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L’analyse des rapports entre sujets ; un outil pour la formation, pour la recherche et pour l’action

2 avril 2020 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 1215 visites 0 commentaire

Un article de Jean-Marie Barbier
Formation et Apprentissages professionnels EA 7925 CNAM
Chaire Unesco-ICP Formation Professionnelle, Construction Personnelle, Transformations Sociales

Crise et rapports entre sujets

La pandémie du ‘coronavirus’ l’aura montré une fois de plus : les situations de crise sont de puissants révélateurs pour l’analyse des rapports que les hommes entretiennent entre eux au regard de ce qui leur parait essentiel (https://www.telerama.fr/medias/ce-que-dit-le-coronavirus-de-notre-soumission-a-la-surveillance,n6610539.php).

Si l’on définit par rapports entre sujets la distribution spécifique de leurs positions dans leurs organisations d’activités, on ne change pas facilement ces rapports : les personnes qui occupent les positions changent plus souvent que les positions elle -mêmes…
La transformation des rapports entre sujets est faite de continuités et de ruptures, et l’analyse de ces rapports est un outil d’accompagnement de ces transformations par les acteurs concernés. Il est significatif de ce point de vue que les mouvements de libération sociale comme les épisodes de vie personnelle mettent au centre de leurs préoccupations cet objet : l’analyse des rapports vécus.
Cette contribution se situe précisément dans cet objectif : accompagner dans cette analyse les acteurs qui ne considèrent pas les rapports entre sujets comme des faits, mais comme des objets possibles de transformations, que l’on soit dans la vie sociale, dans les métiers de l’intervention, ou dans la vie personnelle. Elle se situe aussi dans une perspective de mise au point d’outils d’analyse liant et distinguant tout à la fois recherche, formation et action. Elle reprend pour partie et précise des résultats de recherche obtenus en 2006 (https://www.cairn.info/sujets-activites-environnements—9782130543374-page-175.htm).
Elle est organisée en trois ensembles :
  Une organisation des champs conceptuels des rapports entre sujets : rapports de place, intersubjectivité, rapports de reconnaissance réciproque
  Des analyses issues de constats sur les rapports entre sujets dans la vie sociale
  Une approche des transformations des rapports entre sujets : liens avec les transformations des activités ; liens avec la recherche, la formation et l’action.

Les rapports de place : Qui déclenche l’activité de qui ?

  1. Les rapports de place sont des rapports entre sujets susceptibles de survenir indépendamment de la conscience qu’ils peuvent en avoir ; mais ils peuvent être mis en représentation ou en discours, comme dans le cas des activités réflexives.
  2. On peut les inférer à partir de l’agencement constatable entre les activités respectives des uns et des autres, et notamment à partir d’une question principale : qui déclenche l’activité de qui ?
  3. Ces rapports de place sont repérables dans les champs les plus variés : rapports de production bien sûr, définis comme les rapports que les hommes nouent entre eux dans la production de leurs moyens d’existence ( K.Marx, Avant-Propos à une Critique de l’Economie politique http://www.collectif-smolny.or/article.php3?id_article=2215), rapports professionnels dans la production des utilités sociales, rapports de formation dans la production de capacités susceptibles d’être transférées, rapports pédagogiques, rapports d’énonciation ( F.Flahault La parole intermédiaire)
    https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k4806611f.texteImage
  4. Ils sont en transformation constante. Ils évoluent en cours d’activité : tel sujet, en position plutôt ‘basse’ au démarrage d’une action, peut en cours d’action ‘prendre le dessus’, ‘prendre la main’, comme au cours d’une conversation ou d’une interaction de travail. On peut parler d’une dynamique des rapports de place. Les jeux sont probablement des simulations et des situations d’accoutumance à cette mobilité de position.
  5. Plusieurs termes paraissent relever de ce champ sémantique : par exemple les notions d’intérêt, d’espace d’activité, de mode.

Rapports de sens et intersubjectivité : Qui construit du sens autour de quoi ?

