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Autour des visites formatives

1er septembre 2023 par Alain Jean, Richard Étienne Veille 220 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Alain Jean et Richard Étienne, « Autour des visites formatives », Éducation et socialisation [En ligne], 20 | 2006, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 01 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/19719

Introduction

Le travail change. L’illusion que le travail se résume à l’exécution de prescriptions s’est dissipée. L’écart comblé par l’opérateur entre la tâche prescrite et l’activité réalisée nécessite des compétences qui imposent de rendre compatibles prescriptions, représentations et obligation de résultats. Le sens du travail n’est plus donné, il faut le construire, l’obligation de prendre des responsabilités, cette « prescription de la subjectivité » (Clot, 1999) est la meilleure et la pire des choses (Jobert, 2003) et les compétences des opérateurs, deviennent vite obsolètes. À la charge de travail, toujours plus forte, s’ajoute l’incertitude sur le bien-fondé de ce que l’on est amené à décider dans le fil de l’action, apportant doute, stress et souffrance au travail.

La formation professionnelle, en alternance ou pas, doit tenir compte de cette évolution, et gagnerait à construire, ou créer, ses dispositifs dans une approche ergonomique.

Analyse du travail et formation. Quelles conséquences pour la formation des enseignants ?

3Les relations entre l’analyse du travail et la formation ont évolué dans le temps. En occultant les traditionnelles contradictions entre ergonomie et formation, de l’analyse du travail préalable à la formation, on est passé au rôle formateur de l’analyse du travail pour arriver à l’analyse du travail comme outil de formation pour les formés.

Mais quelles conséquences ont les changements du travail sur la formation ? Jobert (2003) en repère trois :

 L’analyse du travail et plus particulièrement la didactique professionnelle (Vergnaud, Pastré, Mayen) conduisent à renoncer définitivement à l’opposition traditionnelle entre théorie et pratique. Toute pratique mobilise une activité conceptuelle, une théorisation qui va rapprocher la situation à des classes de situations, dégager des principes organisateurs, et repérer des schèmes d’action efficaces pour cette situation.

 La prise en compte de la réalité des métiers après analyse conduit le formateur à créer des situations qui permettent de développer et non de transmettre les compétences.

- Les dispositifs en alternance doivent considérer le travail comme un objet de pensée. « L’intelligence mobilisée de manière invisible, tacite, peut alors être formalisée, échangée, soumise à la controverse et devenir pour les apprentis source de changements dans leur rapport à l’action et dans leurs façons de faire » (Jobert, 2003, p. 37).

La formation des enseignants conjugue nécessairement plusieurs modalités :

- une transmission de savoirs et leur appropriation ;

 une « imitation intelligente » de gestes professionnels ;

- la construction de compétences et de postures à la suite d’un entraînement plus ou moins réflexif ;

 la construction de l’habitus professionnel, à travers l’intériorisation de contraintes et la stabilisation de schèmes d’action généralement appelés pratiques (Perrenoud, 2001).

Lorsque l’on sait que les pratiques en enseignement sont caractérisées par :

 d’un côté les gestes, conduites, langages, actions, réactions, etc.,

 de l’autre, à travers les règles, ses objectifs, stratégies, idéologies,

il ressort un principe qui traverse les modes d’analyse : le changement des conduites humaines implique la collaboration libre du sujet aux changements, ce qui n’exclut pas les résistances. C’est par sa conscience, puis sa compréhension des situations et des phénomènes que le sujet accèdera à une possible transformation même du réel (Beillerot, 1996).

L’analyse des pratiques est donc nécessaire parce qu’elle accompagne profondément la transformation du travail, son organisation, et ses activités. Les démarches d’analyse de pratiques sont parallèles à un courant de professionnalisation du métier d’enseignant, qui est porté par la reconnaissance de la complexité, la spécificité, l’originalité et son autonomie. La modélisation par la recherche et l’enrichissement des formations dans le domaine de l’analyse des pratiques contribue à ce processus de professionnalisation (Durand, 1996 ; Tardif & Lessard, 1999).

