Un articlede Jean-Marc Lange et Sonia Kebaïli repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd
L’entrée dans le monde de l’anthropocène, comme métarécit collectif potentiel (Lange, 2017), structure d’ores et déjà le monde intellectuel tel que le montre en France l’avènement de collections d’ouvrages ou la tenue de colloques [1] , ou comme donnée scientifique sujette à débats voire controverses dans le monde des sciences de la nature. Cette entrée questionne aussi le monde de l’éducation [2] et donc celui de la formation de ses cadres du fait de l’incertitude des savoirs impliqués, de la complexité de la pensée inhérente aux défis soulevés, et la difficulté à penser rationnellement et collectivement un avenir commun, au-delà des différences culturelles, anthropologiques ou cosmogoniques. Or l’Ecole est non seulement le lieu de la transmission d’une culture patrimoniale, elle est aussi celui de l’appropriation des clés de compréhension du monde contemporain et donc de la citoyenneté. Dans ce monde émergent, les questions écologiques et politiques, voire civilisationnelles, y tiennent une place centrale et renouvellent les relations coutumières des temporalités environnementales, sociales, et politiques (Theys, 2015). Le monde des humains se trouve confronté à l’accélération du temps de la Nature (Latour, 2015). Comment éduquer dans ce monde de l’anthropocène, symbolique et physique, incertain, mouvant et en accélération ? Quelles formations mettre en place pour préparer les générations actuelles et à venir aux changements en cours ? Les interrogations suscitées relèvent de l’épistémologie des savoirs académiques, mais aussi d’un nouveau rapport au monde, complexe et incertain, à élaborer collectivement et destiné à nous permettre de relever les défis du futur qui s’accumulent. C’est notamment ce à quoi nous incite aussi la feuille de route « Education 2030 » de l’UNESCO (2017).
Dans le monde francophone, les changements éducatifs préconisés par les instances internationales prennent la forme des « éducations à », ensemble hétérogène de « parcours éducatifs » qui visent l’engagement des jeunes et le développement de compétences transférables selon l’UNESCO (2015), ou de dispositions (Lange et Martinand, 2014 ; Lange, 2014-a) en vue de la durabilité. Pour autant, ces éducations ne sont pas en soi la source d’une transformation vertueuse de l’Ecole mise au service de celle, tout autant vertueuse, d’une transformation sociétale, car tout dépend des finalités retenues (Lange, 2017 ; Barthes, 2017) et des modèles pédagogiques convoqués (Franc et Lange, 2018). Ainsi, trois modèles coexistent actuellement et sont sources de tensions voire de controverses à leur propos : un « modèle cumulatif », vertical, d’empilement de connaissances laissant aux individus, eux aussi vertueux, le soin d’en tirer les implications d’action ; un « modèle techno-économiciste », antipolitique (Slimani et al 2017), réduisant l’agir à des technicités pratiques dont les finalités, indiscutables car bonnes par nature, s’imposeraient à tous ; et enfin un « modèle libéral » à finalité émancipatrice et donc critique, impliquant étayage par des modèles scientifiques, discussions et débats, et incertitude sur l’avenir.
Si nous retenons le principe d’un engagement fondé sur la libre expression des choix individuels et collectifs, il y a alors besoin de réfléchir aux conditions de possibilité d’un tel projet émancipateur. Après dix années de recherches nationales et internationales [3], cinq « balises curriculaires » (Lange et Victor, 2006) - repères épistémologiques et didactiques balisant les parcours curriculaires comme passage obligés ou comme pièges et dérives à éviter - nous semblent alors nécessaires pour mettre ces parcours au service d’une finalité de transformation émancipatrice et démocratique, et non d’un projet politique caché (Barthes, 2017) : penser l’éducation comme globalité et dans ses finalités ; penser les défis sociétaux en termes d’enjeux (Lange, 2017), dans une perspective critique au moyen de leur (re)problématisation mais dans un contexte d’instabilité des savoirs, de problèmes flous (Fabre, 2017), et de la difficulté à dire le vrai, l’aléthurgie de Foucault (Foucault, 1984 ; Kebaïli et Azzouna, 2016) ; politiser ces enjeux et les savoirs qui y sont liés en les pensant non comme données objectives mais dans leur relation au pouvoir (Foucault, 1971 ; Kebaïli, 2015 ; Lange et Barthes, 2017) dans des pratiques de problématisation non formelle favorisant l’ouverture sur des espaces autres, l’hétérotopie de Foucault (2001 ; Kebaïli et Azzouna, 2016) ; penser le choix en termes de liberté réelle et non purement formelle au moyen de la théorie des « capabilités » et l’Ecole comme « environnement capacitant » (Janner-Raimondi, 2017).