L’intersubjectivité peut être définie comme l’ensemble des constructions de sens, des sémiotisations, que les sujets opèrent autour d’eux-mêmes en tant que sujets agissants, et autour des autres sujets impliqués dans ces interactivités. Elle se situe dans le domaine de la conscience et de l’intentionnalité. Elle est un rapport de sujet construisant du sens à sujet constuisant du sens, du point de vue de leur subjectivité.

  1. L’intersubjectivité peut être décrite en termes de regard, de vécu par les sujets de leurs rapports avec d’autres sujets, d’inter-expérience. Même si elle est très liée aux communications, elle présente néanmoins des phénomènes sui generis. « L’intersubjectivité n’est pas seulement la communication entre deux consciences ; elle est plus fondamentalement, le processus par lequel ces consciences se construisent et accèdent au sentiment de leur identité » (1989, 64 https://livre.fnac.com/a1459531/Edmond-Marc-L-interaction-sociale)
  2. Les sémiotisations que les sujets opèrent autour de leurs rapports sont une fonction continue en cours d’action. Elles évoluent constamment comme en témoignent de multiples interrogations, malentendus, ou au contraire complicités constatables entre sujets en situation de vie.
  3. Plusieurs autres termes paraissent relever de ce champ sémantique : les notions d’aspirations, d’attentes, de territoire, de représentations identitaires, d’enjeux.

Rapports de reconnaissance et relations entre sujets : Qui reconnait qui ?

  1. En cohérence avec le sens courant du mot (relations personnelles, relations de travail, relations humaines, relations industrielles), le terme relations peut être réservé aux reconnaissances réciproques données par les sujets en activité.
  2. Les relations entre sujets sont des offres mutuelles d’images identitaires apparaissant spécifiquement à l’occasion d’actions de communications et leur permettant de se constituer comme « je », comme sujets, par affichage d’un lien entre eux-mêmes et leurs actions.
  3. Ces communications ne sont pas seulement des offres de signification, elles sont des offres d’images identitaires sociales proposées à autrui, comme le montre la notion de face, qui peut être définie comme ‘une image de soi proposée à autrui’, complétée par une ’image d’autrui’ proposée à autrui.
  4. L’analyse d’interactions verbales et plus généralement de communications entre plusieurs sujets fait apparaitre des stratégies réciproques se situant sur le terrain des offres et des reconnaissances identitaires : demande ou offre de reconnaissance, acceptation ou refus, confirmation ou réparation. Hegel s’est intéressé à ces phénomènes (https://www.philo52.com/articles.php?lng=fr&pg=804) dont l’analyse précise a été développée par E. Goffman (https://www.babelio.com/livres/Goffman-La-mise-en-scene-de-la-vie-quotidienne-tome-1—la/847936), par A. Memmi (http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-actuel/Portrait-du-colonise-precede-de-Portrait-du-colonisateur), et plus généralement par les courants interactionnistes ou pragmatiques. Ils sont le terrain privilégié de la psychologie sociale
  5. Un grand nombre de termes paraissent aussi relever de ce champ sémantique : les notions de règles, de rôles, de statuts, d’institution, de négociation, de convention, de droits et de devoirs, d’équilibre relationnel.

Les notions et concepts utilisés dans l’approche des rapports entre sujets sont le plus souvent des notions et concepts issus du langage des relations entre sujets.