De nombreuses démarches d’analyse de pratiques sont désormais utilisées en formation des enseignants

 GEASE (Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situation Éducative — Fumat, Vincens & Étienne, 2003)

 Entretiens d’explicitation (Vermersch, 1994)

 Autoconfrontation (Clot, 1999)

 Instruction au sosie…

Le dispositif « visites formatives »

J’ai moi-même [1] mis en œuvre et j’expérimente depuis trois ans des visites de classes formatives avec médiation de pairs plus communément appelées « visites formatives », dans le cadre de la formation des P.L.C.2 de Technologie à l’I.U.F.M. de Montpellier. Ce dispositif a été mis au point par l’équipe des formateurs de mathématiques de l’I.U.F.M. de Montpellier autour d’Alain Lerouge, il y a cinq années. Depuis, quelques disciplines utilisent ce dispositif, dans leurs formations.

Au premier abord, ce qui nous a semblé très intéressant dans ce dispositif, c’est que les visites formatives réunissent dans un même lieu, au même moment, l’ensemble des acteurs de l’éducation et de la formation, élèves, enseignants, tuteurs, stagiaires formateurs. Il se situe dans une approche intégratrice d’un processus de formation par alternance.

Afin d’accompagner les transferts des apports théoriques de la formation à des pratiques professionnelles, Alain Lerouge, dans un article de Tréma (2003), développe la double fonctionnalité des dispositifs intégrateurs des différents volets de la formations :

 d’une part, assurer l’émergence des logiques intrinsèques de l’action située ;

- d’autre part, permettre de modéliser ces logiques, en s’appuyant sur les contenus extrinsèques à l’action apportés par la formation théorique dans ses divers aspects.

Dans le cadre général de l’ethnométhodologie (Coulon, 1993), qui insiste sur l’aspect émergent de l’organisation de la réalité sociale, et de l’ergonomie cognitive (Theureau, 1992), qui met l’accent sur la nécessité d’étudier des couplages « action-situation », nous empruntons à Chevallard (1992) la notion de praxéologie comme modèle intégrateur de cette double fonctionnalité.

Organisation

Plus pragmatiquement, il s’agit à l’intérieur d’un GAP (Groupe d’Accompagnement Professionnel) de constituer des groupes de trois ou quatre stagiaires. Chaque visite se fait dans l’établissement de stage en responsabilité, avec une classe d’un des stagiaires du groupe. Chaque élément du groupe aura une seule fois le rôle du stagiaire accueillant, il sera observateur, durant les autres séances. Trois phases sont abordées que l’on pourrait qualifier d’avant, de pendant, et d’après, relativement à la séance observée.

  • AVANT. Le stagiaire accueillant présente en détail la séance à laquelle nous allons assister. Les tâches d’observation sont ensuite réparties entre les stagiaires observateurs à partir d’une grille élaborée en commun et que le stagiaire accueillant peut modifier à sa guise.
  • PENDANT. Observation de la séance d’une heure avec les élèves.
  • APRÈS. Trois parties dans cette phase :

 1 Une réaction « à chaud » de l’enseignant venant de faire cours, pour nous faire part de ses ressentis.

 2 À partir des explicitations des observations, s’appuyant sur la médiation par les pairs, le formateur organise un débat, qu’il arrêtera lorsqu’il jugera le moment opportun pour passer à la troisième phase…

- 3 Une troisième phase de modélisation dans laquelle il s’agit pour le formateur de faire sortir les stagiaires du contexte de l’action située, et de réaliser l’intégration des théories vues à l’I.U.F.M. à la pratique observée. On parlera aussi de Zone de Prochain Développement.

Une analyse de pratiques par l’écriture réalisée par le stagiaire observé pour la semaine suivante termine le dispositif.

Les questions émergentes

14Depuis trois ans, un certain nombre de questions émergent à propos du déroulement de ces visites formatives. Nous n’allons pas toutes les développer, mais l’analyse que nous allons présenter repose sur deux approches théoriques :

Dans un cadre ergonomique : l’analyse du travail en termes de travail prescrit et activité réelle.

