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L’écriture comme expérience, l’écrivant comme chercheur

12 septembre 2023 par Odile Chantelot Veille 182 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Odile Chantelot, « L’écriture comme expérience, l’écrivant comme chercheur », Éducation et socialisation [En ligne], 20 | 2006, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 12 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/19729 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.19729

Face à la question du travail d’écriture en atelier comme relevant ou pas d’un processus de socialisation démocratique, cet article fait part d’une expérience auprès de personnes adultes issues de l’immigration. Cet atelier se déroule au sein d’une association nîmoise de quartier : l’A.P.M.C.J. (Association pour la Promotion d’une Meilleure Citoyenneté des Jeunes). Elle met à la disposition des personnes plusieurs types de prestations et notamment des cours de français.

Cette démarche d’apprentissage de la langue se développe autour de trois propositions :

-* Un enseignement de la langue axé sur l’appropriation des règles orthographiques et grammaticales, alternant exercices écrits et oraux, le tout sanctionné par des évaluations, à la fréquence de cinq demi-journées par semaine ;

  • Un atelier d’expression orale de deux heures tous les quinze jours ;
  • Un atelier d’écriture de deux heures par semaine.

Les participants peuvent être recensés dans les catégories « en cours d’alphabétisation » et « français-langue étrangère ». Ils sont volontaires, n’ont aucune pression financière qui les oblige à fréquenter ces séances, mais ils sont tenus de participer aux trois temps décrits ci-dessus.

Pour exposer ma réflexion sur l’écriture en atelier comme processus de socialisation démocratique, je poserai, dans un premier temps, des hypothèses de travail tant en ce qui concerne le rapport à la langue que ce qui serait une définition du processus de socialisation démocratique. Il s’agira ensuite de faire une lecture de la pratique de cet atelier à travers la grille tressée par le croisement de ces hypothèses. Où nous verrons que si le travail d’écriture en atelier peut contribuer au processus de socialisation démocratique, cela ne peut être que sous certaines conditions à la fois de cadre et de posture.

Hypothèses

L’écriture est une expérience de langage

Si apprendre une langue c’est, au prime abord, pour les participants vouloir soulager la question « Comment vais-je faire pour communiquer ce que j’ai dans la tête ? », l’atelier d’écriture déplace cette interrogation vers « Comment vais-je saisir le réel par le langage écrit ? ». Apprendre une langue n’est alors pas tant affaire d’enregistrement d’un code que mise en chantier d’une pensée au service de cette appréhension du réel. Cette mise en chantier de la pensée nous amène alors à nous frotter aux mots et à entrevoir leur incapacité fondamentale à traduire nos intentions. Face à cette incapacité, il ne nous reste plus qu’à explorer, faire des tentatives, pour nous donner les moyens de nous procurer « autant de langages qu’il y a de désirs », suivant la formule R. Barthes. C’est ce que nous appellerons faire des expériences de langage. L’écriture est alors un outil d’exploration du réel et son utilisateur l’explorateur, le chercheur. Il ne s’agit alors pas tant d’apprendre à écrire que d’écrire pour apprendre.

Le processus de socialisation démocratique

Le processus de socialisation démocratique est un enchaînement ordonné de faits qui aboutit à un résultat déterminé. Ce résultat déterminé est l’intériorisation des divers éléments de la culture environnante et l’intégration dans la vie sociale. Qui plus est, ce processus se déroule par et avec l’adhésion du groupe au sein duquel il se développe et ses participants sont des acteurs forts de pouvoir de décision (le processus se fait avec eux et par eux).

Comment le travail d’écriture que je propose dans cet atelier se situe-t-il face à cette définition ? À savoir : le travail d’écriture s’inscrit-il bien dans un enchaînement ordonné de faits ? Cet enchaînement aboutit-il à une socialisation ? Et enfin, cette socialisation, si socialisation il y a, se fait-elle dans une dynamique démocratique ?

Travail d’écriture en atelier et processus de socialisation démocratique

L’écriture en atelier s’inscrit-elle dans un enchaînement ordonné de faits ?

L’écriture en atelier s’inscrit bien dans un enchaînement ordonné de faits et, parce que l’écriture est envisagée comme une expérience, cet enchaînement sera assimilé à un protocole. C’est ce que j’appellerai le cadre. Un cadre qui, d’une séance à l’autre, comporte des éléments invariables comme le jour, le lieu et l’heure de rendez-vous, l’échange des nouvelles, la relecture de son texte antérieur, l’énoncé de la consigne d’écriture (avec mise en débat par le biais des questions et des opinions émises oralement), le temps de l’écriture, la lecture de son texte et l’écoute de ceux des autres, l’échange oral sur les textes ; et des éléments variables qui sont les différentes étapes d’écriture au sein de la consigne elle-même, qui sont là pour décliner la problématique du jour.

Cet enchaînement de faits aboutit-il à une socialisation ?

L’aboutissement le plus manifeste d’un atelier d’écriture est la production de textes et avec elle la naissance d’auteurs.