  1. La plupart des discours tenus sur les rapports entre sujets dans les activités paraissent davantage significatifs de ce qui se passe dans le champ des relations entre sujets que de ce qui se passe dans les engagements effectifs d’activités. Ils peuvent être utilisés dans l’analyse comme des matériaux à interpréter plutôt que comme des concepts interprétatifs ; dans la conception de projet, ce sont des objectifs ou des représentations de souhaitables ; et dans l’évaluation ce sont davantage des référents en fonction desquels attribuer de la valeur, que des référés à partir desquels attribuer de la valeur
    (https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k4812155x.texteImage ).
  2. La notion de coopération par exemple, abondamment utilisée dans l’analyse du travail comme dans l’analyse de la formation, dit bien peu de choses sur les organisations-en-acte d’activités, puisque par définition plusieurs sujets impliqués dans une même configuration d’activités se trouvent de fait dans une situation d’interactivité ou d’interaction. Elle se situe plutôt sur le registre des significations données par les sujets à ces organisations d’activités.
  3. D’une manière générale les modèles de coopération proposés sont davantage des modèles pour l’action que des modèles pour l’analyse. Le statut donné aux conceptions, valeurs ’rationalités’ censées les fonder, est de ce point de vue révélateur. Les démarches empiriques, proposées pour les valider fonctionnent en bonne partie comme des évaluations, y compris par rapport à des ‘standards’ méthodologiques comme on le voit dans les recherches médicales, et tout récemment dans le cas de recherche de traitements pour le coronavirus.
  4. C’est le cas aussi des modèles utilisés en formation et en pédagogie. Le plus souvent les notions ou concepts utilisés, s’ils ont trait aux rapports entre sujets, sont des modèles d’intentions affichées. Des distinctions aussi traditionnelles que la distinction entre méthodes magistro-centrées et méthodes scolaro-centrées ne tiennent pas à l‘analyse des observations de terrain ; par contre elles sont confirmées comme des cultures d’action éducative. Des situations telles que le cours magistral, censé être très directif, laissent en fait beaucoup de liberté aux sujets en formation dans les constructions de sens qu’ils opèrent, alors que des méthodes jugées plus ‘socratiques’ peuvent rendre le sujet en formation beaucoup plus dépendant d’autrui dans ses activités de construction de sens.
  5. Enfin dans l’analyse des pratiques ordinaires, le plus souvent ce que les sujets énoncent est davantage relatif à la signification qu’ils veulent donner à leurs actes qu’à leurs actes proprement dits, si bien que nous avons pris l’habitude, notamment dans l’analyse des pratiques, d’appeler pratiques ce qui n’est jamais que des discours tenus par les sujets sur leurs propres activités.

Au sein d’une même organisation d’activités, il n’existe qu’un seul type de rapports de place.

  1. Le non-cumul de plusieurs types de rapports de place dans une même action constitue probablement une des règles-en-acte des rapports entre sujets : on ne peut pas, dans la même organisation d’activité, être hiérarchique et collègue, parent et enfant, prenant en charge et pris en charge, même si évidemment ces places sont interchangeables à l’occasion d’autres configurations d’activités.
  2. Cette règle en acte apparait notamment à propos de l’évaluation, notamment en formation (https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k4812155x.texteImage). On se trouve en effet en présence d’une distinction très répandue parce que correspondant à l’opposition paradigmatique objet/sujet. Et il ne manque pas de bons auteurs pour préconiser le cumul dans un même acte de ses aspects ‘formatifs’ et de, ses aspects ‘sommatifs’. Stratégie, même si elle est souvent inconsciente, d’occultation des rapports entre sujets, que ces rapports soient micro- ou macro-sociaux.
  3. Cette distinction ne résiste pas aux faits d’évaluation.
    Les notations, contrôles de connaissances, examens, évaluations diagnostiques, certifications, agréments, habilitations et autres évaluations d’agents individuels et/ou collectifs ont pour objet des sujets sociaux, et contribuent à la prise de décisions les concernant. Les rapports entre sujets caractérisant ces évaluations sont des rapports unilatéraux, même dans les cas dits d’auto-évaluation où le sujet évalué prend la position du sujet évaluant. La relation subsiste dans le même acte d’évaluation : il y a le sujet évalué et le sujet qui évalue ou qui administre l’évaluation au nom d’un autre.
    Les évaluations d’action ou ‘évaluations internes’ qui ont pour objet privilégié des processus, et pour enjeu la transformation des actions. Dans ces évaluations-là, les rapports entre sujets se caractérisent au contraire par leur réciprocité : potentiellement (droit et pouvoir d’évaluer), tous les participants à une action peuvent être à la fois sujets évaluant et constituer par leurs activités le matériau pour l’évaluation de ces processus.
    Evaluations de sujets et évaluations d’actions ne sont pas cumulables dans une même organisation d’action évaluative ; même si à l’évidence les évaluations d’actions ont des effets sur les évaluations de sujets et si les évaluations de sujets ont des effets sur les évaluations d’action. Il convient pour le comprendre de distinguer produits, résultats et effets des actions.
  4. Plusieurs types de rapports pédagogique, de rapports de formation ou de rapports de travail ne sont pas cumulables dans la conduite de la même action. Et ceci est encore plus vrai des rapports sociaux, ce qui explique le caractère à la fois continu et discontinu de leurs transformations.
  5. Ce point est important car très précisément dans les intentions affichées, car dans les relations entre sujets le cumul de plusieurs types de rapports peut être recherché. Cette confusion peut être au cœur de projets politiques d’envergure ordonné autour d’une définition d’un bien commun défini unilatéralement (https://en-marche.fr/emmanuel-macron/revolution).
    Il y a de ce point de vue une ‘vérité’ des organisations d’activité-en-acte.