Cet article se propose ainsi d’élaborer et discuter un modèle curriculaire des conditions de possibilité d’une éducation au Politique effectuée au moyen de l’engagement des jeunes dans leur espace de proximité, pour une entrée consciente, critique, et proactive dans le monde de l’anthropocène.
Penser l’éducation dans sa globalité en fonction de finalités assumées
L’éducation comme institution la rendant obligatoire pour tous, ou dans ses autres espaces d’expression tels les espaces informels d’éducation et de culture, s’est progressivement recentrée sur la seule perspective d’une transmission de contenus exprimés en termes de savoirs notionnels et parfois conceptuels. Cette restriction laisse alors de côté les perspectives émancipatrices, égalitaires et démocratiques tels que formulés par les anciens dans leurs écrits : celle d’un Coménius dans son projet de « Grande didactique », alliant le ratio et l’operatio au service non de la cumulation de savoirs mais d’un « bien penser » égalitaire et universaliste ; celle d’un Pestalozzi qui envisage l’éducation comme un ensemble cohérent articulant « tête, cœur, main » ; celle d’un Dewey pour qui l’éducation est la condition même de la démocratie à condition qu’elle en donne l’expérience au moyen d’ « actions éducatives vécues » intégrant action et réflexivité. Si au temps des Lumières, il s’agissait bien de mettre à disposition de tous les savoirs scientifiques et techniques en vue de la construction d’un honnête homme, citoyen éclairé, et, au final, de constituer les bases d’un nouveau contrat social, les temps de l’anthropocène changent considérablement les perspectives et nous pousse à dépasser ces premières finalités. En effet, pour qui sait les chercher et possède les clés de lecture nécessaires, l’ensemble des savoirs humains et les données sont rendus progressivement disponibles, mais de façon inégalitaire. C’est davantage d’une prise de conscience des limites planétaires et de la finitude du monde, de la nécessité de construire un nouveau « contrat naturel » (Serres, 1990), au moyen d’un « vivre ensemble durable » (Delors, 1998), dont le projet collectif d’éducation se doit de s’emparer, dans la perspective d’un nouveau « devoir être » (Castoriadis, 1997) au monde en complément du « savoir et pouvoir être » évoqués de façons coutumières notamment par les textes d’encadrements nationaux : celui d’un devoir, savoir et pouvoir agir.
C’est donc dans le principe d’une éducation globale que les curriculums doivent être élaborés et mis en œuvre. Par éducation globale nous entendons la prise en compte des dimensions sociales, sociétales, éthiques, émotionnelles et cognitives des personnes. Cela implique l’idée de faire vivre aux élèves (principe pragmatiste d’expérience à vivre) des actions éducatives de participation à des projets collectifs ancrés sur les territoires (les Actions de Développement Durable Territoriales, ou ADDT) dans une tradition pragmatiste mais qui rencontre un certain écho dans la philosophie de Canguilhem pour lequel l’action est un processus d’émancipation des normes et règles établies (Sfara, 2018). Ainsi, ces actions éducatives permettent le développement de dispositions proactives individuelles et collectives (Lange, 2014-a) permettant le dépassement des principaux obstacles à l’engagement : l’inhibition sociale (seul je ne peux rien) et épistémique (la situation est trop grave pour être modifiée), (Lange, 2014-a). Combinés à des prises de distance réflexives grâce à des enquêtes multiréférentielles (Lange, les ADDT sont alors l’occasion de mettre à jour les valeurs, de réfléchir aux implications de ses actes et choix en fonction de finalités. Mais les disciplines sont mises à contribution comme étayage de la pensée et comme élaboration de modèles d’intelligibilité du monde (Lange et Martinand, 2014 ; Lange, 2011).
