Jean-Marie Barbier, professeur émérite au Cnam, co-responsable avec Augustin Mutuale de la Chaire Unesco Formation Professionnelle, Construction des Personnes, Transformations Sociales, accueillie à l’Institut Catholique de Paris (ICP).
Merci de votre invitation qui me fait à la fois honneur et plaisir.
Honneur parce qu’il se trouve que la convention de création à l’ICP d’une chaire Unesco spécifiquement dédiée à la formation professionnelle vient d’être signée seulement la semaine passée, et il est probablement très significatif que la première intervention que j’effectue au titre de cette chaire s’effectue auprès d’une organisation pratiquant l’apprentissage artisanal, qui par son histoire a tant de choses à apprendre à la formation professionnelle en général.
Plaisir aussi parce qu’il se trouve, détail que ne connaissait pas Pierre-François Tallet quand il m’a sollicité comme invité d’honneur de votre manifestation professionnelle, que j’ai passé toute mon enfance et une partie de mon adolescence dans un cadre que vous connaissez bien : une boulangerie-patisserie, où j’ai fait certes mes premiers apprentissages de vie, mais aussi les apprentissages sociaux dont on peut faire l’expérience dans les PME, en particulier dans des métiers de l’alimentation. C’est là j’ai pu vivre et faire mon expérience première des rapports entre formation et travail.
Votre invitation me permet en quelque sorte de pratiquer un exercice de construction/reconstruction de sens autour de mon propre parcours de vie.
J’ai donc choisi de vous parler de façon personnelle et de ces apprentissages. Alors que dans la vie sociale, on a souvent tendance à opposer formation et travail, j’aimerais soutenir l’idée que ces deux aspects de notre activité sont très liés dans nos existences et contribuent à faire de nous ce que nous sommes.
1. Trois images d’abord pour illustrer ces apprentissages sociaux :
a) La première, c’est un rituel dont j’ai gardé un vif souvenir : au moment du repas du soir et avant d’effectuer le pétrissage, nos « ouvriers » venaient demander à mon père combien de sacs de farine devaient être consacrés à cette opération . Selon les jours. 3 sacs, 3 sacs et demi, en moyenne plutôt quatre sacs, quelquefois le samedi 4 sacs et demi.
La question méritait une réflexion de quelques instants , elle interrompait brièvement la vie familiale et était conclue par une réponse précise. Mon père se trompait rarement : il n’y avait pas de surproduction en boulangerie dans la maison : le pain devait se vendre le jour même ! Si j’ai gardé par la suite un si vif souvenir de ce moment- clé de la vie de l’entreprise, même survenant dans un moment familial, c’est probablement aussi parce qu’il m’est apparu par la suite comme un moment hautement symbolique de la vie d’une PME : le moment où se croisent à la fois des données de fabrication, des données commerciales, des données de management, bref qui articulait économique et le social, le calcul d’ensemble de la production ‘à faire’ étant déterminant . C’était un moment où devaient aussi se croiser, comme dans toute entreprise, expérience du passé et projection dans l’avenir.
b) Deuxième type d’image : l’entremêlement des moments de vie familiale et de vie professionnelle.
Entremêlement dans les espaces physiques et dans nos représentations enfantines de ces espaces, qui trouvait son expression dans l’alignement physique des locaux : la devanture et le magasin, tournés vers la clientèle et dont la coûteuse rénovation avait fait la fierté de mes parents, grande cuisine à la fois familiale et professionnelle d’accueillant plus de 15 personnes, famille, ascendants, ouvriers et apprentis mêlés et quelquefois visiteurs inattendus ; fournil et espace de fabrication. Avec un espace supplémentaire, de légitimité plus discutée entre mes parents , mais dans le prolongement également de l’alignement : le jardin (dont le poulailler) et ses activités. Je me souviens surtout avec une grande force de ces grands moments de production qui étaient aussi des grands moments de vie familiale : des grandes journées se prolongeant jusque tard dans la nuit, pour la confection de quelque 400-450 bûches ! . Ces journées requéraient dans une famille nombreuse la participation de tous et en tout particulièrement des grands enfants, ce qui était mon cas.
c) Troisième type d’image : les contradictions qui pouvaient naître de la juxtaposition entre les activités de boulangerie, illustratives alors d’une fonction de prestation de services à la collectivité ; et pâtisserie qui autorisait davantage des calculs commerciaux.
La première fonction était bien représentée par mon père soucieux de la fidélisation réciproque client-commerçant, soucieux aussi des détail de service, comme la fabrication d’un ‘pain sans sel’ pour une seule cliente. Cette fonction était vécue comme une relation de prise en charge d’une population, fonction qui se prolongeait tout naturellement dans la fonction de maire du village de mon père.
Les enjeux de la pâtisserie étaient autres bien sûr ; ils n’étaient pas seulement de qualité, mais également d’innovation et étaient bien représentés par notre mère, soucieuse de contacts sans cesse renouvelés, notamment avec ce qu’elle appelait "les représentants".