L’analyse des rapports de place peut être facilitée par une description précise des configurations d’activité en présence, par un diagnostic de ce qui fait la spécificité de leurs organisations, et par un repérage des séquences d’activité jouant un rôle de moyen dans ces organisations.

Nous appelons configuration ce qui fait l’unité et la singularité d’un ensemble d’activités en situation : une configuration est une organisation singulière de formes régulières.
Nous appelons organisation le rapport établi par un (des) sujet(s) entre lui-même (eux-mêmes) et cet ensemble d’activités.

  1. Décrire et analyser des configurations n’est pas un travail facile. C’est là que les méthodologies utilisées peuvent imposer de fait, sans le dire, les objets correspondant à leur entrée disciplinaire, qui ne sont pas forcément pertinents par rapport aux unités de sens et/ou aux unités de significations construites ou données par les sujets. Recueillir les interactions verbales par exemple n’implique pas que l’action mise en objet soit à dominante discursive ; d’ailleurs, souvent on s’en sert pour en inférer des phénomènes mentaux (étude.des représentations à partir du discours).
  2. En présence d’une configuration d’activités, il est important dans un premier temps de caractériser dans quelle situation on se trouve : signification donnée par les sujets à la situation, par exemple situation de travail, situation de loisir, situation de formation, ce qui permettra d’identifier l’usage du produit de l’action ; et de caractériser les unités d’action, dotées de sens qui y sont repérables.
    Dans un second temps il est utile de décrire l’ensemble des activités entrant comme composantes dans ces unités d’action. Ces activités peuvent avoir le statut de gestes ou de comportements observables, de verbalisations recueillies, d’activités mentales susceptibles d’être explicitées ou inférées. Bien que leur approche soit évidemment très différente, l’organisation temporelle de ces activités, leur contenu et leur distribution entre sujets est une donnée importante, et qui apparait comme telle d’ailleurs dans beaucoup de grilles utilisées pour la description et l’analyse d’activités.
  3. Un point est essentiel : la spécification globale de l’organisation d’activités concernée. Toutes les actions peuvent être définies comme des organisations singulières d’activités ordonnées autour d’une transformation du monde, présentant une unité de fonction, de sens et/ou de signification pour les sujets qui y sont engagés et leurs partenaires. Ce travail de spécification peut être fait à propos de n’importe quelle organisation d’activités : l’éducation par exemple est une combinaison d’activités ordonnée autour de la survenance d’apprentissages, le travail comme une combinaison d’activités ordonnée autour de la production d’utilités sociales, l’économique comme une combinaison d’activités ordonnée autour de la production de moyens d’existence (gagner sa vie) …etc.
  4. Une telle spécification permet ensuite d’introduire des outils d’analyse de la logique d’ensemble du processus de transformation en cours et d’être plus précis dans la désignation de la place de chacun des sujets. On peut ainsi distinguer par exemple matériau, moyen, produit et, the last but not the least, rapports entre sujets dans l’activité concernée. Un lien très fort peut être établi entre position dominante du sujet dans une organisation d’activité et détention des moyens spécifiques de ce processus de transformation. C’est ainsi que dans une action d’évaluation la détention du référent (c’est à dire des objectifs, des normes, des critères en fonction desquels on évalue) donne une position dominante au sujet évaluant.
  5. D’une manière générale la détention des moyens, ou la capacité d’engager des séquences d’activités ayant un statut de moyens dans le processus de transformation donne du pouvoir au sein des organisations d’activités. Ce point est socialement très important : dans tous les enjeux ou conflits interpersonnels ou sociaux l’identification des moyens dont disposent spécifiquement les acteurs dans la situation (cf : la célèbre question de Staline à Laval en 1935 ’le pape, combien de divisions ?’) est un outil essentiel pour la définition et la redéfinition de leurs relations. Le pouvoir réel dont disposent les sujets dans les activités n’est pas forcément le pouvoir reconnu dans les institutions et organisations, mais il est celui reconnu ‘sur le terrain’ comme le savent souvent aussi ces institutions et organisations (familles, entreprises) sans précisément vouloir le reconnaitre.
  6. Repérer les organisations d’activités et les types de rapports de place relève probablement du même mouvement. Les rapports entre sujets n’ont de sens qu’au sein des activités ; les types de place sont souvent de bons moyens pour caractériser la logique d’ensemble d’opérations qui sinon peuvent paraitre fragmentées : c’est par exemple l’intérêt de la notion de mode (mode de production, mode de travail, mode de communication) utilisée pour désigner les invariants ou régularités observables dans ces organisations en acte, et donc pour caractériser ces logiques d’ensemble.