Pour autant ces stratégies didactiques ne peuvent se penser sans poser clairement la question des finalités (Lange, 2015 ; Barthes, Lange & Tutiaux-Guillon, 2017) et celle du modèle pédagogique de référence (Franc et Lange, 2018).
Si nous retenons l’idée d’une contribution forte de l’éducation à une finalité de transformation sociétale et non seulement d’adaptation ou d’amélioration du fait de l’urgence et de l’importance des défis de l’anthropocène à relever, alors nous devons faire le choix d’un projet émancipateur d’un sujet autonome, proactif, créatif et engagé : le sujet auteur (Ardoino, 1988 ; Lange, Victor et Janner, 2013). Ce projet d’éducation est celui d’une formation à une citoyenneté politique alliant réflexivité et analyse critique du sens des situations versus la normalisation comportementale individuelle. Il vise à donner pleinement son rôle à l’éducation afin qu’elle propose des situations de familiarisation pratique de mobilisations collectives, qu’elle renoue avec plus d’imagination démocratique et de créativité/innovation sociale, qu’elle tende à former des citoyens autonomes et responsables.
Cependant, la voie de la transformation se heurte potentiellement à la conception des praticiens et corps intermédiaires chargés de la mise en œuvre d’un tel projet car celui-ci s’inscrit dans un projet plus général de transformation social. Ainsi, selon Daniel Curnier (2017), s’inspirant des travaux de Sterling, trois types de changement coexistent chez ces acteurs :
- un changement conformatif, qui envisage l’insertion des idées de développement durable, santé ... dans les curriculums existant ;
– un changement réformatif, qui envisage l’évolution du curriculum prescrit en intégrant les compétences transversales nécessaires ;
– un changement transformatif, qui consiste à penser l’éducation de manière nouvelle sans se soumettre a priori aux structures et organisations coutumières.
Dans la question qui nous intéresse ici, ces conceptions du changement se combinent avec la conception du système éducatif porté par ces mêmes acteurs. S’inspirant cette fois des travaux de Pierre Varcher qui distingue une conception méritocratique, une conception néolibérale, une conception de « l’apprendre à apprendre », et une conception émancipatrice, Daniel Curnier (2017) produit ainsi un modèle d’analyse efficient des politiques éducatives et des curriculums. Pour lui, seule une conception transformatrice et émancipatrice permet la mise en œuvre efficace de l’Education au Développement Durable scolaire au service d’une culture de l’engagement, rejoignant ainsi et prolongeant nos propres analyses par l’étude de la situation en Suisse romande qu’il a conduite.
Mais clarifier les finalités, si cela permet de penser des missions pour les praticiens en vue d’un devoir agir, n’élude pas la question des stratégies à privilégier. Les quatre autres balises ci-dessous se proposent d’élucider la question d’un savoir et pouvoir agir.
Penser les défis sociétaux en termes d’enjeux
Accepter l’idée de l’entrée dans le monde de l’anthropocène revient à prendre en compte la question des limites planétaires (Rockström et al, 2009 ; Steffen et al, 2015) et celle de la responsabilité de l’humanité dans les transformations planétaires en cours (Beau et Larrère, 2018 ; Descola, 2018). Cependant, le risque d’une charge émotionnelle et cognitive culpabilisatrice, source des inhibitions précédemment évoquées, voire du déni, est élevé. C’est pourquoi l’entrée par la question des enjeux parait être une voie pédagogiquement et didactiquement pertinente. Par enjeu, nous entendons à la fois « ce qui se joue » mais aussi « ce que nous avons à perdre » si nous ne nous en préoccupons pas. Enquêter sur les enjeux revient à découvrir la pluralité des causes, les réseaux d’interactions, bref, ce qu’on dénomme habituellement complexité et pensée systémique. Mais le risque est alors celui d’une approche anti-politique (Slimani et al, 2017), c’est-à-dire techno-économiciste, simplificatrice des défis, d’autant que les problématiques du développement et de la durabilité sont le plus souvent flous, instables, sous influences (Fabre, 2017), et qu’elles posent pour l’éducateur la difficulté de dire le vrai à leur propos. En passant de l’étude des structures épistémologiques, qui posent la question de ce qui rend possible une connaissance vraie, à l’étude des formes « aléthurgiques », qui posent la question « des transformations éthiques du sujet, en tant qu’il fait dépendre son rapport à soi et aux autres d’un certain dire-vrai » (Gros, 2009, p. 315), Foucault (2009 [1984e]) donne des clés pour dépasser et penser ces caractéristiques épistémologiques des « éducations à ». Ainsi cet auteur définit-il l’« aléthurgie » en se référant à l’étymologie du mot : « la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste » (p. 5). C’est dans ce cadre que Foucault étudie la notion et la pratique de la parrêsia qui, selon lui, désigne une qualité (car certains peuvent avoir la parrêsia, d’autres non), un devoir (dans certaines situations), et une technique (dont certains savent s’en servir et d’autres non). Quatre conditions définissent la parrêsia, et ce dans ses rapports avec la démocratie.