Y a-t-il une socialisation des textes ? Oui, dans le sens où les textes sont rendus publics et cela à différents niveaux. La première socialisation passe par la lecture à haute voix de son texte devant le groupe, le deuxième niveau de socialisation a lieu à l’occasion de lecture des textes devant les autres groupes de l’association, enfin socialisation plus large, au niveau de la ville, par le biais d’une exposition alliant textes et photos à la médiathèque du quartier.

Mais peut-on penser que parce qu’il y a socialisation des textes il y aura socialisation des auteurs ?

Revenons à la définition de la socialisation qui se déclinait notamment au travers des termes « intériorisation » et « intégration ». Ces termes, je les ai explorés par le biais d’un questionnaire adressé aux participants de l’atelier et ce sont leurs propos que je rapporte ici en italique.

« Intériorisation »

L’écriture en atelier permet-elle l’intériorisation des éléments de la culture environnante ? Mais qu’entend-on par culture environnante ? Est-ce la culture du groupe de l’atelier constitué d’une part des participants et d’autre part de l’animateur ? Ou celle du quartier, de la ville, de la région, du pays ?

Si je considère, dans un premier temps, comme culture environnante celle du groupe de l’atelier alors je peux dire qu’il y a intériorisation de cette culture dans le sens où la culture des autres participants est non seulement entendue mais appréciée : Chacun a sa place dans le travail, je ne peux pas écrire à la place de l’autre, chacun réfléchit dans ce travail — Connaître les autres dans l’écriture c’est différent de quand on parle — Chacun dit plusieurs idées — On est plusieurs avec chacun son idée différente à partir d’un même exercice.

Maintenant, si je considère comme culture environnante celle de la ville, du quartier et si intérioriser cette culture, c’est en comprendre les fonctionnements techniques ou administratifs, alors je peux encore dire que le travail d’écriture en atelier contribue à une socialisation : On se débrouille seule — On peut sortir de la maison — On peut mieux comprendre ce qu’on nous demande — Le pouvoir c’est la force, le courage, on peut tout trouver sans demander — On comprend les démarches administratives, les papiers de la préfecture, de la sécurité sociale — J’aide mon enfant pour les devoirs.

« Intégration »

Le travail d’écriture en atelier participe-t-il d’une intégration dans la vie sociale ? Mais de quelle vie sociale s’agit-il ? Cette vie sociale est-ce celle du groupe de l’atelier ou du « hors-groupe » ?

L’intégration des personnes dans le groupe est évidente, ancrée dans un respect et une confiance mutuelle. Cela passe par l’expression d’un bienêtre et l’installation d’une confiance en soi : Je me sens plus à l’aise ici — Quand j’écris je me sens bien — On prend le goût de vivre — Nos hésitations s’arrêtent avec l’atelier d’écriture — Ça reste pas coincé, avec vous elle sort — On peut dire ce qu’on pense — Quand on parle ici après on a moins peur de parler avec les autres. Intégration qui mène aussi à une découverte de soi : Ici on réfléchit — Le travail d’écriture me permet d’expliquer ce que je pense — Avec l’écriture on se rend compte qu’on des idées, ça fait travailler la tête en atelier d’écriture — Ça fait monter les idées — Quand j’écris je trouve plus d’idées que quand je parle.

Toutefois il y a aussi ces réflexions : Je me sens à ma place ici dans cette salle mais pas en dehors — Ma fille elle ne sait pas que je sais écrire — Mon frère il ne croit pas que c’est moi qui ai écrit tout ça. Elles laissent entrevoir que si le travail d’écriture permet bien à chacun de prendre sa place, cette place n’est pas pour autant acquise en dehors des temps de l’atelier.

Ainsi, si les personnes semblent, grâce à cet apprentissage de la langue, pouvoir se positionner face à la société française, la question de l’intégration dans cette même société semble moins évidente.

Dynamique démocratique ?

Après avoir succinctement posé le cadre de ce travail, il s’agit maintenant de s’intéresser à ce qui le fait vibrer, respirer : la posture ; et de voir en quoi elle est porteuse de démocratie. Cette posture se joue à la fois dans la place de l’atelier au sein du programme d’alphabétisation, dans l’attitude de l’animateur ainsi que dans les enjeux des différentes étapes de l’atelier.

Tout d’abord la place de l’atelier : l’atelier est une proposition face à une demande. Il ne s’impose pas contre la volonté de ses participants. L’atelier, avec toute sa singularité, prend place au sein d’un dispositif, il s’articule. L’atelier n’a donc pas de monopole ni d’exclusivité tant au niveau des méthodes de travail qu’au niveau des animateurs.