Ces apprentissages sociaux, les conséquences qu’ils présentent sur les apprentissages de vie et sur les apprentissages professionnels, sont encore caractéristiques du rapport au travail et à la formation d’un grand nombre de nos contemporains ; ils ont en tout cas joué un rôle durable dans mon propre itinéraire, polarisé par toutes les formes de relations entre travail et formation ; toute ma vie, j’ai travaillé sur la démarche de projet, sur l’expérience, la professionnalisation, l’analyse des pratiques , l’analyse du travail ..etc.
Dans les temps présents où la vie de nombreux agriculteurs est si difficile et où ils souffrent tant de notre organisation sociale et de l’organisation de nos marchés, je pense qu’ils continuent de caractériser aussi la situation des agriculteurs, dont nombreux sont si maltraités dans leur situation de travail, alors qu’il représentent notre premier métier de vie.
2. Venons-en plus précisément aux modes d’apprentissage professionnels que j’ai pu constater non seulement dans mon enfance, mais plus largement dans mon expérience de professionnel de la formation. Contrairement à une idée largement répandue dans notre société occidentale et qui continue se structurer nos institutions, les rapports entre formation et travail ne sont pas réductibles à des rapports entre théorie et pratique, ce sont des rapports d’activités entremêlées qui contribuent à forger nos identités sociale et professionnelles .
Dans mon activité professionnelle, j’ai pu constater qu’il y a en fait trois modes principaux d’articulation entre formation et travail :
a) D’abord ce que l’on peut appeler « apprendre par le travail » et qui recouvre tous les changements qui naissent de l’exercice même du travail, ce qu’on peut appeler aussi le ‘travailler avec’ . Ce que en formation professionnelle on appelle le tutorat, l’immersion, les échanges au travail, l’apprentissage par corps, l’observation du faire, Tous ces apprentissages mettent en jeu l’imitation, la mimesis, l’identification , la subjectivation. Vous dirais-je par exemple ce que j’ai appris d’activités que je n’aimais pas : nettoyer les moules à madeleine, portant toujours la trace de cuissons antérieures, s’éveiller à 4h du matin pour réveiller quatre heures d’excellents patissiers mais récalcitrants au lever matinal.
b) Ensuite ce que l’on peut appeler « apprendre dans le travail », et qui recouvrent tous les changements entrainés par l’exercice de la pensée et l’exercice de la réflexion en rapport avec le travail en vue d’optimiser le rapport entre moyens et résultats : analyses de pratiques, démarches de progrès, formations-actions, démarches de qualité, groupes de progrès. On peut alors parler de ‘penser l’action’ dans laquelle on est impliqué’, et c’est l’expérience élaborée qui est le point d’appui essentiel.
c) Enfin ce que l’on peut apprendre plus généralement « à partir du travail » en le construisant et en le reconstruisant sans cesse le métier et la culture professionnelle. Se trouvent en jeu alors les référentiels métiers, la formalisation des gestes professionnels, les invariants de l’activité, l’analyse de postes, la définition de ’nouvelles qualifications’ par les professionnels de la formation et les professionnels du métier . Se trouvent alors en jeu l’expérience communiquée et toutes les contraintes que vous connaissez bien dans la vie d’un CFA qui doit aussi préparer diplômes et reconnaissances professionnelles et sociales.
3. Pour conclure j’aimerais dire deux choses supplémentaires :
a) Les apprentissages ne sont pas seulement des choses à faire, des choses à appliquer, ce sont aussi des choses que nous faisons déjà et qu’il importe de reconnaitre. C’est sur la base de cette reconnaissance qu’on peut contribuer à développer de façon continue nos compétences.
b) II importe d’avoir une conception large des apprentissages. Les apprentissages ne sont pas forcément des choses extérieures qui deviennent intérieures. C’est une transformation de l’activité. Ils ne sont qu’une dimension du faire. Nous nous transformons sans cesse en agissant. Aujourd’hui même, je parle dans une situation relativement inédite pour moi, même si elle est chargée de sens. Celà transforme quelque peu mon activité, et moi-même en activité. On parle d’apprentissage spécifiquement non seulement quand il y a transformation d’habitudes d’activités, mais lorsque cette transformation reconnue, par le sujet lui-même et par eux qui l’entourent. On fait les choses différemment, et on pense que finalement c’est mieux ainsi. Songez à l’apprentissage de la marche chez l’enfant qui voit dans les yeux et entend dans les cris de son entourage qu’il a réalisé un apprentissage et qui partage la joie de ses proches.
La reconnaissance d’un apprentissage est en fait double : elle est une reconnaissance de soi par soi, mais elle aussi une reconnaissance de soi à travers la reconnaissance par autrui.
Il y a , et ce sera ma conclusion, un plaisir intense à sa propre transformation, et cette source de plaisir est une force pour la vie.
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