Figure 1 — Rectangle constitutif de la parrêsia
En prenant en considération ces conditions, un autre type de fait de discours que celui du « pragmatique » se présente : le fait celui de la « dramatique » du discours dont l’analyse permet de montrer comment l’événement même de l’énonciation peut affecter l’être de l’énonciateur. Ainsi Foucault (2008 [1982c]) distingue quatre formes dramatiques du discours vrai : celui du prophète, du divin, du philosophe, et du savant. Selon lui, « tous ceux-là en fait font jouer une certaine dramatique du discours vrai, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine façon de se lier eux-mêmes, en tant que sujets, à la vérité de ce qu’ils disent. Et il est clair qu’ils ne se lient pas de la même façon à la vérité de ce qu’ils disent, selon qu’ils parlent en tant que divin, selon qu’ils parlent en tant que prophète, selon qu’ils parlent en tant que philosophe ou selon qu’ils parlent comme savant à l’intérieur d’une institution scientifique » (p. 66). Ce qui amène à parler de la manière avec laquelle Foucault expose la tension inhérente à toute démocratie, où « sur fond d’égalité constitutionnelle, c’est la différence introduite par un dire-vrai qui fait fonctionner la démocratie ; mais, en retour, elle constitue toujours une menace récurrente pour ce dire-vrai » (Gros, 2008, p. 361).
Alors l’acte de vérité ne consiste pas au fait d’avoir dit quelque chose, mais à ce que le fait de dire ce quelque chose à un interlocuteur, il y aura une mise en question du lien entre celui qui dit la vérité et celui auquel cette vérité est adressée, ce qui donne un nouveau trait caractérisant la parrêsia : c’est le courage. Le risque de défaire, de dénouer cette relation à l’acte qui a rendu possible son discours, constitue la forme minimale de ce courage. Faut-il encore s’interroger sur la position des interlocuteurs face à ce courage. C’est le « jeu parrêsiastique » où les interlocuteurs doivent eux-mêmes jouer le jeu, et « reconnaître que celui qui prend le risque de leur dire la vérité doit être écouté » (Foucault, 2009 [1984e], p. 14). Une sorte de pacte s’établira à travers ce jeu entre le parrêsiaste qui montre son courage en disant la vérité envers et contre tout, et l’interlocuteur qui « devra montrer sa grandeur d’âme en acceptant qu’on lui dise la vérité » (Foucault, p. 14).
Le fait de la dramatique du discours et le jeu parrêsiastique que les pratiques discursives pourraient revêtir quand il est question d’ADDT dans le cadre d’un principe pragmatiste d’expérience à vivre appellent à une pratique de problématisation intégrant un référent archéologique où il est davantage question d’identification des « modes de problématisation » où « l’étude des [modes de] problématisation (c’est-à-dire de ce qui n’est ni constante anthropologique, ni variation chronologique) est donc la façon d’analyser, dans leur forme historiquement singulière, des questions à portée générale » (Foucault (1993) p. 73). En termes plus clairs, procéder par une étude des modes de problématisation, c’est chercher à identifier ce qui a permis, dans l’ensemble des pratiques discursives et non discursives, à quelque chose de se constituer en tant que vrai ou faux et de ce fait constituer un objet de la pensée. Le recours à la pratique de la « problématisation » selon une approche archéologique permet alors de distinguer entre histoire des mentalités et des idées et histoire de la pensée qui, elle, aide à « définir les conditions dans lesquelles l’être humain « problématise » ce qu’il est, ce qu’il fait et le monde dans lequel il vit » (Foucault (2001 [1983]), p. 1363).
