Innovation Pédagogique et transition
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Enseignement supérieur : professionnaliser les filières universitaires, universitariser les filières professionnelles ?

« La science appliquée à la conquête de tous » (John Tenniel 1820-1914), illustration du paradigme régissant les rapports entre science et action au XIXè siècle


Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales


Une double injonction : s’appuyer sur un univers de savoirs, être finalisé par un univers de transformations

S’estimant confrontés à une double obligation de reconnaissance : se légitimer dans un univers de savoirs, être finalisé par un univers de transformations, un grand nombre de systèmes d’enseignement supérieur, notamment d’enseignement supérieur professionnel, dans le monde entier, utilisent pour s’auto-désigner un vocabulaire de contenu variable mais de fonction sociale précise, visant à justifier dépenses et investissements souvent considérables consentis.

Cette situation s’accompagne d’un lien habituellement établi entre hiérarchie des savoirs et hiérarchie sociale, dont les exemples sont légion. Que l’on pense simplement au prestige académique et social d’institutions comme aux Etats-Unis le Massachussetts Institute of Technology, ou en France l’École Polytechnique, ou encore les institutions de recherche associées aux ‘grandes’ écoles dont les fonctions sociales sont plus aisément interprétables en termes de rapports entre groupes professionnels et socio-professionnels qu’en termes de savoirs produits et transmis.

Cette situation favorise l’émergence régulière de débats sociaux sur la référence aux disciplines comme mode d’organisation des savoirs et des qualifications.

C’est actuellement le cas par exemple du travail social comme discipline importante des métiers de ‘humain’ https://sites.google.com/view/manifeste-shs-ts .

L’intention de ce texte

L’auteur de ce texte a été pendant de longues années professeur des universités dans un domaine comparable en tout point épistémologiquement au travail social : la formation et le développement des compétences d’adultes. Il l’a été dans un établissement, le Conservatoire National des Arts, dédié à des apprenants qui non seulement ont une expérience, mais encore se la reconnaissent et veulent l’intégrer dans leurs démarches de formation et de recherche. Il a dirigé un laboratoire qui a eu pour objet les rapports entre formation et travail, entre formation et expérience dans une perspective qu’on peut qualifier d’anthropologie des pratiques professionnelles.

En tant que président de son département de rattachement, a il a contribué directement à créer une chaire décrite moins en termes de discipline qu’en termes de pôle d’enseignement supérieur et de recherche, dans lequel il avait travaillé lui-même. Par ailleurs il a été président du CNU en sciences de l’éducation. Le CNU, comité national des universités, est un organisme intervenant dans le domaine des qualifications et de la gestion des carrières universitaires.

Ce texte, tiré d’une intervention dans ce champ, a une double intention :

  • Participer à la réflexion sur un certain nombre de constats passés et présents relatifs aux activités pouvant être considérées comme en antériorité par rapport aux disciplines de recherche et de formation.
  • Dans le prolongement de cette réflexion mettre en discussion quelques voies susceptibles de fonctionner à la fois comme des voies d’universitarisation de la formation professionnelle et de professionnalisation de l’enseignement supérieur.

Quelques constats

1. Si tous les métiers de l’humain se posent à la fois la question de leur universitarisation et de leur professionnalisation dans des contextes variés, les réponses qui y sont données ne sont pas des réponses internes à la logique des savoirs, elles renvoient toujours en dominante à des enjeux professionnels et plus précisément socio- professionnels ; par exemple en France :

  • Le constat de l’autonomisation persistante de la formation des enseignants (IUFM, ESPE), à mettre en relation avec le triple rôle de l’État comme employeur, comme certificateur et comme formateur.
  • L’autonomisation sociale tout aussi persistante de la formation infirmière et des professions paramédicales, interprétable en référence au pouvoir médical dans la distribution sociale des activités de soin.
  • Le constat que les activités de police et défense font l’objet de formations essentiellement internes et qu’on y constate même l’ambition de créer des doctorats
  • La constitution des ‘Sciences et techniques des activités physiques et sportives’ comme discipline très intellectualisée en lien avec des enjeux de reconnaissance dans le champ universitaire.
    Ne convient-il pas de faire un bilan des fonctions sociales jouées par chacune de ces formations professionnelles supérieures ?

2. Les premières organisations universitaires au Moyen-Âge ne sont ni des organisations de production de savoirs ni des organisations d’activités professionnelles Ce sont pour l’essentiel des spécialités organisés autour d’objets textuels, ordonnées autour de la transmission de savoirs, de textes et de leurs commentaires. Ce contexte assez bien décrit d’ailleurs par le terme de scolastique (et par les termes de licence et de diplôme).

3. Ce n’est que lentement et en particulier au XIXe que l’on a vu se constituer progressivement des disciplines qui soient à la fois des disciplines de recherche et des disciplines d’enseignement supérieur.
La forme la plus accomplie de cette organisation est probablement constituée par le modèle humboldtien d’université : appuyé sur la recherche (on parle même d’’université de recherche’), ce modèle se caractérise en fait par la continuité de trois fonctions sociales : la production de savoirs par la science, la transmission de savoirs par l’enseignement, l’application de savoir par l’expérimentation et l’innovation.
Dans ce cadre division du travail social et spécialisation des savoirs vont de pair, se poursuivent parallèlement. Le prestige d’une université se mesure à la pluralité des disciplines enseignées en son sein.

