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Analyser ou évaluer ?

8 juillet 2018 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 1747 visites 0 commentaire

Un article repris de http://theconversation.com/analyser...

Pendule de Foucault © Musée des Arts et Métiers-Cnam/photo Philippe Hurlin. Inv. 08042

Une confusion constante

La vie sociale offre de multiples situations ou dispositifs où registre de l’analyse et registre de l’évaluation se trouvent confondus.

  • Dans le langage de la conduite de l’action : la notion d’analyse des besoins par exemple est utilisée en lieu et place d’une détermination d’objectifs pour l’action, également appelée évaluation des besoins ; la notion d’analyse de situation en lieu et place d’une appréciation des opportunités/obstacles à l’engagement des actions ; la notion d’analyse des coûts/avantages en lieu et place d’une évaluation financière de sa rentabilité.

  • Dans les dispositifs d’optimisation des actions et/ou de développement des compétences des acteurs, comme l"analyse des pratiques’, même constat : celle-ci fonctionne comme un discours du sujet sur ses propres activités et se révèle plus souvent un récit sur ce que le sujet avait l’intention de faire plutôt qu’une analyse de ce qu’il a fait.

  • Plus profondément, le discours managérial et politique a développé depuis une trentaine d’années le courant dit des evidence-based policies. Des évaluations d’actions professionnelles y sont présentées comme des analyses scientifiques, alors que les « connaissances » produites sont le résultat de recherches évaluatives. Parler d’« évidence », même au sens anglo-saxon, en dit long sur le statut « éminent », s’imposant à tous, qui leur est conféré : les actions préconisées à leur issue ne seraient que des ‘applications’ des connaissances scientifiques « disponibles ».

Au final, ce discours se prolonge dans la surprenante présentation d’interventions professionnelles comme des sciences

Un rôle fonctionnel

Ces confusions sémantiques ne sont pas de simples manques de précision. Leur polysémie, leur ambiguïté sont fonctionnelles. Si elles subsistent, en dépit de leur imprécision, c’est qu’elles jouent une fonction sociale, précisément d’imposition de signification. En utilisant la terminologie des connaissances, de l’analyse, de la science, ce type de discours évacue la distinction entre faits et souhaitables. Elle évacue surtout la question de l’explicitation des acteurs qui ont ou non le pouvoir de déterminer les souhaitables.

Les rapports sociaux, toujours présents au cœur des activités humaines se trouvent ainsi fonctionner sous un régime d’occultation, qui renforce leur efficacité.

La spécificité de l’analyse : établir des liens entre des existants

Analyser consiste à produire des énoncés sur des rapports entre faits, entre existants.

  • L’analyse n’intervient pas directement sur des entités du monde. Elle s’effectue à travers une mise en objet des entités du monde par une activité de pensée et/ou de discours.

Elle implique au préalable une activité d’identification qui consiste à caractériser des « existants ». L’identification est une communication ayant pour produit des énoncés relatifs à la caractérisation de faits, d’événements, d’objets physique ou sociaux, présents ou passés.

Dans le cas de la recherche, on parle de données, de data, d’informations, de travail empirique. La rigueur de l’analyse implique une communication sur ces existants, un établissement de faits, un « donner à voir » de ce à partir de quoi elle s’effectue. On peut parler d’objectivation, si l’objectivation consiste à rendre communicables des représentations d’existants. Toutes les activités intellectuelles désignées avec le suffixe -graphie jouent ce rôle.

  • La spécificité de l’analyse consiste à établir des liens entre ces données. Selon les cas on parlera de rapports, de relations, de corrélations. La détermination de liens de causalité n’est qu’un des modes de ces rapports. On parlera alors au sens propre d’intelligibilité, qui consiste précisément à établir des liens entre des existants. Son produit propre est l’énoncé de savoirs d« intelligilité ».

  • Les savoirs ainsi entendus sont des énoncés associés de façon relativement stable à des représentations ou à des systèmes de représentations sur le monde, faisant l’objet d’une validation sociale.

