagne est en train de devenir française de ce point de vue-là, c’est-à-dire que, plus vous allez augmenter le taux de bacheliers (il y a eu des enquêtes formidables sur les effets professionnels dans les années 1980 du système de formation allemand), plus vous aurez les effets observés en France. On s’est rendu compte que les ouvriers allemands étant bien mieux formés parce que c’était entre guillemets un choix positif et que les ouvriers français n’étaient pas bons à l’école, c’était ça le modèle. Ce qui fait que le taux d’encadrement moyen dans les industries allemandes était beaucoup plus faible qu’en France parce que les ouvriers étaient plus compétents, et mieux payés, et que ce mode de sélection avait eu un effet positif sur l’industrie. On pourrait aussi raisonner comme ça en disant «  laisser en jachère des milliers de gens en termes de formation, ça a un coût  », parce qu’ils ne sont pas compétents, ils ne veulent pas changer. On pourrait défendre a qualité de la formation pour les élèves les plus faibles en termes d’intérêt économique, et j’ajouterai personnellement d’intérêt politique, parce que ma conviction, c’est qu’ils vont se venger, ils feront payer, je n’ai aucun doute là-dessus, ils le feront payer en termes de ressentiment, en termes de votes n’importe comment, etc. Donc c’est un très gros enjeu que de ne plus avoir les yeux rivés sur les seuls élus et de se dire «  la compétition, fût-elle méritocratique, pose la question du reliquat, des autres. Qu’est-ce qu’on en fait, où on les met, dans quelle formation  ?  » Alors qu’on a le sentiment que les régions s’en occupent, ce n’est pas un enjeu national majeur.

Philippe Meirieu de l’Université de LyonII : - J’aimerais avoir ton avis, François, sur un phénomène qui me semble ouvrir une porte en matière sociologique, qui serait la diversification des formes d’excellence parce que tu as souligné à quel point la méritocratie était plombée par la confusion entre l’élitisme et l’excellence. On ne peut pas être excellent si on n’est pas trié, on ne peut pas être excellent. Si on est ébéniste, pour être excellent, il faut passer par l’université et avoir une forme à la fois d’intelligence et d’accès à un type de participation à la cité qui a été identifiée comme étant celle de l’élite. Est-ce qu’on ne voit pas émerger actuellement, quand même, chez les jeunes, y compris chez certains de ceux qui ont fait l’université, une aspiration à diversifier ces formes d’excellence et à faire voler en éclats une certaine représentation de la méritocratie qui serait une méritocratie où il n’y a qu’un TGV  ? Il pourrait y avoir, on pourrait imaginer, plusieurs TGV, et on le voit aujourd’hui. Il y a des étudiants qui, avec un master se reconvertissent pour faire de l’agriculture, pour aller travailler dans l’artisanat et on pourrait avoir une société qui reconnaisse qu’un artisan peut être quelqu’un qui produise de l’excellence et qui, quoiqu’il ne fasse pas partie de l’élite au sens traditionnel du terme, incarne un certain mérite qui a besoin d’être reconnu et récompensé. Est-ce qu’on ne voit pas émerger un petit peu cela quand même aujourd’hui, est-ce que ce n’est pas une perspective qui ouvre des espérances  ?