Qu’en est-il maintenant de la posture de l’animateur ? J’ai employé le terme d’expérience pour définir le rapport à l’écriture et celui de chercheur pour celui qui la pratique. C’est dans cette dynamique que l’animateur va se positionner. Mais qu’entends-je par « expérience » ? Pour cela je ferai référence à ce qui est vécu au cours des diverses scolarités, dans le cadre des travaux pratiques scientifiques. Les élèves sont certes mis en situation d’expérimentation (ils font des expériences), mais ils ne sont pas pour autant des chercheurs. Ils valident des évènements déjà vécus par leur professeur. Et les résultats sont d’autant meilleurs que les élèves obtiennent un résultat identique à celui du maître. Dans le cadre de l’atelier, qui se veut démocratique, l’animateur reste bien celui qui propose le protocole et accompagne les personnes le temps de sa mise en pratique. Mais il est aussi, et surtout, celui qui sait se retirer, s’interdire le souvenir, celui qui ignore tout quant au résultat de ce protocole. Il crée ainsi l’espace nécessaire à l’avènement d’un inconnu, celui où le participant pourra prendre sa place de chercheur. Sa place tout simplement. L’animateur est alors un médiateur (et non plus un censeur) entre le participant et son écriture, dans le sens où il n’évalue pas cette écriture (il n’a aucune attente quant à la qualité esthétique, quantitative ou technique des productions) mais où il la questionne, amenant les participants à l’interroger à leur tour, leur permettant ainsi de « prendre leur parole en main » (où la maîtrise de la langue réside dans cette capacité d’autocritique). Il ne s’agit donc pas d’amener les personnes à reproduire mais à découvrir ; et comme l’a si bien dit une des participantes — Ici on écrit nous, on ne recopie pas, c’est pas pareil. Mais si on peut penser que cette posture est empreinte de démocratie, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement de découvrir sa propre écriture mais également celle des autres. L’animateur est aussi le médiateur entre les différentes écritures des personnes du groupe.

Cette posture de médiateur, l’animateur tente de la réinjecter dans chacune des phases du cadre aussi bien au niveau du temps de relecture, envisagé comme un travail d’autocritique, où il est demandé aux participants de dégager la phrase de leur texte qui leur semble la plus belle, la plus intéressante, qu’au niveau des débats au cours desquels tous les propos sont notés, dans l’idée que non seulement les connaissances se construisent à plusieurs, mais aussi bien à partir des fausses pistes que des justes. Au moment de l’écriture aussi, où tous les mots de vocabulaire demandés sont fournis et où la montre est seul arbitre du temps de travail, il n’y a donc aucun jugement de valeur posé sur la quantité produite. Médiation aussi durant la lecture des textes qui nécessite de la part de l’animateur une vigilance quant à la qualité d’écoute du groupe afin que la personne qui lit soit complètement assurée d’être écoutée. L’écoute est d’ailleurs présentée comme active puisqu’il s’agit de repérer en quoi son propre texte se rapproche ou se distingue des autres productions. Cette écoute est ensuite mise en commun par oral. L’animateur veille alors à ce que les commentaires ne visent pas à déterrer l’histoire intime qui se cache dans les textes, mais qu’ils s’appliquent plutôt à éclairer les attitudes de langage spécifiques à chacun. Il s’agit de développer l’intertextualité ou comment parler de son écriture à travers celle des autres.

Conclusion

L’écriture en atelier envisagée comme expérience de langage et son utilisateur comme chercheur passe par la mise en place d’un cadre et d’une posture dont la synergie permettrait l’accueil d’un inconnu. Cet inconnu serait le ferment nécessaire à l’émergence d’un individu tout en minimisant les risques de basculer dans l’individualisme. Ainsi, c’est la mise en tension entre ce cadre et cette posture d’expérience qui ferait du travail d’écriture en atelier un dispositif capable de contribuer au processus de socialisation démocratique. Mais cette mise en tension, si elle semble être l’atout de l’atelier, en est aussi la fragilité.

En effet, jusqu’où est-il possible de laisser advenir cet inconnu ? Il y a d’un côté l’animateur pris dans les réflexes que lui impose sa culture littéraire et qui le poussent sans cesse à amener l’inconnu au déjà connu et reconnu. Réflexe entretenu aussi par la demande de reconnaissance des participants qui passe par la reconnaissance de leurs écrits (mise en abîme implicite avec des auteurs référencés). Et il y a également la peur des participants devant cet inconnu, qui n’est rien d’autre que l’inconnu de soi-même. En effet, ces personnes se trouvent douées d’une parole nouvelle (cette parole écrite), qui peut alors les engager dans le risque d’une certaine marginalisation, au sein de leur propre famille, de leur groupe, où elles étaient, par exemple reconnues comme analphabètes.

Alors surhumaine l’écriture comme expérience ? Surhumaine peut-être, parce que comme je viens de l’écrire cela est difficile et appelle à la résistance à nos propres instincts, nos réflexes. Mais peut-être pas surhumaine dans le sens d’impossible, surhumaine comme ce qui nous appelle à nous dépasser, comme moyen pour une vie, et je cite G. Deleuze, « échappant au ressentiment des personnes, […] pour une vie plus que personnelle, au lieu que la vie soit un pauvre secret pour une écriture qui n’aurait d’autre fin qu’elle-même [1] ». S’engager dans l’écriture comme expérience serait alors une invitation à vivre une utopie.

Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1Deleuze, G. et Parnet Cl. (1996). Dialogues. Paris, Flammarion, p. 63.

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