Cette validation se situe habituellement sur le registre de la vérité ou de l’utilité. En ce sens ils sont investis d’une valeur sociale, historiquement située, qui justifie leur « transmission » : les savoirs d’hier ne sont pas les savoirs d’aujourd’hui (cf. tous les [savoirs du monde(http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1997-03-0094-011)).

  • Les liens énoncés entre existants ne sont eux-mêmes que des transformations de liens préalablement représentés par les sujets. L’activité d’analyse implique chez ceux qui s’y engagent l’existence de telles constructions mentales/discursives, de tels « cadres » antérieurs : une analyse est jugée « intéressante », si elle provoque des « déplacements de pensée », des transformations de ces cadres mentaux préalables.

  • Il existe des rapports entre sujets dans l’activité d’analyse.

Les données sont des matériaux dans l’activité d’analyse. Le moyen de travail, lui, est constitué par ces représentations/énoncés de liens, même s’ils se trouvent transformés par elle. La détention de ce moyen de travail joue un rôle essentiel.

Les rapports entre sujets impliqués dans l’analyse peuvent être approchés en termes de détention préalable de cadres d’analyse, et fonctionner comme des rapports de pouvoir. Les sujets qui disposent d’une culture préalable d’analyse peuvent jouer un rôle dominant, comme on le voit dans de nombreuses situations de réflexion et de recherche.

  • Les activités d’analyse correspondent sur le plan discursif aux activités de compréhension au plan mental. Elles sont associées en situation d’interaction entre sujets.

La spécificité de l’évaluation : mettre en relation des existants et des souhaitables

Etymologiquement, évaluer consiste à extraire de la valeur, mais en fait l’évaluation consiste à attribuer de la valeur à une entité du monde ; J.Dewey parle à juste titre de « valuation ».

Elle produit une représentation ou un énoncé sur un rapport d’ordre, de hiérarchie.

  • L’évaluation n’intervient pas davantage directement sur les entités du monde

Elle les prend pour objet en leur conférant une position dans un rapport d’ordre, de hiérarchie.

Elle peut de ce point de vue avoir trois types d’objets :

  1. des sujets individuels ou collectifs, des êtres sociaux : notations, contrôle de connaissances, examens, certifications, habilitations, qualifications.

  2. des actions, c’est-à-dire des ensembles d’activités ordonnées autour d’intentions de transformation : évaluations internes, évaluations de la réussite des actions.

  3. le recours, en contexte, à des actions : jugements d’utilité, évaluations de transfert, retours sur investissement, par exemple.

  • Pas d’évaluation non plus sans mise en objet d’entités du monde par une activité de pensée/de discours. On pourra parler de données à partir desquelles évaluer, de “référé"‘ de l’évaluation. La constitution de ces données est distincte du choix de l’objet à évaluer, mais les deux processus sont liés. Il s’agit là aussi de « donner à voir » l’objet.

La constitution de données s’effectue en rapport avec les objectifs en fonction desquels on évalue. Données à partir desquelles on évalue et objectifs en fonction desquels on évalue sont en relation systémique : elles-ils se précisent en même temps.

La constitution des données fait par ailleurs apparaître deux processus en son sein : le choix de catégories d’informations pertinentes et la production de ces informations.

  • Pas d’évaluation non plus sans constitution d’objectifs, c’est-à-dire de représentations/énoncés de souhaitables. Les objectifs sont des représentations/images anticipatrices et finalisantes d’états et/ou de processus. Dans l’acte d’évaluation, ils deviennent des « référents ».

La rigueur de l’évaluation est dans l’explicitation et la communication des objectifs en fonction desquels on évalue.

Selon les cas, ces objectifs sont spécifiés sous forme de normes et de critères pour rendre possibles des différenciations dans l’attribution de valeur.

  • C’est l’activité de mise en relation entre existants et souhaitables qui permet d’attribuer une valeur. Evaluer c’est produire une représentation ou un énoncé « valué » de l’objet.

