« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » moralisait Rabelais qui, dans le même temps, préconisait à Gargantua une pratique sportive intense et des études supérieures pour modeler « un esprit sain dans un corps sain ».
En science, il ne suffit pas de posséder un savoir encyclopédique pour donner une lecture interprétative d’un monde en progrès. Il faut aussi savoir conjuguer la démarche scientifique et l’esprit critique.
Démarche critique et université de recherche
De façon générale, lorsque les étudiants sont sollicités pour livrer une définition simple de la connaissance scientifique, leur réponse fait appel à leurs savoirs intuitifs, à leurs convictions intimes, parfois à la politique ou même à la religion. Mais la réponse est complexe, et elle se construit souvent sur le mode négatif : « ce qui n’est PAS une science, c’est… ».
On peut ensuite questionner la nature du savoir scientifique via une introduction à l’épistémologie. Ce terme peut effrayer, mais permet de poser le problème clairement.
À l’inverse des sciences humaines, si l’enseignement scientifique affiche une apparente objectivité, il est souvent constitué de dogmes que l’enseignant transmet de façon inconsciente en faisant appel à des arguments conceptuels ou mathématiques dont la rigueur est indiscutable.
Il faut donc aborder les notions de réfutabilité et de paradigme, fondements mêmes de l’esprit critique.
L’enseignement des sciences permet avant toute chose de tester notre manière de penser et nous oblige à nous extraire de nos propres certitudes.
Une bonne approche pour expérimenter cela est de, nous-mêmes, enseignants, faire preuve de sens critique, de logique, de passion, d’ouverture, de capacité à se mettre à la place de l’autre, pour espérer que les étudiants intègrent ces principes et réflexes fondamentaux.
Insertion dans la vie active
Tous les trois ans, le programme PISA compare la compréhension de l’écrit, la culture mathématique et scientifique chez des élèves de quinze ans pour évaluer leur capacité d’insertion dans la vie active. Sans chercher à reproduire le programme PISA, voire en complément des capacités qui sont évaluées par ce type de programme, nous pensons que la culture scientifique et l’esprit critique sont essentiels pour permettre aux futurs citoyens de s’insérer dans la vie active, de prendre une part dans la société, d’y penser par eux-mêmes, et d’éviter ainsi de tomber dans ce que Hannah Arendt appelle « la banalité du mal ».
C’est ce que nous essayons de mettre en place dans le cadre de notre UE DEMARCHE, qui relève des ateliers de recherches encadrés (ARE) de l’Université Pierre et Marie Curie (UPMC), ateliers qui sont un véritable laboratoire pour l’innovation pédagogique.
Chaque étudiant y est guidé pas à pas pour apprendre le travail en autonomie et/ou en groupe, s’approprier une thématique scientifique, mener un raisonnement dans le domaine et restituer le processus de réflexion et les conclusions qui en découlent.
Un de nos objectifs est de favoriser la prise de recul vis-à-vis de ses propres conceptions et préjugés, mais aussi de la connaissance scientifique et de son rôle dans la société actuelle ou future.
Déconstruction d’une théorie
Si l’on considère par exemple l’enseignement de la « physique classique du mouvement ». La théorie newtonienne possède un pouvoir de prédiction très puissant sous réserve que l’on soit conscient qu’elle est, comme toute théorie, un paradigme, qu’elle s’inscrit dans une histoire des sciences, et qu’elle possède donc ses propres limitations et hypothèses.
Nous poussons les étudiants à réfléchir sur le long processus de la déconstruction d’une théorie, sur la place du langage et des chiffres dans la société et sur l’influence qu’exerce la formulation d’un énoncé sur sa compréhension, sa capacité à convaincre ou au contraire à choquer.
Nous les mettons en garde sur les risques de fraudes scientifiques, de sur-interprétations, de manipulations ou de conflits d’intérêts. Nous engageons les étudiants à prendre du recul et à faire preuve d’esprit critique, à confronter les avis d’experts, à estimer la fiabilité des sources, à prendre conscience des écarts significatifs entre le temps du journalisme et celui du scientifique et nous listons les précautions à prendre autour de la publication d’un résultat scientifique pour ne pas tomber dans le piège du scoop médiatique.
Nous espérons qu’ils parviendront ainsi à se forger un mécanisme durable d’« autodéfense intellectuelle », pour reprendre l’expression de Normand Baillargeon, qui leur servira tout au long de leur vie professionnelle et personnelle.
Travaux de recherche
Plus que nos travaux de recherche eux-mêmes, nous tentons de transmettre une éthique que l’on puise dans notre métier de chercheur : faire prendre conscience aux étudiants que la recherche scientifique est un domaine vivant, que toute connaissance se situe temporellement dans un processus créatif et laborieux de production et de transmission auquel ils sont invités à participer activement, leur faire admettre que sans controverse il n’y a pas de progrès.
Les étudiants n’ont généralement qu’une vague idée du lieu où ils passent une grande partie de leur temps, l’Université (l’UPMC dans leur cas particulier). Nous essayons à la fois d’apporter une réflexion générale sur les sciences du point de vue de l’histoire et de l’épistémologie et de nous appuyer sur des connaissances scientifiques en tant qu’outils pour développer l’esprit critique chez nos étudiants. Nous les faisons réfléchir sur la connaissance elle-même, comment et par qui elle est définie, créée, transmise, et acceptée ou pas.