François Dubet : - Je crois qu’on le voit émerger. Ça me rappelle un autre livre américain qui a eu beaucoup de succès, il s’appelait L’éloge du carburateur (Crawford, 2010), c’est un livre formidable. Je crois que ça émerge pour deux raisons. Une raison positive d’abord, c’est que, quand on regarde dans le système à niveaux qu’on a développé, tu sais comme moi, qu’on va trouver un tas de masters en alternance et beaucoup d’étudiants s’y précipitent là-dessus parce qu’ils suivent une formation scolaire, ils obtiennent une dignité scolaire avec es mains dans le cambouis du carburateur. Et puis, c’est aussi en train de changer pour une autre raison qui est négative, quand on regarde les échelles d’adéquation des diplômes et des emplois, ce qui est un problème majeur parce qu’aujourd’hui on crée quand même plus de diplômes que d’emplois. On s’aperçoit que la compétition est d’autant plus forte que, quand on est seul au sommet, il existe une forte adéquation du diplôme à l’emploi. D’ailleurs là, on ne discute pas de savoir si on est sélectif ou pas, on l’est, puisque c’est ce qui garantit l’adéquation du diplôme à l’emploi. Plus on descend, plus le lien se distend, et aujourd’hui il faut rappeler qu’un étudiant, un jeune sur deux a une activité professionnelle qui n’a aucun lien avec sa formation. Donc, l’université aurait plutôt intérêt à jouer la gratuité culturelle de la formation plutôt que d’enquiquiner les gens pour faire comme si c’était utile alors que ça ne l’est pas, et de l’autre côté, multiplier les dispositifs qui permettent de circuler entre ces deux mondes. On sait qu’un grand nombre de pays font ça très bien, que les Danois font ça très bien, que les Suédois font ça très bien, et qu’on pourrait le faire. Les Canadiens font même plutôt mieux que nous. Donc on peut trouver certainement d’autres solutions, mais ce qui me frappe en France, c’est que l’imaginaire scolaire reste l’imaginaire, non pas de l’excellence, mais de l’élite et c’est très difficile à combattre. Le monde des lycées professionnels est extrêmement hétérogène de ce point de vue-là. Il y a des lycées professionnels incroyables, formidables, tout le monde veut y aller. Le problème, c’est toujours le même, c’est : qu’est-ce qu’on fait des autres ? Mais tu as raison, je pense que ce système ne va pas tenir éternellement, et puis il faut arrêter de se dire qu’on a les meilleures élites du monde, que le monde entier nous envie [rires] ; il faut arrêter, c’est une forme de ridicule national. Je pense que tu as raison, ça supposerait aussi qu’on touche aussi le lycée. Il est suffisamment bousculé ces temps-ci, j’ai toujours été, comme toi, choqué que le collège, par exemple, soit fait pour des élèves dont il va de soi qu’ils iront tous dans des filières générales, il n’y a pas d’ateliers dans les collèges, il n’y a pas de machines dans les collèges, c’est du mépris de classe. Le problème c’est que, quand on dit ça à un délégué du SNES (Syndicat national des enseignements de second degré), il ne trouve pas que c’est du mépris de classe, il pense que tout le monde a le droit de viser l’excellence.

Philippe Meirieu : - Pour lui, il n’y a qu’une forme d’excellence unique.

François Dubet : - Oui, oui, une forme d’excellence unique, c’est-à-dire celle qu’il a atteinte. Je rappelle, toujours sur cette plaisanterie, pour terminer, le mot de Condorcet, disant que, pour l’école soit vraiment l’école de la nation, il faudrait que les enseignants ne fassent pas d’enfants [rires] et qu’ils n’aient pas d’intérêt privé dans le système scolaire, mais je pense que c’est une exigence trop difficile à obtenir [applaudissements].

Bibliographie

Boudon, R. (1973). Inégalité des chances La mobilité sociale dans les sociétés industrielles. Paris : Armand Colin, Collection « série sociologie ».

Coleman, J. S., et al. (1966). Equality of Educational Opportunity. Washington : U.S. Department of Health, Education and Welfare.

Crawford, M. B. (2009). Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry ; 1re éd. 2010. Paris : La Découverte, coll. « Poche / Essais ».

Dubet, F., Duru-Bellat, M. (2015). 10 propositions pour changer d’école. Revue Projet, 350(1), 93b-94. https://doi.org/10.3917/pro.350.0095

Dubet, F., Duru-Bellat, M. (2020). L’école peut-elle sauver la démocratie ? Paris : Seuil, « série sociologie ».

Julius Wilson, W. (1987). The Truly Disadvantaged : The Inner City, the Underclass, and Public Policy. Chicago : University of Chicago Press.

Locke, J. (1690/1994). Le second traité du gouvernement. Paris : PUF.

Plowden (1967). The Plowden Report, Children and their Primary Schools. A Report of the Central Advisory Council for Education. London : Her Majesty’s Stationery Office.

Prost, A. (2013). Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours. Paris : Seuil.

Rawls, J. (1993). Justice et démocratie. trad. par Catherine Audard, Paris : Seuil.

Walzer, M. (1983/Trad. fr. 1997). Sphères de justice. Paris : Seuil, coll. « La couleur des idées ».

Young, M. (1958). The Rise of the Meritocracy. Londres : Thames and Hudson, coll. Pelican book.

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