L’évaluation s’effectue elle aussi dans des rapports-entre-sujets spécifiques : l’acteur qui détient le pouvoir dans l’acte d’évaluation est celui qui est en position de déterminer le « référent » et de le faire évoluer. L’existence d’une rhétorique de l’auto-évaluation ne change rien à l’affaire : l’acteur dominant est celui qui fixe le référent, pas celui qui administre l’évaluation.

  • L’attribution de valeur a comme fonction directe de favoriser l’engagement dans l’action. Une évaluation est toujours adressée, soit à soi-même, soit à autrui. Lorsqu’elle est énoncée elle s’analyse comme un acte de communication, y compris à soi.

Analyse et évaluation s’articulent de diverses façons dans le développement de l’activité – elles n’en restent pas moins des composantes distinctes

L’activité humaine se révèle d’une extraordinaire mobilité : elle est fait d’incessants passages, transpositions entre les composantes que l’on distinguer en son sein (déplacements fonctionnels, plasticité, « usages », cf : « La transformation continue par les sujets des rapports qu’ils établissent entre les composantes de leur activité ». Thievenaz, Barbier, Saussez, Comprendre et transformer, à paraître).

Analyse et évaluation présentent dès lors de nombreuses articulations dans le développement de l’activité en situation.

  • Ainsi c’est habituellement à la suite d’une évaluation de l’importance qu’ils confèrent à un objet ou à une question que les sujets humains s’engagent dans une démarche d’analyse.

C’est particulièrement observable dans la constitution des objets de recherche. Lorsque les recherches sont conduites par exemple par des adultes en rapport avec leur expérience, on constate souvent une interrogation sur les émotions, les gênes, les difficultés qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur activité et qui du coup justifient l’investissement que constitue le temps de recherche. Cela suppose toutefois la transformation d’un problème social en problème/objet de connaissance : sur quoi produire des savoirs susceptibles d’avoir une incidence sur la conduite d’actions ?

Ce qui est vrai des démarches individuelles est également vrai des démarches collectives, notamment dans l’instruction de projets de recherche : quels enjeux professionnel/sociaux justifient quels enjeux académiques ?

Il en va de même plus largement de toutes les démarches de réflexion, qui impliquent une articulation entre évaluation et analyse.

  • A l’inverse des démarches d’évaluation peuvent contribuer à la constitution d’outils d’analyse. Evaluer des activités peut ainsi conduire à repérer l’existence de liens, de rapports entre existants ; et favoriser par la suite la formulation d’hypothèses, définies comme des anticipations de liens à éprouver grâce au travail empirique. Outils d’identification, outils d’analyse et outils d’évaluation sont extraordinairement mobiles. Dans son livre sur les objectifs en formation initiale et continue, D. Hameline le suggérait déjà dès 1979 en faisant l’hypothèse que des effets probables de la détermination des objectifs pédagogiques et de leur évaluation étaient des effets d’analyse.

On pourra parler alors de transformation d’outils d’évaluation en ressources pédagogiques, un peu comme Suchman voyait dans les plans moins des prévisions que des ressources pour l’action.

  • Articulées notamment à travers leurs usages et effets, les démarches d’analyse et d’évaluation n’en ont pas moins des produits/résultats distincts si on les analyse en tant qu’actes.

Analyse et évaluation par les sujets de leurs activités produisent chez eux des compétences de gestion et de rhétorique de leur propre action

On vient de le voir, analyse et évaluation transforment chez les sujets les liens qu’ils mobilisent dans l’exercice de leur pensée ou de leur communication.

Ces liens sont des liens entre existants, comme dans la compréhension ou l’intelligibilité, ou des liens entre existants et souhaitables, comme dans la conduite de l’action.

Analyse et évaluation participent de ce point de vue à l’élaboration et à la communication de l’expérience : le développement de la pensée ou du discours sur sa propre l’action intervient directement dans la construction du moi et dans l’affirmation du je.

Elles participent à la construction de compétences de gestion ou de rhétorique de l’action, notamment dans les métiers de service qui supposent de la part des acteurs en interaction des constructions de sens et des dotations de significations réciproques.