Cet ancrage archéologique de la pratique de la problématisation avec des élèves serait la résultante, non pas d’un système formel (dans notre cas l’École), mais au contraire, d’un certain nombre de facteurs qui rendent la pensée incertaine. D’où notre recours à l’hétérotopie (cf. infra) qui lui fait perdre son accoutumance, et/ou provoque l’apparition d’un certain nombre de difficultés.
Ces éléments relèvent de processus sociaux, économiques, ou politiques. Mais ils ne jouent là qu’un rôle d’incitation. Ils peuvent exister et exercer leur action pendant très longtemps, avant qu’il y ait problématisation effective par la pensée. Et celle-ci, lorsqu’elle intervient, ne prend pas une forme unique qui serait le résultat direct ou l’expression nécessaire de ces difficultés ; elle est une réponse originale ou spécifique souvent multiforme, parfois même contradictoire dans ses différents aspects, à ces difficultés qui sont définies pour elle par une situation ou un contexte et qui valent comme une question possible (Foucault (2001 [1984b]), p. 1416).
L’entrée du monde contemporain dans l’anthropocène montre cet aspect où plusieurs réponses peuvent être données à un même ensemble de difficultés. Mais dans un contexte qui implique l’idée de faire vivre aux élèves des actions éducatives de participation à des projets collectifs ancrés sur les territoires, ce qui importe le plus c’est l’obligation de chercher à comprendre ce qui rend possible cette concomitance et la détermination du point d’émergence de leur simultanéité (Foucault, 2001 [1984b]). C’est enfin de compte, « le sol qui peut les nourrir les uns et les autres, dans leur diversité et en dépit parfois de leurs contradictions » (p. 1416).
Cependant, la problématisation est loin d’une appréhension en termes de déconstruction, mais elle est en termes de mouvement d’analyse critique qui rendrait possible la mise, la compréhension, le comment de telles constructions (différentes solutions à un même problème), et le pourquoi d’une forme spécifique de problématisation de ces différentes solutions. De ce fait, la tâche de la problématisation doit être dans une perpétuelle reproblématisation, car « Ce qui bloque la pensée, c’est d’admettre implicitement ou explicitement une forme de problématisation, et de chercher une solution qui puisse se substituer à celle qu’on accepte » (Foucault, 2001 [1984b], p. 1416). Sur ce point, Foucault met en garde contre ce qui pourrait être qualifié d’un « « antiréformisme » reposant sur un pessimisme du genre « rien ne changera », l’effort de reproblématisation.
C’est tout le contraire. C’est l’attachement au principe que l’homme est un être pensant, jusque dans ses pratiques les plus muettes, et que la pensée, ce n’est pas ce qui nous fait croire à ce que nous pensons ni admettre ce que nous faisons ; mais ce qui nous fait problématiser même ce que nous sommes nous-mêmes. Le travail de la pensée n’est pas de dénoncer le mal qui habiterait secrètement tout ce qui existe, mais de pressentir le danger qui menace dans tout ce qui est habituel, et de rendre problématique tout ce qui est solide (Foucault, 2001 [1984c], p. 1431).
Pour autant, ils constituent des objets intermédiaires (Vinck, 2000 ; Simonneaux, 2018) pouvant constituer des entrées mobilisatrices (la question des paysages, des sols, de l’énergie, du recul des traits de côte, ...). L’enquête vise donc à démêler les controverses, les arguments pro et contre de la rhétorique traditionnelle, mais aussi les paradoxes épistémiques, économiques, idéologiques, démocratiques, éthiques autour desquels les pensées des uns et des autres s’organisent et s’affrontent (Lange, 2017). La question des valeurs peut quant à elle être abordée par des débats, ou mises en récits, portant de façon indirecte sur les antivaleurs en vue de leur prise de conscience et appropriation. Il s’agit alors d’une dialectique norme/antinorme inspirée des travaux de Canguilhem pour lequel toute valeur doit être gagnée contre une anti-valeur (Roth et al, 2017).