Ces rapports de place donnent habituellement lieu à des phénomènes de construction de sens de la part des sujets concernés.

La mise en représentation par les sujets de leurs propres activités et organisations d’activités, est un phénomène constant. Elle fonde ce que nous avons appelé le champ de l’intersubjectivité.

  1. Les sujets tendent à mettre en lien la représentation qu’ils se font de leurs places dans les organisations d’activités, c’est-à-dire les représentations d’eux-mêmes comme sujets agissants, avec les autres représentations identitaires issues de leurs itinéraires (moi actuel, moi souhaitable, moi idéal). Cette mise en lien peut conduire à des configurations d’affects, émotions, sentiments contribuant à construire leurs dynamiques identitaires. Selon les cas on constate des phénomènes d’acceptation ou de refus, ou tout simplement d’accoutumance. C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre en quoi l’échec scolaire peut préparer à l’acceptation de positions d’emploi ou de positions sociales basses.
  2. Ces phénomènes de constructions de sens autour des rapports de place sont d’autant plus importants que l’on se trouve en présence de rapports entre sujets durables comme peuvent l’être les rapports sociaux. Un des meilleurs exemples qui peut être donné dans la littérature sur ces phénomènes, et probablement l’ouvrage d’A. Memmi : Portrait du colonisateur et portrait du colonisé (op.cit). L’auteur y décrit avec minutie un certain nombre de phénomènes ‘subjectifs’ accompagnant la position du colonisateur et la position du colonisé (2002), notamment la représentation évaluative de soi et la représentation évaluative d’autrui. Il y montre notamment comment, selon lui, le vrai colonisateur est en fait le « colonisateur » qui s’accepte (p.7) en tant que tel (« le colonialiste est la vocation naturelle du colonisateur » et conclut en disant que ce rapport social ne peut être transformé. Il n’est pas indifférent de constater que l’auteur d’une telle analyse ‘subjective’ a vécu lui-même, en tant que juif tunisien, ce rapport social, et que ce livre a été largement utilisé dans nombre d’universités africaines. La célèbre figure du maître et de l’esclave, développée par Hegel (ibid) ne dit pas autre chose.
  3. Dans beaucoup de situations, ces phénomènes intersubjectifs sont contradictoires et alimentent une bonne partie de la vie psychique des sujets. La présence de tels phénomènes ne garantit en rien le caractère ‘satisfaisant’ pour le sujet des rapports de place qu’ils vivent. Le vécu satisfaisant ou non fait au contraire précisément partie de ces phénomènes intersubjectifs.