L’image
Nous nous intéressons par exemple au rôle et à l’impact de l’image dans le monde qui nous entoure, notamment les illusions cognitives et l’altération de l’information perçue par le cerveau.
Nous montrons en cours un certain nombre de résultats scientifiques sur l’utilisation de ces mécanismes par la publicité de masse pour mieux nous influencer, le plus souvent sans que nous en ayons conscience.
Indépendamment de la question (politique) de limiter ou pas la publicité, nous voulons donner un maximum d’esprit critique aux étudiants pour qu’ils connaissent les mécanismes en jeu et puissent mieux réfléchir par eux-mêmes sur ce sujet.
Les sciences cognitives sont un corpus de disciplines scientifiques dédiées à la description, l’explication et la simulation des mécanismes de la pensée humaine, animale ou artificielle, et plus généralement de tout système complexe de traitement de l’information capable d’acquérir, de conserver, d’utiliser et de transmettre des connaissances.
Les résultats des recherches en sciences cognitives peuvent donc nous aider à connaître les limites de notre propre cerveau, dans quelle circonstance il peut nous jouer des tours (comme dans le cas des illusions cognitives), quel peut être l’impact de ces faiblesses dans la société, mais aussi comment garder l’esprit critique et être conscient de ces faiblesses peut aider à être davantage maître de ses actes, et ainsi jouer pleinement le rôle de citoyen ouvert, sceptique et responsable dans le monde qui l’entoure.
Comment faire face au couperet de l’évaluation ?
Qui dit enseignement non traditionnel dit aussi adaptation de l’évaluation même des étudiants, c’est logique ! Au fond, nous misons sur le fait que les compétences et outils acquis au cours des premières séances vont inciter les étudiants à se poser la question spontanément ! Comment m’évaluer ?
Curieusement, les étudiants sont parfois conservateurs et plutôt réfractaires au changement. Pourquoi abandonner des méthodes d’évaluations standards plébiscitées par leurs prédécesseurs ou eux-mêmes ? L’enseignant doit donc les faire réfléchir à des constructions sociales qui existent depuis très longtemps et qui perdurent par habitude ou pour des aspects pratiques.
Un questionnaire à choix multiples est, par exemple, très facile à mettre en œuvre à l’échelle d’un amphithéâtre. Mais qu’est-ce qu’il évalue en fait ?
On questionne frontalement nos étudiants : comment évalue-t-on une compétence ou un effort ? Faut-il évaluer l’acquisition d’une connaissance pure à un instant donné ou bien la qualité d’un apprentissage et l’augmentation du savoir et des compétences sur le long terme ? L’idée est donc de trouver ensemble, étudiants et enseignants, un moyen d’évaluer les acquis sur le long cours, à chaque séance, avec entre guillemets un « cahier de compétences » que l’on « rempliera » ensemble. L’enseignant n’est donc plus là pour sanctionner, mais pour guider et expliquer comment s’améliorer.
Ouvrir l’étudiant à la pensée scientifique
L’université est un lieu de production et de transmission du savoir, deux activités qui vont de pair avec une réflexion transverse sur le rôle de la science dans la société et les enjeux d’une formation scientifique pour le citoyen. Au-delà de l’importance de la transmission du savoir et des connaissances, notre rôle est aussi d’ouvrir nos étudiants à la pensée scientifique, une pensée qui interroge, déconstruit, contredit et qui le fait sans choquer ni juger.
La formation par la méthode scientifique est un moyen d’acquérir une autonomie dans notre réflexion face à nos propres convictions, croyances, pour nous arracher aux présuppositions qui enferment les discussions dans des bornes fermées et ainsi nous ouvrir à d’autres questionnements possibles.
Ça ne veut pas dire que de faire des études de sciences dures est un garant de prise de recul et d’ouverture, car il peut en résulter parfois un renforcement du dogmatisme, ou d’une pensée magique et numérologique qui réduit le monde à une seule vérité. D’où le besoin d’esprit critique !
Ensemble, modestement, mais avec passion, et de manière complémentaire, parfois même contradictoire (et c’est tant mieux !), nous tentons avec cet enseignement d’apporter une petite contribution dans ce sens.
Mehdi Khamassi a reçu des financements pour ses recherches en Sciences Cognitives du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), de l’Université Pierre et Marie Curie - Paris 6, de l’Instut National pour la Santé et la Recherche Médicale (INSERM), de l’Université Claude Bernard - Lyon 1, de Sorbonne Universités, de l’Agence Nationale de la Recherche, de l’Union Européenne Programme Horizon 2020 et du programme Emergence(s) de la Ville de Paris. Il est membre de la Société française de Neurosciences, de la Société américaine des Neurosciences, des Groupements De Recherche (GDR) du CNRS sur la Robotique et les Neurosciences de la Mémoire, et du comité technique de l’Union Européenne sur la Robotique Cognitive.
Frédéric Decremps does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organization that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond the academic appointment above.
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