Elle aboutit au processus de reproblématisation en termes complexes des défis à relever, étayé par des connaissances et modèles disciplinaires. Il nous semble qu’il y a là les bases épistémologiques d’une stratégie nécessaires au dépassement de la question des problèmes flous soulevée par Favre, et ce en vue d’un savoir agir.
Penser les savoirs en termes de pouvoir
L’idée que l’école soit le lieu de transmission des savoirs est un lieu commun peu souvent discuté en tant que tel. Bien-sûr, l’importance de la nécessité d’une transmission patrimoniale d’une culture ne peut être niée. Cependant, celle, complémentaire, d’une culture anthropologique non plus (Forquin, 2008). La question se pose d’une part dans l’affaiblissement progressif de l’idée d’une Ecole comme seul lieu de cette transmission du fait de la multiplication des lieux de diffusion et d’élaboration des savoir (associations, musée, audiovisuel, parcs, tiers-lieux, internet ...). D’autre part, elle se pose aussi non seulement par la diversification des catégories de savoirs en jeux (académiques, professionnels, locaux ...) mais aussi par le caractère hybride, non stabilisé, controversé, et sous influence des savoirs de la durabilité (Lange et Barthe, 2017).
En effet, la deuxième moitié du 20e se caractérise par un certain nombre de ruptures dans les sciences de références.
La première est celle de la complexité. Née dans les sciences de la nature, cette nouvelle façon de penser et questionner le monde envahit peu à peu le champ des sciences humaines et sociales Deffuant et al, 2015). D’une certaine façon, la prise en charge des questions sociétales (gestion de la biodiversité, changement climatique, transition énergétique, santé-environnement, alimentation, …) renoue avec la coutume du questionnement scientifique jusqu’à sa disciplinarisation et professionnalisation de la fin du 19e - début du 20e (van der Leew, 2016). Les objets des sciences changent alors de nature et ne recouvrent pas exactement chacun des domaines académiques constitués, obligeant ceux-ci à la fois à coopérer avec d’autres en vue de constituer une matrice nouvelle, mais obligeant aussi chacun d’entre eux à approfondir son propre questionnement et spécificité (Chrysos, 2016, in Van der Leew 2016).
La seconde est celle de l’incertitude. L’irruption de la complexité et l’intérêt porté à des phénomènes sensibles aux conditions initiales (climat, biodiversité …) placent les scientifiques dans l’incapacité structurelle à prédire l’évolution des systèmes complexes étudiés. D’où les focalisations actuelles sur les méthodes de la prospective.
La troisième est la prise en compte des savoirs non académiques, tels les savoirs locaux ou de collectifs spécifiques, rendue nécessaire par le renversement ontologique et épistémologique à l’œuvre dans les sciences de références et la volonté de se rapprocher des questions sociétales complexes (van der Leew, 2016). L’ethnopharmacologie ou la gestion de la biodiversité, notamment des écosystèmes, en constituent des exemples emblématiques.
La quatrième est celle de la production organisée, « scientifique », du doute et de l’ignorance. Dans de nombreux domaines (tabagisme, vaccination, alimentation, …), les études scientifiques ont été (sont ?) soumis à l’influence de lobbys et il est bien difficile alors pour les citoyens … et donc pour les enseignants …. de se faire une opinion raisonnée sur ces questions. Enfin, l’orientation de la recherche par les appels à projets laisse de larges champs en jachère (l’« undone science », des anglo-américains). Comment enseigner ces savoirs sous influence ? Comment démêler les études fondamentales des autres ?
Devenus largement hybrides, incertains, mouvants et sous influence, les savoirs impliqués dans le champ des « éducations à » complexifient alors d’autant la question des savoirs scolaires et leur didactisation. L’affaire n’est pas en soi si nouvelle et Canguilhem une fois de plus nous donne des éléments pour penser le caractère hybride des savoirs actuels. Ainsi, pour Xavier Roth (2018), son approche du concept de milieu peut-il être prototypique pour nous inciter à une démarche inter-normative.