Les compétences de gestion sont des compétences de transformation des représentations relatives à l’action, les compétences rhétoriques sont des compétences de communication sur sa propre action. Les unes et les autres font l’objet d’une demande sociale croissante, manifeste dans la pression sociale contemporaine de professionnalisation (pro-phemi= parler devant). Toutes les formes contemporaines de travail sur ses propres activités et d’accompagnement des activités d’autrui deviennent des outils majeurs de développement des compétences de gestion et de rhétorique de l’action.

Evaluer est le mode dominant de production différenciée des êtres sociaux dans les sociétés à référence libérale

1. Dans l’exercice contemporain des « métiers de la société », c’est-à-dire des métiers qui ont comme enjeu une intervention sur l’activité d’autrui (éducation, soin, travail social, communication etc..), on constate que les outils les plus nombreux d’approche des individus et des groupes sont des outils d’évaluation qui comparent, établissent des échelles et attribuent des positions :

  • Dans le monde de l’éducation, ce sont par exemple les hiérarchies de savoirs, de capacités et de compétences

  • Dans le monde de l’accompagnement social, ce sont les nouvelles désignations des populations jugées « difficiles » : zones « sensibles », « quartiers », « diversité », qui remplacent les notions de délinquance ou de « jeunes en difficulté ».

  • Dans le monde de l’accès au travail et à l’emploi, injonctions à l’autonomie, à l’engagement, à la responsabilité, à la subjectivité.

Les disciplines universitaires relaient souvent ces désignations/évaluations sociales en leur donnant un statut académique.

2. Ces désignations accompagnent la construction d’un rapport social entre intervenants et populations-cibles légitimant l’intervention et imposant une [figure de soi/figure de l’autre][(http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-actuel/Portrait-du-colonise-precede-de-Portrait-du-colonisateur).

3. Ces catégories évaluatives ont trois types d’effets conjoints renforçant une fonction de production différenciée des êtres sociaux

  • effet du regard d’autrui sur la construction du rapport à soi : un regard valorisant ou au contraire dévalorisant d’autrui, venant surtout d’un autrui significatif, devient déterminant dans la construction d’un regard valorisé ou dévalorisé sur soi-même.

  • effet de la construction du rapport à soi sur l’élaboration d’un projet d’action ou d’un projet de soi, facilités ou au contraire inhibés.

  • effet de l’élaboration de projet d’action ou de projet de soi sur l’engagement effectif d’actions de transformation du monde et de soi.

Comprendre/analyser est le mode dominant de construction d’une « expérience de l’expérience de l’autre » dans les métiers et situations d’interaction

« Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre » Spinoza, Traité Politique.

1. Les métiers de la société précédemment évoqués peuvent être caractérisés par la présence d’un couplage entre :

  • l’activité de l’intervenant qui peut être analysée comme une proposition à autrui d’un espace d’activité, souvent désigné en termes de dispositif, le dispositif pouvant être défini comme une organisations de moyens susceptible de déclencher l’activité d’un sujet

  • l’activité du public visé qui peut être analysée comme une activité de subjectivation, de construction et d’habitation d’un espace propre. La subjectivation peut être définie comme la construction par un sujet d’un sens personnel autour de son activité ou d’un élément de son activité.

2. Dès lors la question qui se pose du côté de l’intervenant est la question de la compréhension qu’il a des constructions de sens que son « public » effectue lui-même autour de sa propre activité. L’intervenant ne peut pas partager l’expérience d’autrui, il peut par contre la comprendre, en partie par transfert de connaissance des conditions de constitution de son expérience à lui comme autre sujet.

3. Faire expérience de l’expérience d’autrui est par une activité de compréhension et d’analyse en situation, une activité de mise en lien entre des observations et des ressentis déjà éprouvés. Elle s’effectue le plus souvent dans une approche que l’on peut qualifier de clinique, permettant notamment de penser les singularités comme des configurations singulières d’invariants.

Ce qui est vrai des métiers de la société ne l’est-il pas plus largement de toute interaction sociale ?

The Conversation

Jean-Marie Barbier does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

Licence : CC by-nd

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