4. La montée des effectifs universitaires dans les années 60 voit en même apparaitre en France de nouveaux formats de disciplines liés à des champs d’activité : les sciences de (éducation, information et communication, activités physiques et sportives). Apparaitront plus récemment : les soins infirmiers et les activités de réadaptation. Comme dans les disciplines (sociologie, psychologie), apparues aux siècles précédents, les sections du CNU (conseil national des universités) ont à reconnaitre selon les modes canoniques la qualification et de la carrière des enseignants-chercheurs relevant de ces champs.

5. A la même époque, et particulièrement à partir des années 80, on constate la multiplication d’expériences de partenariats universités-acteurs économiques et sociaux ,entre universités , entreprises et organisations publiques et privées, tendant à se substituer au paradigme humboldtien dominant, et à le remplacer par une nouvelle séquence fonctionnelle : action/recherche /transformation de compétence.
Ce nouveau paradigme d’organisation de l’enseignement supérieur présente plusieurs caractéristiques :

  • Il insiste sur l’indifférenciation des processus de recherche et des processus de transformation du monde  : on parle de recherche-action, de recherche- développement, de recherche professionnelle, de recherches en optimisation
  • Il insiste sur les liens entre acteurs : recherche action, recherche impliquée, participante, partenariale, collaborative, en tenant compte toutefois de la double nécessité de l’implication et de la mise à distance
  • Il souligne le caractère singulier, situé de ses résultats au regard des situations étudiées
  • Il organise de façon, discontinue quatre fonctions parallèles : engagement de et dans l’action, élaboration de la problématique d’action en lien avec les intérêts des acteurs concernés, élaboration d’outils conceptuels et méthodologiques en lien avec les milieux de recherche, production et communication de résultats. Ces fonctions se retrouvent dans la rédaction de mémoires et de doctorats professionnels.

Quelques voies sensibles de transformations en cours

1. En lien avec la poly-fonctionnalité des organisations universitaires (exemple : services aux collectivités au Québec), on constate le développement dans les spécialités universitaires de profils de triple compétence  : enseignant-chercheur certes, mais également enseignant/chercheur/professionnel. Cette triple compétence ne se décline pas seulement au niveau individuel, mais également au niveau des équipes.

2. Faire des expériences professionnelles pas seulement un outil pour la formation par des témoignages, mais aussi pour la recherche qui porte sur l’analyse située des expériences.
L’objet est alors triple : vécu de l’expérience, élaboration de l’expérience, transmission ou communication de l’expérience.

3. Désigner les champs de pratiques non pas à partir de ce qu’ils ont l’intention de faire, mais à partir de ce qu’ils font :

  • L’apprentissage n’est-il pas ainsi une transformation valorisée d’habitude d’activité ? ce qui permet de faire entrer l’expérience dans le champ de l’éducation
  • Le management n’est-il pas une action sur l’engagement d’activité d’autrui ?
  • La santé n’est elle pas une action sur le régime d’activité d’un sujet ? ce qui permet d’y faire entrer l’activité des personnels de santé et l’activité des patients eux-mêmes (Tourette-Turgis)
  • La communication n’est-elle pas une action sur les constructions de sens, et l’information la production d’une représentation partagée ..etc.

Une voie sensible de transformation des disciplines d’activité/de recherche peut être cherchée dans la définition des champs de pratiques professionnelles moins à partir de leurs objectifs affichés, ce qui est fait généralement, qu’à partir de leur fonction sociale.

4. Distinguer comme le fait Louis Quéré : conceptualisation de l’action et analyse de l’action https://fr.book-info.com/isbn/2-222-04742-0.htm .
L’activité de conceptualisation de l’action utilise des concepts mobilisateurs. Elle a pour fonction son organisation opérationnelle et son évaluation.
L’activité d’analyse a pour fonction de produire des corrélations, de dégager des fonctions transversales, itératives liées à l’exercice de l’action.
L’une se situe dans le domaine de la rationalité et de la recherche en optimisation, l’autre dans le domaine de l’intelligibilité et des recherches à intention scientifique .

5.Développer une vie intellectuelle professionnelle nourrissant et se nourrissant à la fois des cultures d’action professionnelle et des recherches menées par les acteur.es sur leur propre activité.

Promouvoir les champs de pratiques en champs de recherches-Conclusion

Une discipline est-elle une organisation de savoirs ou une organisation d’activités ? L’ingénierie est-elle une science ou une activité ? Peut-on différencier les résultats de recherches comme produits d’activités, et la science comme jugement de valeur sur des résultats de recherche ? Peut-on distinguer chercheurs et ‘scientifiques’, dont la référence est si souvent invoquée pour ses effets d’autorité dans la vie sociale. Autant de questions à affronter dans le passage malaisé entre activité professionnelle et activité de recherche.
Le paradoxe pourrait consister à confondre intention légitime de reconnaissance sociale d’une activité professionnelle, et usage des formes traditionnelle de reconnaissance fondées sur le paradigme théorie/pratique et ouvrant la voie à académismes et techno-solutionismes (A. Barthes).
La reconnaissance et le développement de pôles d’enseignement supérieur multifonctionnels organisant/distinguant selon leur logique formations professionnelles et formations à la recherche dans les champs de pratiques peut peut-être y contribuer.

Licence : CC by-sa

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