-* Quel contenu est abordé réellement en phase de formation ?

  • S’agit-il de travail d’auto-prescription, de préparation du cours, des choix faits dans la construction de la séance, ou de pratiques et actions mises en œuvre dans l’activité réelle ?

Dans un cadre interactionniste :

-* Y-a-t-il réellement débat et dans quelles proportions ?

  • Les professeurs stagiaires participent-ils activement à ce dispositif ?
  • La sécurisation du dispositif par rapport à la certification, est-elle réelle ?

Le travail des enseignants

Le travail des enseignants peut difficilement être cerné. « Quand un enseignant est-il engagé dans son activité, et quand son activité cesse-t-elle ? Il est à peu près impossible de donner une réponse simple à cette question si tant est qu’elle soit valide » (Durand & Arzel, 2002, p. 6177). Hors des contraintes temporelles et de lieu, et dans un cadre ergonomique d’analyse du travail, défini par Clot, j’ai essayé de schématiser le travail des enseignants, en évitant de perdre de vue son côté complexe. Voici le schéma auquel j’aboutis :

Travail de recherche

J’ai donc essayé d’avoir des éléments de réponses aux questions que nous nous posions, dans cette approche d’analyse du travail. Pour cela, j’ai procédé à un recueil de données basées sur :

Un questionnaire

Un questionnaire a été renseigné par les stagiaires après la présentation du dispositif, de son organisation, mais avant sa mise en œuvre. Un questionnaire pratiquement identique a été renseigné après les résultats de la certification, afin d’avoir une idée des représentations des stagiaires quand ils sont libérés de la certification.

Des enregistrements

  • Audio de la totalité des visites au nombre de vingt, effectuées par deux formateurs A et B
  • Vidéo de trois visites formatives
  • Des auto-confrontations formateurs-chercheur filmées des visites formatives enregistrées sur bande vidéo.

Analyse des contenus abordés

Il apparaît que 60 % du temps passé lors de ces moments de formation porte sur du travail prescrit. On ne peut pas parler d’analyse de ce travail d’auto-prescription, mais de formation sur le résultat de ce travail de ce préparation.

Quant aux 40 % restants, une partie non négligeable traite des activités réelles des élèves.

Analyse temporelle des différentes phases

Le résultat le plus significatif porte sur le temps de la phase de recueil des observations/débats, où il atteint péniblement les 17 %. Deux explications éventuelles seraient à considérer :

L’organisation particulière des séances de technologie, basée sur le principe des « T.P. tournants », rend difficiles les observations du fond de la classe. En effet, les nombreux apartés enseignant/groupes d’élèves, ne permettent pas de percevoir les interactions dans ces cas-là.

La deuxième explication serait de considérer que les stagiaires n’expriment pas spontanément les résultats de leurs observations. Un premier dépouillement des questionnaires fait apparaître une protection de leur pair, et une volonté de ne pas « paraître prétentieux » face à une situation qu’il n’auraient peut-être pas mieux menée. Il est à remarquer que dans ce cas, un recours systématique à la grille d’observation permet à l’un des formateurs de « forcer » l’expression des observations.

Analyse des temps de parole dans le débat

Trois faits majeurs apparaissent :

Dans un débat censé se dérouler essentiellement entre stagiaires, les temps de parole des stagiaires dans le débat restent faibles : 40 % pour les stagiaires, contre 53 % pour les formateurs et 7 % pour les tuteurs, aussi appelés conseillers pédagogiques. Par conséquent, les conflits socio-cognitifs engendrés par la confrontation entre pairs restent limités. Il faudrait analyser ces proportions à l’intérieur des groupes, afin de voir s’il y a corrélation entre les personnalités des stagiaires dans un même groupe.

Les temps de parole des tuteurs ne semblent pas significatifs pour l’instant, car la présence des tuteurs est assez aléatoire en fonction de leurs disponibilités.