Mais plus fortement encore, c’est dans la reconnaissance que tout savoir est enjeu de pouvoir au double sens politique du terme : pouvoir agir dans la cité mais aussi rapport et enjeu de pouvoir. Dans ce sens, en étudiant l’importance à accorder à l’espace en tant que facteur déterminant par rapport à la construction d’un objet de savoir dans son rapport au pouvoir, Foucault (2001a) a formulé le néologisme de l’hétérotopie. Car, selon lui, l’évolution des sciences qui se rapportent au vivant est très liée à celle de la place qu’occupait l’espace dans les différentes sociétés du monde occidental (Foucault, 2001b). La conquête de l’espace public et son évolution à travers les formations des hétérotopies sont liées à la volonté de savoir et à l’objet de celui-ci, dans une perspective d’exercer un pouvoir (ibid.).
En effet, Foucault (2001b) estime que « l’espace est fondamental dans tout exercice du pouvoir » (p. 1101). Cet aspect fondamental se manifeste de manières différentes, selon la place que l’espace en question occupe par rapport à l’objet traité, et selon les relations qu’il détient avec les différents sujets qui y font partie, d’où la formulation du néologisme hétérotopies. Ce sont « ces espaces singuliers que l’on trouve dans certains espaces sociaux dont les fonctions sont différentes de celles des autres, voire carrément opposées » (p. 1101). Du côté du savoir en tant qu’objet social qui « traverse toute la pensée occidentale » (Schiele, 2001,p. 41), Schiele rappelle qu’il a été toujours question d’une équation simple : science → raison → liberté → démocratie, et insiste sur l’idée selon laquelle « Savoir que l’on sait libère le choix car il peut être formulé comme un possible parmi les possibles, puis débattu, et enfin retenu ou écarté » (ibid.).
La prise en compte de l’objet de savoir comme objet social serait possible par le recours à d’autres formations pratiques d’ordre discursif ou d’énoncés, et à d’autres formations pratiques d’ordre non discursif ou de milieu. Nous mettons sous les formations pratiques d’ordre non discursif tout ce qui est en relation avec l’espace, et nous nous référons en ceci à Foucault (1971) qui considère que l’École fait partie de ces espaces qui contrôlent les corps par un quadrillage au plus près du temps, de l’espace et des mouvements. Le dépassement de ces limites serait possible par le recours à une hétérotopie de milieu : l’« ouverture sur des espaces autres » (Foucault, 2001a) et par le recours à une hétérotopie d’énoncés : l’ouverture sur des discours autres. L’histoire des espaces et des médias de cultures et d’éducation scientifique montre le rôle épistémologique que ces espaces ont joué dans l’émergence de controverses scientifiques se rapportant au vivant et leur évolution, et les possibles dépassements des pouvoirs institutionnels relevant du cadre scolaire (Kebaïli & Azzouna, 2016) que ce type d’espace et d’emplacement autorise, aussi bien au niveau discursif qu’au niveau non discursif.
Approcher des rencontres à débattre (Astolfi, 2010, p. 160) entre scientifique, épistémologue, expert, etc. et des élèves selon un référent aléthurgique problématisant ce qui fait problème, et impliquant le jeu parrêsiastique qui serait en mesure de dépasser la difficulté de dire le vrai (hétérotopie d’énoncés), dans un espace autre que l’espace formel de l’école (hétérotopie de milieux) offre un cadre a priori favorable à la participation du monde de l’éducation aux changements en cours en vue de permettre aux publics, dans leur diversité culturelle et géopolitique (Beau et Larrère, 2018), de prendre en compte et relever les défis qui résultent de l’entrée du monde contemporain dans l’anthropocène.
Si la question du savoir agir se trouve ainsi mise partiellement clarifiée au sein de la tension savoir-pouvoir, celle du pouvoir agir ne s’en trouve pas pour autant totalement élucidée.
