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Pour en finir avec la dichotomie théorie-pratique

23 novembre 2017 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 886 visites 0 commentaire

Un article repris de http://theconversation.com/pour-en-...

Théorie. subarcticmike via Visualhunt, CC BY

À partir du double constat que l’opposition théorie/pratique ne produit pas d’effet de connaissance, mais qu’elle continue de structurer l’ordinaire des échanges relatifs à l’action, le présent texte s’interroge sur deux questions :

  • Quel est le statut et quelle est la fonction sociale de la dichotomie théorie/pratique ? dans quelles conditions émerge-t’elle ?

  • Peut-on explorer d’autres paradigmes pour rendre compte des transformations des activités et de leur conduite ?

Le statut et la fonction sociale de la dichotomie théorie/pratique

Une construction discursive

La dichotomie théorie/pratique est une construction discursive à laquelle sont associées des constructions mentales. Elle ne décrit pas, ni n’analyse des activités ; elle les qualifie.

Quand elles sont opposées l’un à l’autre : la théorie et la pratique sont des énoncés, des discours. La théorie est constituée d’énoncés sur des organisations prescrites d’activité. La pratique est également constituée d’énoncés, mais des énoncés que les sujets/acteurs tiennent sur leurs propres activités.

Théorie et pratique opèrent des liens entre des énoncés et des représentations mentales. Elles apparaissent dans le cadre de communications (Habermas) accompagnant les interactions entre sujets/acteurs impliqués, et elles influent sur les constructions de sens des uns et/ou des autres.

Des contextes qui ont pour enjeu la détermination des positions_

Il est important dès lors de se questionner sur les contextes dans lesquels la dichotomie apparaît et ceux dans lesquels elle disparaît, en vue de déterminer sa fonction.

La dichotomie théorie/pratique apparaît dans des contextes qui ont pour enjeu la détermination des positions des sujets/acteurs dans l’engagement de leurs interactivités.

Elle introduit, accompagne, justifie, légitime une distribution sociale et personnelle des rôles et fonctions dans des configurations d’activités : conception, initiative, management, direction, pilotage, ou à l’inverse travail, production, réalisation, opération.

Elle contribue directement à nommer, à qualifier, les organisations réciproques d’activités et partant les positions qu’y occupent les acteurs/sujets impliqués.

Ces nominations, ces qualifications apparaissent en particulier dans les libellés des professions, des métiers, des emplois, dans la distinction même entre professions et métiers, dans les fiches de postes et de fonctions, par exemple à travers la distinction entre conception et mise en œuvre.

Elle apparaît également dans les actions de formation et de professionnalisation qui leur sont ordonnées.

Une culture sociale de pensée

Elle investit le langage de l’action ordinaire mais aussi le langage savant quand celui-ci porte sur la conduite des actions de recherche ou des actions académiques. Selon les cas, elle constitue un passager invité ou un passager clandestin du langage de l’action.

On peut donc penser qu’elle joue une fonction sociale dominante d’organisation et de légitimation de l’action.

Cette dichotomie est cohérente avec un certain nombre d’autres catégories de discours et de pensée relatives aux actions qui ont davantage une fonction de finalisation et de qualification de l’action qu’une fonction d’intelligibilité des activités. C’est le cas par exemple des dichotomies sujet/objet, unité/pluralité, état/processus. Elle ne peut pas être utilisée dans l’analyse et l’interprétation des activités, s’il est vrai que la recherche en sciences sociales a pour fonction de construire d’autres sens/significations que ceux que les acteurs accordent spontanément à leurs actes. Elle peut par contre être utilisée dans la recherche comme catégorie descriptive pour identifier les significations que les acteurs/sujets donnent à leurs activités, ou les sens qu’ils construisent par/dans/autour d’elles.

Cette dichotomie s’inscrit dans un paradigme plus général fonctionnant comme une culture sociale de pensée (epistémé chez Foucault) distinguant et hiérarchisant discours/pensée/action. Ce paradigme continue d’être dominant dans les sociétés occidentales et se révèle lié à l’exercice du pouvoir dans les organisations. On peut penser que ce paradigme enferme les professionnels eux-mêmes dans ses catégories : quand ils veulent promouvoir leur « pratique » en la qualifiant, ils le font souvent avec les caractéristiques du langage de la théorie. Les « savoirs professionnels » par exemple sont traités comme des équivalents des savoirs « théoriques », et sont revêtues de qualificatifs en référence à leurs attributs sociaux, faute d’être traités comme des cultures d’activité. Cet exercice ne semble pas permettre pas de sortir du paradigme et des effets de dépendance et de pouvoir qui leur sont liés. On ne peut pas en effet mettre en objet un paradigme en continuant d’utiliser pour l’analyse et l’interprétation les termes mêmes de ce paradigme.

Qui dépasse l’éducation, mais que l’éducation révèle

Cette dichotomie n’est donc pas propre à l’éducation, mais le champ de l’éducation joue ou peut jouer trois fonctions par rapport à elle :

  • Une fonction d’explicitation et de formalisation, notamment dans la culture de l’enseignement, où s’est largement développée la terminologie des savoirs et des connaissances, non seulement pour désigner des énoncés ou des possibles d’énoncés, mais également des opérations.

  • Une fonction de transmission en acte des rapports sociaux liés à ce paradigme, notamment dans la relation enseignant/enseigné (« élève », « alumno »).