Les longues interventions du formateur sont essentiellement repérées sur des contenus concernant le travail d’auto-prescription (connaissance, interprétation des programmes…).
Conclusion

Ce dispositif, en tant que tel, correspond aux activités et aux pratiques dans les cours de mathématiques, mais moins à celles de la discipline concernée. Les pratiques d’un enseignant de mathématiques, ne seraient pas les mêmes que celle d’un enseignant de technologie.

Le fait que le modèle d’organisation de séance propre à la technologie au collège, se prête moins aux « technologies » relatives aux « techniques » présentes dans la praxéologie, laisserait penser que le même phénomène peut se produire sur d’autres entrées pour les différentes disciplines enseignées. Même présenté avec une grande prudence, ce constat semble correspondre aux dispositifs mis en œuvre dans l’I.U.F.M. de Montpellier qui ont repris la visite formative sans l’adapter réellement à leurs particularités didactiques. Seule une recherche permettra de vérifier le bien-fondé de notre assertion. Si ce constat était avéré, une première idée serait de le faire évoluer vers une approche relative au travail prescrit et à l’activité réelle. L’analyse de l’auto-prescription serait alors commune à toutes, car elle paraît relativement facile à mettre en place.

L’analyse de l’activité réelle serait, elle, différente en fonction des « genres » relatifs à chaque discipline. Cette partie, propre à chaque discipline, viendrait se « greffer » sur le dispositif central ci-dessus. Pourrait-on alors encore parler de visites formatives dans le sens fondateur ? Comment aborder le travail sur l’habitus dans ce cadre ? Peut-on diminuer le grain d’analyse et aller jusqu’à l’imprévu, l’événement, afin de travailler sur les prises de décision et les émotions des stagiaires ? Comment travailler sur leurs prises de décision faisant suite aux imprévus perçus par eux et transformés en événements ? Comment enfin accéder aux émotions contribuant à ces décisions ?

Bibliographie

Beillerot, J. (1996). L’analyse des pratiques professionnelles : pourquoi cette expression ? Cahiers pédagogiques, no 346, p. 12-13.

Chevallard, Y. (1992). Concepts fondamentaux de la didactique : perspectives apportées par une approche anthropologique. Recherches en Didactique des mathématiques, vol. 12 no 1, 73-111.

Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris, PUF.

Coulon, A. (1993). Ethnométhodologie et éducation. Paris, PUF.

Durand, M. (1996). L’enseignement en milieu scolaire. Paris, PUF, l’éducateur.

Durand, M., Arzel, G. (2002). Autonomie et savoir dans les conceptions de l’apprentissage, de l’enseignement et de la formation des maîtres. In M. Carbonneau & M. Tardif (Eds.), Les réformes en éducation, leurs impacts sur l’école et sur la formation des maîtres. Sherbrooke, Edition du C.R.P., p. 6177.

Fumat, Y., Vincens, Cl., Étienne, R. (2003). Analyser les situations éducatives. Paris, ESF.

Jobert, G. (2003). De la qualification à la compétence. Entretien avec Guy Jobert, propos recueillis par G. Chapelle. Sciences humaines, hors-série, no 40, p. 36-37.

Lerouge, A. (1999). La visite formative en formation des enseignants de mathématiques. Grenoble, I.U.F.M., Grain d’aile (C.D.-Rom).

Lerouge, A. (2003). Visite formative et socialisation professionnelle. Montpellier, Tréma, no 20.

Perrenoud, Ph. (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. Paris, ESF.

Tardif, M., Lessard, Cl. (1999). Le travail enseignant au quotidien. Expérience, interactions humaines et dilemmes professionnels. Bruxelles : De Boeck.

Theureau, J. (1992). Le cours d’action : Analyse sémio-logique. Essai d’une anthropologie cognitive située. Berne, Peter Lang.

Vermersch, P. (1994). L’entretien d’explicitation. Paris, ESF.

Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1Alain Jean est un des responsables de la formation des professeurs de technologie à l’I.U.F.M. de Montpellier.

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