Lorsqu’ils manifestent une certaine durabilité, les rapports de place sur la base de contreparties ou de transactions de fait

  1. Nous avons eu l’occasion de l’indiquer à plusieurs reprises : les rapports de place peuvent évoluer comme les organisations d’activités, de façon continue ou discontinue. Les sujets se trouvent sans cesse confrontés à des situations d’arrangement, de transformation d’ordre, de rupture …etc, qui incitent évidemment à adopter une perspective dynamique et historisante.
  2. Il existe cependant des domaines d’activités dans lesquels on constate une plus grande stabilité des rapports de place : la définition des catégories sociales et l’appartenance des individus à ces catégories sociales, par exemple, n’évoluent que lentement. Mais il en va de même également des rapports de place constitutifs de nombre d’institutions.
  3. Il peut paraître utile de s’interroger sur ce qui correspond à une certaine durabilité des rapports sociaux. Si l’on s’intéresse aux grands modes de production économique, la réponse est évidente : les rapports sociaux, si inégaux qu’ils puissent apparaître, sont corrélés à l’existence d’un mécanisme de contrepartie ou de transaction. Les rapports féodaux par exemple, qui peuvent apparaître très durs pour les individus placés dans les positions les plus basses, avaient pour contrepartie affichée un rôle de protection et de défense vis-à-vis des agressions extérieures. Aujourd’hui le rapport salarial, fondé sur un rapport de subordination dans l’ordre de la production des biens et services, a une contrepartie dans l’ordre de la production des moyens d’existence, même si cette contrepartie est jugée très injuste et fait l’objet d’un rapport de forces. Ce qui est vrai au niveau économique l’est également au niveau des institutions. Pour en revenir à notre exemple de l’évaluation des sujets, ce rapport est très inégalitaire, mais il est souvent accepté si l’évalué peut se servir de la reconnaissance qui lui a été accordée en rapport avec cette évaluation.
  4. Dans la plupart des situations de la vie sociale, il peut être ainsi d’une grande fécondité de s’interroger sur les contreparties pouvant accompagner en fait la présence ou le maintien d’un rapport de place. C’est particulièrement important de se poser cette question lorsque les activités sont en apparence gratuites : il convient alors de se poser la question des contreparties sur le plan psychique et subjectif (par exemple ce qu’apporte l’amour à ceux qui aiment…), la question la plus importante à se poser étant de se demander, comme d’ailleurs y invite souvent le sens commun, ce qui fait que le sujet ‘ s’y retrouve’, du moins un peu, dans une situation en apparence très désavantageuse. Un vaste champ s’ouvre ainsi au repérage de telles contreparties et transactions, très utile dans l’élucidation des rapports entre sujets.
  5. Une voie de ce type a été ouverte en particulier par Remy, Voyé et Servais https://www.editions-eres.com/ouvrage/4536/la-transaction-sociale, lorsqu’ils appellent à faire de la transaction sociale le concept central de la sociologie de la vie quotidienne. La transaction sociale est définie par Voyé comme une modalité du rapport social par laquelle des acteurs concernés par un objet commun développent des intérêts qui sont partiellement complémentaire, mais aussi partiellement opposés, chacun s’efforçant de faire valoir son point de vue et d’atteindre ses objectifs ». Mauss se situe sur ce même registre dans son Essai sur le Don (2003, 273) en citant et commentant de la façon suivante la sourate LXI4 du Coran : « ‘ Craignez dieu de toutes vos forces ; écoutez, obéissez, faites l’aumône dans votre propre intérêt. Celui qui se tient en garde contre sa propre avarice sera heureux. Si vous faites à Dieu un prêt généreux, il vous pardonnera car il est reconnaissant et plein de longanimité’. Remplacez le nom d’Allah par celui de société et celui du groupe professionnel, ou additionnez les 3 noms si vous êtes religieux ; remplacez le concept d’aumône par celui de coopération, d’un travail, d’une prestation faite en vue d’autrui : vous aurez une assez bonne idée de l’art économique qui est en voie d’enfantement laborieux « (https://anthropomada.com/bibliotheque/Marcel-MAUSS-Essai-sur-le-don.pdf).