Permettre l’expression des capabilités individuelles et collectives
Quel serait alors le rôle de l’Ecole dans la perspective d’une familiarisation/initiation au Politique au moyen d’ADDT ? Les textes officiels d’encadrement et de préconisations abondent d’expressions du type « éduquer au choix ». Pourtant la question du choix, de la liberté de choix, et de la justice sociale ne peuvent être évacuées aussi simplement. Ainsi, Martine Janner-Raimondi (2017), en s’inspirant des travaux d’Amartya Sen (2005) et d’une lecture attentive de Martha Nussbaum (2012), rappelle que la question éducative du choix ne peut être comprise en dehors de celui d’un choix viable pour le sujet lui-même et pose ainsi l’exigence d’une éthique de l’action éducative. Seul un projet émancipateur permettant de développer chez l’apprenant une conscience éclairée, capable de discernement, de jugement critique sur la viabilité des choix à opérer est éthiquement compatible avec l’idée d’une éducation au service de la justice sociale. C’est au travers de l’idée de capabilité que nous pouvons penser cette visée sous contrainte éthique. Par capabilité, qui se distingue de « capacité » terme avec lequel il est souvent confondu, il faut entendre l’idée tripartite de capabilité comprise comme capacité -contenant - ; comme potentialité-être en devenir et aptitude. Elle renvoi fondamentalement à une conception substantielle de l’humain, le terme de capacité, renvoyant quant à lui à l’idée managériale de capital humain et aux fonctions productives qui en résultent (Janner-Raimondi, 2017). Ainsi, Matha Nussbaum a-t-elle distinguée dix capabilités fondamentales de l’humain listées par Martine Janner-Raimondi dans son article « capabilité en éducation » (2017) [4].
Lydie Laigle (2018, p. 481), quant à elle, en distinguent trois fondamentales relativement aux relations des humains à leur milieu : « la capabilité à entretenir et défendre son milieu pour continuer à y vivre ; la capabilité de promouvoir des arrangements sociaux et spatiaux du milieu qui correspondent aux valeurs du « vivre-ensemble » ; la capabilité de raffermir le rapport environnement et soi, c’est-à-dire l’introduction de l’altérité dans les relations que nous entretenons avec les personnes, les non-humains ou les évènements ». Ces trois capabilités nous semblent constituer les principes d’un curriculum centré sur les ADDT, visant à l’incorporation d’une culture de l’engagement et au développement des dispositions requises pour ce faire.
L’Ecole peut alors être envisagée comme lieu d’expérimentation des transformations possibles en développant un environnement encapacitant, c’est-à-dire permettant l’expression des capabilités environnementales des sujets, en donnant à vivre aux élèves une diversité de possibles comme condition d’un pouvoir agir.
Perspectives éducatives et de recherches : L’interculturalité comme condition de l’anthropocène
Pour terminer cette revue des conditions de possibilités d’une culture de l’engagement, scolaire ou non scolaire, prenant la forme d’un curriculum structuré, centré sur des ADDT, il nous reste à poser la question de sa généralisation à l’aune de l’idée d’anthropocène.
De nombreux travaux ont déjà abondé l’idée d’une contextualisation nécessaire des parcours éducatifs donnés à vivre aux élèves sous peine de favoriser une Ecole hors-sol (De Lacase,2015 ...), incapable de prendre en charge les visées d’émancipation et de transformation évoquées plus haut. Mais l’idée même d’anthropocène nous amène à renforcer encore davantage cette exigence. En effet, cette idée comporte en elle-même un certain nombre de tensions non résolues a priori. Pour qu’il ait bien une pensée de l’anthropocène, c’est-à-dire une ère des humains dans toutes leurs diversités, et non une anglocène ou capitalocène (Beau et Larrère, 2018), et l’acceptation de l’idée de l’ensemble de l’humanité prise comme facteur d’évolution du système Terre lui-même, condition nécessaire à la recherche collective de solutions durables, il ne peut y avoir une culture dominatrice sur les autres. Ainsi, l’idée d’une séparation Nature-Culture est-elle strictement occidentale et non partagée de par le monde dans sa diversité des cosmogonies et des rapports au monde existants (Descola, 2005). Cela implique que chaque espace éducatif, s’il vise l’engagement des générations partout dans le monde, se doit de penser les leviers et les freins au changement d’orientation rendu nécessaire, dans chacune des cultures et mode de pensées locale. La question des récits qui se construisent ou sont convoqués afin de donner du sens aux actions menées, en sont l’enjeu et le moyen. La tâche pour la recherche en éducation est donc impérieuse, urgente et incommensurable.
Bibliographie
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Référence électronique
Jean-Marc Lange et Sonia Kebaïli, « Penser l’éducation au temps de l’anthropocène : conditions de possibilités d’une culture de l’engagement », Éducation et socialisation [En ligne], 51 | 2019, mis en ligne le 31 mars 2019, consulté le 02 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/edso/5674 ; DOI : 10.4000/edso.5674
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