Innovation Pédagogique et transition
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L’impératif renouveau des bibliothèques

Un article repris de http://theconversation.com/limperat...

Fondées sur le projet de conserver la mémoire de l’intelligence écrite du monde sur un support, les bibliothèques ont su évoluer vers une vision plus en phase avec les usagers qu’elles desservaient en ouvrant leurs fonctions vers la diffusion du savoir.

Sous la pression des scientifiques, dès la fin du XIXe siècle les bibliothèques universitaires ont mis en place des outils de recherche bibliographique visant à faciliter l’accumulation des connaissances. Et pour la population dans son ensemble, le mouvement de la « lecture publique » a soutenu l’idée de mettre à disposition au plus près des citoyens des collections vivantes, en libre accès et de manière confortable.

Jusqu’au début des années 2000, cette conception des bibliothèques a pu correspondre à l’état de la population étant donné les modes de diffusion de l’information. C’est surtout vrai étant donné qu’elles avaient pris le virage de l’audiovisuel en se transformant en médiathèques. De ce fait, leur fréquentation avait connu une croissance au fur et à mesure de leur multiplication sur tout le territoire national. Le « retard français » en matière d’équipement était en voie de comblement même si les niveaux de fréquentation autour de 20 % de la population restaient assez éloignés de ceux observés dans les pays scandinaves ou d’Amérique du Nord.

Mais, depuis une quinzaine d’années, on assiste à une érosion du nombre d’inscrits dans les bibliothèques. Dans l’enquête Pratiques culturelles des Français, la proportion des 15 ans et plus déclarant être inscrits et avoir fréquenté une bibliothèque au cours de l’année qui avait augmenté depuis 1973 a atteint un pic à 20 % en 1997 pour redescendre à 18 % en 2008. La baisse ne concerne pas seulement les jeunes, mais le repli qu’on observe chez eux est d’autant plus marquant qu’il succède à une hausse importante en 1988 et 1997. Ils sont porteurs de pratiques qui sont en cours de diffusion et annoncent une évolution plus générale. D’ailleurs, la dernière synthèse annuelle du ministère de la culture sur les bibliothèques municipales et intercommunales confirme que les établissements ont bien enregistré une érosion continue des inscriptions entre 2005 et 2013.

La concurrence des tuyaux

Cette érosion de l’inscription tient massivement à la situation radicalement nouvelle créée par la diffusion massive d’Internet haut débit. Non seulement les personnes disposent de plus en plus de cet accès à leur domicile ou à leur travail, mais ils sont de plus en plus connectés de façon mobile. Les derniers chiffres de l’ARCEP montrent que le nombre de cartes actives sur les réseaux 3G ou 4G s’établit à 65,2 millions soit deux fois plus qu’en 2012 et autant que d’habitants.

L’information qui était accessible par l’intermédiaire d’un support qui lui était dédié a cédé la place à un flux mobilisable à tout moment. Les collections de dictionnaires et d’encyclopédies qui contribuaient à faire des bibliothèques (municipales ou universitaires) des temples du savoir prennent de plus en plus la poussière. Les collections de CD construites avec soin par des bibliothécaires musicaux scrupuleux sont de plus en plus délaissées (le nombre de prêts a baissé de 37 % entre 2010 et 2013 dans les bibliothèques municipales).

Et si les prêts de vidéos augmentent (+26 %) c’est surtout parce que c’est souvent une offre récente (et donc attractive) des équipements et que cette information est gourmande en bande passante et (peut-être) un peu plus protégée dans sa diffusion illégale. Mais il est extrêmement probable que l’évolution des prêts de vidéos suive la même trajectoire que celle des CD dans les années à venir.

La disparition du support affecte donc en profondeur le modèle même de la bibliothèque. Et les tentatives des établissements pour proposer des collections en ligne reçoivent un accueil mitigé de la part des usagers. Dans le monde universitaire, l’offre de ressources numériques répond incontestablement à une demande de la part des étudiants et des enseignants. Il reste que cela coûte très cher au point de menacer la capacité même de certaines bibliothèques à acquérir des livres papiers et les usages sont peu connus et concentrés sur un petit nombre de sources.

Les bibliothèques des collectivités territoriales ont aussi engagé des démarches pour proposer des ressources numériques. Mais c’est là encore très onéreux et les usages ne sont pas au rendez-vous.

