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Quelques hypothèses sur les rapports entre anticipation, formation et engagement de l’action

21 octobre 2019 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 1265 visites 2 commentaires

Bertrand Schwartz -¤- Maitron - © G.Auroi-Jaggi

PENSER L’AVENIR, SE FORMER, S’ENGAGER DANS L’ACTION

Jean-Marie Barbier -Formation et Apprentissages professionnels- CNAM
Former demain- Education Permanente le 27 septembre 2019 -

A l’occasion du 50 ème anniversaire de la revue, et du rappel du centième anniversaire de son fondateur, B. Schwartz, la revue Education Permanente http://www.education-permanente.fr a organisé et publié une double réflexion : quelles anticipations pour "former demain" ? Quelle place pour la démarche d’anticipation elle-même en formation des adultes ?
Belle occasion de rappeler que cet immense innovateur que fut B. Schwartz, faisant un ’pas de coté’ par rapport à la démarche d’innovation elle-même, s’interrogeait sur la place essentielle que dans son cas, y prenait la révolte : https://www.rts.ch/archives/tv/culture/grands-entretiens/9855899-bertrand-schwartz.html :
En se focalisant moins sur l’avenir de la formation des adultes que sur la pensée anticipatrice en formation et plus globalement sur les rapports entre anticipation, formation et engagement dans l’action, il est possible de formuler cinq constats ou hypothèses intéressant plus généralement l’innovation pédagogique :

1. Anticiper l’activité pour finaliser l’action, est une caractéristique de la culture professionnelle de la formation.
  La culture de la formation s’oppose de ce point de vue à la culture de l’enseignement qui, elle, fait référence au monde et à la terminologie des savoirs. La culture de l’enseignement est fondée sur la constitution chez les sujets et par les sujets de ressources susceptibles d’être mobilisées en situation d’action. Les savoirs sont des avoirs, des biens intérieurs comme le disent quelquefois les québécois, un capital, un patrimoine dans lesquels on peut puiser, comme dans la culture. Ce sont des moyens mobilisables.
  Cette référence à une anticipation d’activité apparait notamment dans l’approche par objectifs, dans la construction de référentiels, dans l’analyse du travail pour la formation, dans l’ingénierie de formation. Toutes ces activités passent par une identification d’activités futures et par une finalisation de la formation autour de ces activités futures.
  Cette référence est d’autant plus prononcée que la formation se trouve située sur un marché : le projet d’activité auquel prépare la formation constitue un argumentaire pour justifier la valeur marchande du projet proposé.
  De façon plus générale, cette anticipation de l’activité future des publics en formation se retrouve plus largement dans tous métiers de la société, lesquels se caractérisent par l’offre de dispositifs susceptibles de susciter l’activité des publics-cible https://www.chapitre.com/BOOK/agamben-giorgio/qu-est-ce-qu-un-dispositif, 62247635.aspx. La référence à cette anticipation joue une fonction de promotion de ces dispositifs et des acteurs qui les portent. Cette fonction peut se constater dans tous les métiers et activités d’intervention sur les activités d’autrui (soin, travail social, management, etc..), et singulièrement dans la sphère politique.

2. Pour autant, l’engagement dans l’action est moins corrélé à une pensée anticipatrice de l’activité qu’à des habitudes de confrontation des sujets avec leurs environnements d’action.
  Performer une action, c’est à dire "faire" n’est pas exécuter un plan. C’est l’anthropologue L. Suchmann (1987 https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_1989_num_7_1_1374) qui l’a souligné avec le plus de force pour les situations naturelles, ordinaires. Une certaine correspondance entre performation de l’action et exécution d’un plan ne se constate guère que dans les actions à risque, en particulier dans les métiers de la sécurité.
  L’activité advient au monde. Elle surgit. Contrairement à un présupposé fréquent dans le discours sur l’action professionnelle l’intention consciente ne précède pas habituellement l’action. Pour Livet (2005, 18,http://www.vrin.fr/book.php?code=9782711617456), l’intention n’est pas le commencement des actions, elle en serait plutôt le résultat. En tout cas elle se construit avec elles. L’architecture de l’intention consciente est issue d’une genèse commune d’habitudes motrices et mentales, c’est à dire d’un "faire" et d’un "penser sur le faire". La formalisation de l’intention consciente et sa communication sociale ne s’effectuent que si l’engagement de l’action suppose une communication à soi ou à autrui, comme par exemple dans la coopération.
  L’action est situante, selon le mot heureux de P. Astier http://ife.ens-lyon.fr/publications/edition-electronique/recherche-et-formation/RR042-07.pdf. Elle produit, à partir du passé du sujet et de son environnement immédiat, une perception propre de la situation et de soi dans la situation. Du fait de leur engagement dans l’action les sujets construisent des situations d’action, susceptibles de permettre leur intervention. C’est notamment la thématique, assez connue en formation des adultes, des images opératives développées par D. Ochanine et ses collègues https://journals.openedition.org/pistes/4655 : les images opératives, construites dans et pour l’action, sont sélectives, déformées, fonctionnelles. Ces situations d’action prennent sens et signification au regard des engagements dans l’action.
  L’action est située : elle organise de façon singulière, hic et nunc, les activités des sujets concernés à la fois en fonction des situations qu’ils ont construites et des habitudes de confrontation avec leurs environnements d’action qu’ils ont également construites. On tend à parler d’autonomie, d’auto-organisation comme dans les perspectives de l’enaction.
  Les habitudes de confrontation des sujets à leurs environnements d’action sont des stabilisations provisoires d’organisations-en-acte d’activités activables dans des situations reconnues par les sujets comme récurrentes. Elles sont investies et modifiées par l’exercice même de l’activité. Elles sont à la fois collectives et personnelles et peuvent se reconnaitre comme telles (genre et style). Des préparations à l’action peuvent avoir spécifiquement comme intention de modifier ces habitudes.