Les actes de communication qui portent sur ces rapports de place établis sur des contreparties et transactions constituent le champ des conflits et négociations

  1. Les conflits sont une forme de communication entre sujets engagés dans une même situation. La définition proposée par Freud du conflit l’indiquait déjà : « Un affrontement ou heurt intentionnel entre deux êtres ou deux groupes de la même espèce qui manifestent les uns à l’égard des autres une intention hostile, en général à propos d’un droit et qui, pour maintenir, affirmer ou rétablir le droit, essaient de briser la résistance (https://www.puf.com/content/Négociations_Essai_de_sociologie_du_lien_social) de l’autre (Thuderoz 2000 ,51).
  2. Mais la perspective adoptée par Simmel est encore plus explicite (Simmel, G. 2003. Le conflit, Circé, Belval. 2003 25-26 http://www.leconflit.com/article-19041445.html ) : « l’opposition nous procure une satisfaction intérieure, une diversion, un soulagement-comme dans d’autres circonstances psychologiques l’humilité et la patience. Nous opposer nous donne le sentiment de ne pas être écrasés dans cette relation, cela permet à notre force de s’affirmer consciemment, donnant ainsi une vie et une réciprocité à des situations auxquelles nous nous serions soustraits à tout prix sans ce correctif »
  3. La négociation est donc la gestion d’un conflit par les mêmes sujets. Pour C.Thuderoz (2000, 97) « le conflit et sa résolution s’inscrivent (…) sur un même continuum). La négociation épouse ce schéma. Pas de conflit sans négociation pour le résorber ou pour s’en préserver ultérieurement, mais pas de négociation sans conflit, sans coups de force. L’art de convaincre (la persuasion) et l’art de contraindre (le conflit) pour reprendre les catégories d’Aron en 1962 sont consubstantiels. Situations de conflit et situations de négociations sont intriquées : le couple conflit /négociation est indissoluble (…) »

Transformations des activités et transformations des rapports entre sujets dans les activités

A l’évidence la crise sanitaire, économique et sociale du début de l’année 2020 devrait avoir pour résultante des transformations à la fois de champs d’activités, d’investissements, d’habitudes d’activités, et donc ouvrir à de nouveaux apprentissages tant macro-sociaux que micro-sociaux. Ces transformations à venir vont donner lieu à des rapports de force. Il y a loin aujourd’hui dans le traitement de la pandémie entre les régularisations de sans-papiers pour protéger le reste de la population, comme au Portugal, et le maintien coute que coûte de productions économiques non vitales. Même si elles n’avaient pas le même caractère, des crises antérieures (années 30-40) ont ainsi produit à la fois de multiples changements et donné lieu ensuite à des évolutions cahotiques : qu’on pense par exemple aux politiques keynésiennnes, appréciées par les uns comme un apprentissage collectif, stigmatisées plus tard par d’autres comme relevant de l’Etat-providence et donc du passé...
Même si les rapports sociaux s’établissent dans les activités et se transforment avec les activités, l’orientation de ces transformations n’est donc pas définie à l’avance. Se maintient avec évidence une distance entre les enjeux donnés dans le débat public à ces transformations, et le maintien de modes de décision renforçant les pouvoirs centraux au nom même des consensus évoqués. Ne s’en ressent que plus fort l’intérêt d’une analyse continue des rapports sociaux ou des rapports entre sujets et une critique des « états de choses » qui ne sont que des états de rapports de pouvoir entre êtres humains.