Par exemple, les bornes de téléchargement apparaissent comme un échec, car les usagers ne voient pas l’avantage de se rendre à la bibliothèque pour télécharger un choix de musique plus restreint que celui qu’ils peuvent trouver depuis chez eux de manière légale ou non.

L’enjeu pour les bibliothèques est de rester un intermédiaire visible et indispensable dans la relation des citoyens avec l’information. C’est loin d’être acquis, car les citoyens apprécient d’accéder de façon le plus direct possible à ce qu’ils souhaitent.

Par ailleurs, les bibliothèques pâtissent de la décentralisation qui les divise là où le numérique nécessiterait de recentraliser l’action collective. Leur émiettement tranche avec la concentration et l’internationalisation d’un Netflix présent dans 190 pays. Et la BnF qui aurait pu s’emparer de cette responsabilité, étant donné les ressources qui lui sont allouées, a laissé les bibliothèques locales se dépêtrer de cette situation nouvelle et difficile.

C’est mon choix !

Par la concurrence des tuyaux, les bibliothèques ont perdu le monopole de l’offre (quasi) gratuite d’information sur support. Cette évolution technologique est la conséquence indirecte de la mutation sociologique de revendication croissante de l’autonomie individuelle.

Internet est vécu comme le moyen par excellence d’exercer son aspiration à choisir dans tous les secteurs de l’existence. La légitimité des choix y compris culturels réside principalement dans la personne elle-même plus que dans la position statutaire occupée.

Les bibliothèques, comme les autres institutions culturelles, doivent aussi faire face à cet affaiblissement de la légitimité culturelle. La prescription qu’elles pouvaient imposer au nom du principe supérieur et abstrait de la Culture est contestée, et peut-être bientôt incompris par les usagers qui revendiquent de trouver ce qu’ils souhaitent au-delà des considérations de hiérarchie culturelle.

Les professionnels qui sont (encore largement) formés et recrutés sur leur familiarité avec la culture académique sentent le sol trembler sous leurs pieds. Quelques rares entrent en résistance frontale mobilisant autant le refus de la disparition des « humanités » que celui de la « logique consumériste » qui devrait être tenue loin à l’écart des institutions publiques.

Signe de leur faiblesse, ils le font rarement publiquement et l’auteur (Virgile Stark) d’un pamphlet dans cette veine a opté pour un pseudonyme. Mais la très grosse majorité se convertit rapidement à cette nouvelle donne. Ils s’y sentent contraints de peur de voir leurs publics renoncer à leurs services, mais aussi parce qu’ils sont eux-mêmes porteurs de cette vision nouvelle de l’individu.

Et il n’est pas rare d’entendre des bibliothécaires s’interroger de vive voix : « qui suis-je pour imposer aux usagers mes critères de choix ? ». Une enquête récente du ministère de la culture a permis de montrer la grande ouverture des acquisitions des bibliothèques : la plupart des titres des meilleures ventes 2014 sont proposés aux publics. Il subsiste quelques exceptions dont Merci pour ce moment mais il s’agit d’un sursaut qui ne remet pas en cause la tendance globale.

La reformulation de la culture

Si ces mutations concernent particulièrement les jeunes qui grandissent avec, elles touchent en réalité toutes les générations qui y sont confrontées. Mais, du fait de leur fonction fondatrice de conservation, les bibliothèques ont également partie liée avec la définition et la transmission de la culture.

Elles rencontrent des nouvelles générations à qui s’impose la nécessité d’affirmer leur autonomie y compris dans leurs choix culturels. Le premier moyen de dire « je » consiste à dire « nous » c’est-à-dire à se distinguer des références de ses parents en s’appropriant celles de sa génération. De ce fait, les jeunes inscrivent leurs pratiques dans le cadre du cycle de la culture.

C’est dire que les jeunes choisissent dans ce qui leur est transmis ce qu’ils veulent bien recevoir et s’approprient des formes d’expression émergentes.

Les bibliothèques se trouvent ainsi contestées à la fois dans le corpus des œuvres (ou types d’œuvres) qu’elles promeuvent et dans celles qu’elles n’ont pas encore intégrées. Par exemple, dans le domaine de la vidéo, les médiathèques ont d’abord constitué des collections formées largement des « incontournables du cinéma » avec de nombreux titres en noir et blanc. Et ces titres étaient ceux qui restaient dans les bacs donnant ainsi aux collections une impression justifiée de désuétude au rebours de l’actualité.

