L’essor d’Internet et des applications mobiles a donné naissance à une nouvelle filière économique, autour des technologies dédiées à la connaissance et la transmission, dites « EdTechs ». Employée aux États-Unis à partir de 2010, sous la plume de chercheurs américains, cette appellation recouvre toute une diversité d’acteurs proposant des classes virtuelles, des préparations interactives aux examens, des solutions d’apprentissage des langues ou encore du soutien scolaire, des aides à l’orientation.
Les outils développés peuvent s’adresser aux seules équipes éducatives, dans les secteurs éducatifs et privés, ou directement au grand public, et s’organisent désormais en trois segments bien différents : le scolaire de la maternelle au lycée, l’enseignement supérieur, et la formation professionnelle. Dans tous les cas, l’accès au marché est complexe puisque l’utilisateur est rarement le payeur…
L’expérience du confinement et la généralisation de l’enseignement à distance vont-elles durablement changer la donne pour ces entreprises ?
Dynamique internationale
Selon le rapport annuel de Educapital, un fonds d’investissement spécialisé, 7 Mds de dollars auraient été investis en 2019 dans les EdTechs du monde entier.
La Chine et les États-Unis concentrent près des deux tiers du marché mondial, avec 2,4 Mds de dollars pour la Chine, 2,3 Mds de dollars pour les USA. L’Europe, qui faisait jusqu’ici figure de Petit Poucet avec 450 M d’euros en 2017 et 763 M en 2018, poursuit sa forte croissance. En 2019 elle a dépassé pour la première fois le seuil symbolique du milliard d’euros investi, tirée par les investissements français, britanniques et scandinaves.
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Mais les stratégies diffèrent fortement d’un pays à l’autre. Par exemple, en Chine, 64 % des investissements portent sur le segment scolaire car les parents sont habitués à payer pour la réussite de leurs enfants, alors qu’en France, ce segment peine à monétiser ses offres. Si les levées de fonds y ont doublé en un an, avec 11 M d’euros en moyenne en 2019, le marché reste modeste.
Un marché français timide
En France, la filière EdTechs compte entre 300 et 400 entreprises… Ce nombre fluctue au gré des créations, fusions et disparitions. Certaines ont atteint une belle notoriété. Parmi les plus connues, on peut citer le site de formation en ligne Openclassroom, Digischool, dédié aux 15-25 ans, ou la communauté d’enseignants en ligne Superprofs. Mais la grande majorité sont des start-up de moins de 10 salariés qui peinent à trouver leur modèle d’affaires.
Malgré « un certain technoscepticisme », les analystes notent plusieurs facteurs positifs.
Premièrement, depuis 2013, l’État se montre plutôt favorable. Le Plan numérique pour l’Éducation de 2017 prévoyait que 50 % des établissements publics seraient équipés de tablettes ou d’ordinateurs. Même si « le bilan de sa mise en œuvre est décevant », selon un Rapport de la Cour des comptes, le soutien politique est un signal fort.
Deuxièmement, la filière française se fédère. En mai 2018, l’association EdTech France entend faire de la France la « Edtech Nation ». En 2020, EdtechFrance est un porte-parole reconnu qui compte désormais 250 membres et deux clusters régionaux autour de Paris et Lyon.
Troisièmement, preuve supplémentaire de l’essor de ce marché, il existe désormais des fonds d’investissement dédiés. Brighteye Ventures, Educapital ou Ibis Capital s’intéressent de près à ce marché qui n’a pas encore fait sa révolution numérique.
Quatrièmement, l’écosystème français est bien présent dans les salons et foires internationales. Les plus grands salons dédiés au digital accueillent de plus en plus d’EdTechs tricolores (le CES de Las Vegas, ou Vivatech à Paris). Et elles occupent une place de choix dans les salons dédiés (le BETT à Londres, le EdtechXEurope, ou encore le WISE du Qatar, dont l’une des éditions régionales s’est tenue à Paris en 2019).
Enfin, cinquièmement, pour préparer l’avenir, des accélérateurs spécialisés s’établissent un peu partout sur le territoire, souvent hébergés par des écoles de management : Learnspace créé par une diplômée d’HEC, Neoma EdTech Accelerator ou EM Lyon Ed Job Tech entre autres, ont saisi l’intérêt de se rapprocher de ces nouveaux acteurs de la pédagogie.
Le confinement, ni sacre ni massacre
Toutes les EdTechs ne vont pas tirer leur épingle du jeu du fait de la fermeture des écoles. En réalité la filière est composée de start-up dont les situations sont extrêmement hétérogènes.
Pour certaines, la crise actuelle consacre des années d’expérimentation en un test grandeur nature. Ainsi, Lalilo, plate-forme pour les jeunes scolaires, annonce avoir enregistré en 4 jours les inscriptions de plus de 10 % des enseignants du cycle 2 (14 000 sur 135 000).
Chaque jour, les élèves français feraient plus d’un million d’exercices sur Lalilo contre 20 000 par jour en temps normal. Comme elle, d’autres EdTechs, propulsées sur le devant de la scène, profitent de la situation pour se faire connaître. Leurs offres solidaires sont en accès gratuit, relayées par une très officielle lettre d’information du Ministère du Travail.
Mais d’autres souffrent du confinement, en France comme ailleurs. En avril 2020, BrightEye Ventures, a publié les résultats d’un sondage réalisé auprès d’entrepreneurs EdTech, majoritairement européens. Il en ressort que la crise actuelle ne semble pas un eldorado pour tous les acteurs de la Edtech. Par exemple, sur le segment des PME et TPE, 43 % des répondants souffriraient d’une perte de clientèle.
Alors, une fois le confinement levé, on peut se demander si les EdTechs auront gagné de l’assurance ou perdu de leur prestance.
Quel scénario pour quel casting final ?
Dans le scénario le moins favorable aux EdTechs, on peut parier sur un arrêt brutal de leur utilisation dès la réouverture des établissements scolaires à partir du 11 mai 2020. Décriées pour leur propension à remplacer l’humain par les écrans les solutions EdTechs pourraient être vite sacrifiées sur l’autel des valeurs plus humanistes du « monde d’après ».
Il n’y aurait alors toujours pas de smartphones dans les écoles et plus d’écoles dans les smartphones. Ironiquement, la générosité des EdTechs qui ont donné gratuitement accès à leurs ressources n’aurait servi qu’à souligner le manque d’autonomie de nombreux apprenants et les inégalités de l’illectronisme.
A l’opposé, le scénario le plus favorable serait le maintien d’une certaine dose d’apprentissage à distance, soutenu par la nouvelle tolérance des parents vis-à-vis des écrans.
Les professeurs, dans le sillage de Michel Serres, appliqueraient la « présomption de compétences » à une génération de Petites Poucettes, avides de compléter les cours en face à face par des ressources digitales (BRNE). Et le gouvernement orienterait vers les EdTechs les investissements du PIA.
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Une troisième voix se fait entendre pour construire une société apprenante qui placerait la collaboration et la culture numérique au centre des apprentissages scolaires. C’est peut-être là que se trouve le rôle clef des jeunes EdTechs : ni contre, ni à côté, mais au sein des écoles, elles-mêmes au cœur de la société, tout au long de la vie d’un individu.
En tout cas, tous les acteurs français tombent d’accord pour réclamer la protection de la souveraineté éducative de l’appétit des GAFAM.
Alice Riou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
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