L’analyse des rapports entre sujet au sein des activités : outil pour la recherche, pour la formation et pour l’action ?

A l’évidence l’analyse des activités ou l’analyse des pratiques telle qu’elle est pratiquée en formation, et si elle accoutume à l’explicitation, à la description par les sujets de leurs propres activités, débouche aussi sur la question des rapports entre sujets. C’est le cas en formation des adultes où l’analyse des expériences conduit fréquemment à la question : qui a fait quoi et dans quel contexte ? Les formations de formateurs et les actions de développement des compétences des professionnels de formation, dans leur contenu même, constituent des lieux d’accoutumance à l’analyse des rapports entre sujets en situation professionnelle. Elles sont un appel à construction d’outils d’analyse des rapports entre être humains. Pour l’auteur de cette contribution, elles ont permis de voir l’analyse des pratiques à la fois comme un moyen d’explicitation des activités professionnelles, comme un lieu d’élaboration d’outils d’analyse, comme moment d’adoption d’une posture de la complexité des rapports de pouvoir en jeu, enfin comme une occasion de maitrise et d’affirmation d’identités personnelles, professionnelles et sociales.
https://www.researchgate.net/publication/271830401_Chemin_de_recherche pp.35 -36)

Sur le plan de la recherche, nombreuses sont les équipes, dans différentes disciplines, qui, stimulées par cette demande sociale, se sont intéressées à l’analyse des activités, quelquefois même considérée comme un sous-ensemble de leur discipline, comme outil de compréhension des transformations personnelles et sociales. En cohérence avec certains traits de la culture française, et en écho aussi parfois avec des préoccupations d’autres cultures, des écoles riches et influentes se sont constituées en France, mais à l’exception probablement du courant de clinique de l’activité , intéressé notamment par les ‘activités empêchée’, ont prêté une moindre attention à la question de l’analyse des rapports entre sujets dans l’activité. C’est au contraire ce qu’a que fait la sociologie interactionniste de type goffmanien, mais au niveau micro-social..

Sur le plan de la conduite de l’action, de nombreux concepts ont également été produits, notamment en lien avec l’ergonomie, la théorie des organisations, et les sciences de gestion : par exemple les notions de société cognitive, d’organisation cognitive, de cartes cognitives, de référentiel opératif ou collectif, d’organisation apprenante ou qualifiante, mais elles tendent souvent à privilégier le point de vue des organisations.

Ces différents usages posent toutefois une question épistémologique : l’analyse des activités et donc des rapports entre sujets dans les activités peut-elle être à la fois un outil de formation, un outil de recherche et un outil de conduite de l’action ? Traitée unilatéralement, cette question peut se révéler une impasse si l’on ne distingue pas les transformations intentionnelles auxquelles sont ordonnées ces actions, analysables en termes de résultats, et les transformations de fait entrainées par l’exercice même des activités mobilisées par ces actions, analysables elles en termes de produits, de résultantes ou d’effets. Les transformations de fait sont toujours plus ‘riches’ que les transformations intentionnelles ; elles sont analysables en termes d’altérations, au sens de ‘rendre autre’. On peut penser que certaines actions peuvent toutefois avoir à la fois comme intention la formation, la recherche et l’optimisation de l’action, à l’image de ce qui se vise dans les formations-action, les formations-recherche, ou les recherches-action.
La diversité des intentions de transformation et la diversité des transformations effectives est aussi un objet pour les sciences sociales, qui ont à rendre compte à la fois des activités des êtres humains, des constructions de sens et des donations de significations qu’ils opèrent autour d’elles ; elle illustre la complexité des actions humaines. Elle implique aussi, modestement, une réflexion sur les différenciations susceptibles d’être opérées entre produits, résultats, résultantes et effets, dans l’analyse des activités/actions humaines.

Licence : CC by-sa

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