À l’inverse, il a fallu du temps pour que le genre des séries télévisées, fortement soutenu par les jeunes, trouve sa place dans les collections. La situation évolue progressivement et avec peine, car les budgets d’acquisition sont fragilisés par la réduction des finances publiques.

L’enjeu réside bien dans la capacité des bibliothèques à s’inscrire dans le cadre de la reformulation permanente de la culture et aussi à en administrer la preuve. Les jeunes doivent grandir en trouvant (et en sachant qu’ils trouveront) dans la bibliothèque non seulement un patrimoine déjà constitué, mais aussi une culture qu’ils entendent faire émerger. C’est seulement à cette condition qu’ils pourront s’approprier cette institution et lui offrir l’espoir de sa pérennité.

Vers une redéfinition de la bibliothèque

Contestées (y compris en silence en renonçant à la fréquentation) par les nouvelles générations, fragilisées par la concurrence des tuyaux et l’affirmation de l’autonomie des individus, les bibliothèques ne peuvent plus se satisfaire du statu quo. Leur profond ancrage institutionnel ne suffira pas à garantir longtemps leur existence. Et il suffit de franchir la Manche pour constater qu’il est possible de fermer des bibliothèques.

Dans ces conditions, la redéfinition s’impose et elle est d’ailleurs en marche depuis plusieurs années. Cela se traduit par une attention plus grande au point de vue des publics sur le service qui lui est rendu.

La revendication grandissante autour des horaires d’ouverture partagée par de nombreux bibliothécaires (au moins sur le principe) illustre cette attention aux usagers. C’est ainsi que malgré des suppressions de postes, les professionnels consentent largement à un maintien voire à un élargissement des horaires. Cette prise en compte des publics se repère aussi dans le soin accordé à l’accueil à la fois humain et matériel, mais également dans les choix de documents proposés qui doivent « plaire ».

L’autre modalité de redéfinition repose sur le double constat selon lequel si les usagers sont moins tournés vers les collections (du fait de l’information disponible sur Internet), ils sont à la recherche de lieux où s’installer. On constate d’ailleurs, une croissance de la fréquentation (au sens du nombre de visites) dans les bibliothèques municipales ou intercommunales : +19 % entre 2007 et 2012. C’est évident des scolaires et étudiants qui éprouvent le besoin de se contraindre par la fréquentation d’un lieu normé propice au travail. C’est aussi le cas d’autres catégories qui aspirent à trouver un autre espace pour se construire, souffler, se changer d’air, rêver, rencontrer, se détendre, etc.

La redéfinition de la bibliothèque passe donc par sa capacité à montrer qu’elle sait rester en phase avec la population et ses attentes. Elle passe aussi par la mise en avant d’une fonction négligée et pourtant réelle depuis longtemps, celle de construction de la collectivité.

À l’heure de l’individualisation, elle forme une réponse pertinente pour rassembler des personnes autonomes. Les collectivités, les universités peuvent soutenir les bibliothèques, car elles contribuent à ancrer les individus dans des collectifs choisis.

La réflexion autour de la notion de « bibliothèque troisième lieu » s’inscrit dans cette évolution. Et les collectivités, dont la liste s’allonge (Grenay, Plaine Commune, Aire sur Adour, Fosses, Signy-l’Abbaye, Bordères et Lamensans, etc.) qui mettent en place des établissements ainsi pensés reçoivent un succès indéniable et un soutien tant de la population que des élus. Ces établissements incarnent le visage renouvelé des bibliothèques.

The Conversation

Claude Poissenot est membre permanent et fondateur du Grand-Prix Livres-Hebdo des bibliothèques francophones créé en 2010 et qui récompense tous les ans les établissements pour la qualité de leur accueil, de leurs animations, de leur espace intérieur ou pour leur innovation.


note de la rédaction : voir aussi dans ce mouvement de renouveau des bibliothèques la mise en place de réseaux coopératifs professionels comme doc@brest, de remix des lieux comme biblioremix, et de multiples innovations sociales dont rend compte le groupe Bibliotèque creative

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