  • Mais aussi une fonction d’analyse possible, dans la recherche et dans l’activité professionnelle, de son fonctionnement et de sa fonction, notamment par l’analyse des activités qui met en objet l’ensemble des composantes du travail d’éducation et de recherche, y compris présupposés, postulats, hypothèses sous-jacentes, représentations d’accompagnement, conduite, transformations souhaitées, transformations effectives). Le « recul » épistémologique est une analyse de sa propre activité de production de savoirs ou de connaissances.

Peut-on explorer d’autres paradigmes pour penser les transformations des activités et leur conduite ?

Valeurs et savoirs ne s’appliquent pas aux actions

Le postulat qui accompagne donc l’usage « ordinaire » et l’usage « savant » de la dichotomie est qu’il existe une hiérarchie de relations causales entre discours, représentations et action. En sciences sociales la théorie est censée « éclairer » la pratique. En sciences physiques, quand la recherche s’occupe de transformation du monde, elle devient une recherche « appliquée ». Nous avons de bonnes raisons de penser que cette hiérarchie de relations causales est une croyance qui accompagne les actions et les légitime. Aucune observation ne peut être convoquée en ce sens. Pas plus que les valeurs, les savoirs ne s’appliquent au sens strict aux actions ; ils supposent autre chose.

Par contre ils peuvent avoir une incidence sur les constructions de sens que les sujets opèrent autour de leurs actions et des transformations de leurs actions.

L’analyse des rapports entre activités de pensée relatives aux actions et actions qu’elles accompagnent laisse à penser par contre que les transformations affectant les représentations/discours constitutifs de ces activités de pensée ont une incidence directe sur les sens que les sujets/acteurs construisent autour de leurs actions et des transformations de leurs actions. C’est par le biais des incidences qu’ils peuvent avoir sur ces constructions de sens que les énoncés que l’on a coutume d’appeler théorie peuvent avoir une influence sur les actions, ce qui est très différent des notions coutumières et peu précises d’« éclairage des pratiques » et de « recherche appliquée »

Les constructions de sens : une association d’affects et de processus mentaux (Bion).

Les constructions de sens sont des phénomènes susceptibles de relever d’une approche holiste distinguant et articulant des aspects mentaux et des affects.

Les transformations combinées de ces affects et de ces aspects mentaux peuvent être décrites en termes d’émotions.

Les affects peuvent être en effet définis comme des transformations de tendances d’activité, et les émotions comme des suspensions d’activité/reconstructions de sens opérées par les sujets autour de leur propre activité (Barbier).

Émotions/reconstructions de sens et génération d’engagement des sujets dans la transformation de leurs actions

Un déplacement de paradigme (avec des épistémologies comme celles de Spinoza, Dewey, Nuttin) pourrait conduire à faire l’hypothèse que c’est l’apparition d’émotions/reconstructions de sens qui joue un rôle majeur dans la génération d’engagement des sujets/acteurs concernés dans des actions de transformation de leurs propres actions. On est à la fois dans une transformation de sujets/acteurs et dans une transformation d’actions.

L’engagement des sujets/acteurs concernés dans des actions de transformations de leurs activités s’accompagne de l’apparition de deux types de représentations et de discours :

  • Des représentations et des discours finalisants, modes de présence des affects dans le champ des représentation et des discours : intentions, buts finalités.

  • Des représentations et des discours sur des existants : situation, contraintes et…

Les sujets ne connaissent que la conduite de leurs propres transformations

Le cycle itératif de mise en relation des souhaitables et des existants et ses transformations assure la dynamique de conduite des transformations des activités (stratégies, projets, évaluations), à ne pas confondre avec les transformations effectives.

Les sujets/acteurs sont aveugles sur leurs propres transformations (Jullien). Ils n’ont d’accès direct qu’à la conduite de ces transformations, dont ils gardent la mémoire. Ceci explique que l’analyse des pratiques qui a pour ambition d’approcher ces transformations accède surtout à leur conduite, qui elle fait l’objet d’une valorisation sociale forte comme on le constate notamment dans la problématique de la professionnalisation (étymologiquement pro-phemi : parler devant).

Ceci contribue probablement de façon importante à la persistance sociale de la dichotomie relevée au départ de ce texte, y compris chez des sujets/acteurs qui n’ont pas un intérêt direct d’exercice de pouvoir dans cette persistance.

Caen, 50e anniversaire des sciences de l’éducation, le 19 octobre 2017


Orientations bibliographiques : Barbier J-M. (2017), « Vocabulaire d’analyse des activités : Penser les conceptualisations ordinaires », Paris, PUF.
Bion W.R. (1962), « A theory of thinking », International Journal of Psychoanalysis, v. 43
Dewey J. (2006), « Logique : la théorie de l’enquête, Paris, PUF.
Foucault M. (1966), « Les mots et les choses », Paris,Gallimard.
Habermas J. (2006), « Théorie et pratique », Paris, Payot.
Jullien F. (2010), « Les transformations silencieuses », Paris, Poche.
Nuttin J. (1985), « Théorie de la motivation humaine : du besoin au projet d’action », Paris, PUF.
Spinoza B. (1994), « L’Ethique », Paris, Gallimard.

The Conversation

Jean-Marie Barbier est responsable de la Chaire Unesco/Cnam : Formation et Pratiques Professionnelles

Licence : CC by-nd

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