3. Ce sont les émotions qui assurent les transformations d’engagement des sujets dans leurs actions.
  Le concept d’émotion ne peut être limité au champ des interactions entre sujets, comme dans le vocabulaire courant. Il peut être articulé au champ plus général des actions et être définies comme des ruptures/suspensions de l’activité en cours, et des transformations des constructions de sens que les sujets opèrent autour d’eux-mêmes et de leur propre activité. Les émotions surviennent lorsque les sujets se trouvent contraints de renoncer à leurs habitudes d’activité, comme le suggère J-P. Sartre https://www.livredepoche.com/livre/esquisse-dune-theorie-des-emotions-9782253904656. Elles ouvrent et ferment les actions, qui sont des organisations singulières d’activités présentant une unité de fonction, de sens ou de signification pour les sujets qui y sont impliqués et leurs partenaires. Les émotions contribuent à définir l’engagement dans les actions. L’engagement est la conjonction chez un sujet d’un "faire", d’un "penser sur le faire" d’un "se percevoir en train de faire". Les émotions contribuent à élaborer et à réélaborer les contours des actions comme dans la notion d’enquête chez Dewey qui fait apparaitre le passage par une phase d’indétermination du sujet. Les émotions sont fondatrices de nouvelles actions.
  Les transformations de l’engagement dans les actions et donc des actions elles-mêmes sont donc moins assurées par la survenance de nouvelles représentations d’activités que par des conjonctions d’activités ‒ relatives au faire, au penser le faire et au se percevoir en train de faire ‒ assurées par les émotions. C’est ce qui explique l’incidence très relative des discours prescriptifs et des modèles mentaux sur les engagements effectifs d’actions, et au contraire l’incidence forte des expériences dites significatives sur la transformation des ’pratiques’.

4. Les anticipations d’activité ont davantage une incidence sur les activités de conduite des actions que sur les engagements d’action
  Convenons d’appeler conduite de l’action l’ensemble des constructions mentales et discursives s’effectuant chez un sujet à l’occasion de son action et spécifiquement relatives aux organisations d’activités qui la caractérisent. Se trouvent en jeu notamment les agencements réciproques d’activités et le rapport entre moyens retenus et résultats attendus.
  On constate que les discours professionnels sur l’introduction d’innovations en rapport avec des anticipations se situent dans le champ de ces rapports entre moyens et résultats, en particulier les discours sur la rationalisation, la maximisation et l’optimisation. Ils donnent lieu au développement des métiers de la prospective, de la prévision, de la performance, de l’évaluation, du conseil, etc.
  Ce constat nous conduit à formuler l’hypothèse suivante, à discuter évidemment, l’anticipation de l’activité n’a-t-elle pas davantage une incidence sur les actions d’optimisation des actions que sur les actions elles-mêmes ?

5. Penser l’avenir et produire l’avenir peuvent relever d’une action conjointe, d’un même mouvement et des mêmes acteurs.
  Comme le relèvent Patrice Guezou et Bernard Mazingue http://www.education-permanente.fr/public/articles/articles.php?id_revue=1760 dans leur article « Nous est-il permis d’espérer ?" (p. 220-221), la multiplication d’innovations et plus encore la multiplication de lois se présentant comme innovantes, quelques invariants de la formation professionnelle demeurent, considérés par beaucoup comme socialement choquants : les inégalités d’accès à la formation, le maintien ou le retour de postures pédagogiques traditionnelles, le maintien de différences fortes entre pouvoir formel et pouvoir réel. "Dans ce cadre, écrivent-ils, ’former demain’ risque fort de n’être que l’éternel recommencement de chantiers longs depuis cinquante ans encore inaboutis". Je me souviens bien également de conversations avec Bertrand Schwartz que nous fêtons mettant en dérision cette éternelle redécouverte des mêmes questions de par de nouveaux acteurs. "Trop souvent" écrivait aussi J. Nuttin (Théorie de la motivation humaine p.9. https://www.cairn.info/theorie-de-la-motivation-humaine—9782130442776.htm) "le vin nouveau se sert dans de vieilles outres".
  Ces constats, ces invariants ont un point commun : ils sont relatifs aux rapports sociaux dans la formation et le travail, dans les organisations, dans la conception et la production du changement économique et social. Ce qui est appelé le nouveau monde est un monde qui s’impose à tous au nom du "cela va de soi". Il ne fait qu’expliciter la conception des rapports sociaux des acteurs en position dominante. Les discours sur l’avenir ne font souvent que refléter les intérêts sociaux dans l’avenir de ceux qui les tiennent.
  Ce n’est pas un hasard si les nouveaux modèles valorisés en formation des adultes et dans la vie sociale ont tous pour intention d’agir sur les rapports que les sujets entretiennent avec leurs actions : créativité, travail sur soi, action sur soi, méditation, travail sur les émotions identitaires. La promotion de ces nouveaux modèles est le signe même des difficultés des nouvelles organisations du travail et de la formation, comme on le voit dans la dé-fidélisation de nombreux salariés par rapport à leurs entreprises ou dans la ré-émergence des récents mouvements sociaux.
  La question qui se pose alors, ’ce qu’il est permis d’espérer’, n’est-il pas alors de penser et de produire l’avenir dans un même mouvement et avec les mêmes acteurs ?
De multiples expériences vont dans ce sens. Le possible n’est pas, comme dans la pensée aristotélicienne, l’être en puissance, c’est déjà ce qui arrive. Selon l’expression de P. Klee, "c’est le travail qui est le chemin". Ce qui est vrai de l’artiste l’est de tout acteur social.

Licence : CC by-sa

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