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Interrogeons les distances certes… Et si l’on repensait la présence ?

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/8981

Un article repris de la revue Distances et médiations des savoirs, une publication sous licence CC by sa

Daniel Peraya et Didier Paquelin, « Interrogeons les distances certes… Et si l’on repensait la présence ? », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 41 | 2023, mis en ligne le 18 mars 2023, consulté le 19 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/dms/8981 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.8981

Introduction

Notre revue comme sa version initiale, Distances et Savoirs (D&S), ont la formation à distance pour domaine et périmètre scientifiques. Rien d’étonnant donc si régulièrement nous nous interrogeons sur l’évolution du concept de distance, sur les limites de notre champ ainsi que sur les transformations des pratiques surtout dans le contexte de la « distance choisie » après la crise sanitaire et la période de la « distance contrainte » [1]. Ce fut encore le cas, lors de notre dernier Conseil scientifique comme l’a rappelé l’Éditorial du dernier numéro de Distances et Médiations des Savoirs (DMS) (Mœglin, Grandbastien et Peraya, 2022).

Mais peut-on questionner la distance sans interroger la présence ? Bernard Blandin soulevait déjà clairement cette question en 2004 et apportait une réponse dont les implications ne semblent pas avoir suffisamment retenu l’attention des chercheurs. Dans Distances et Savoirs, il écrivait ceci :

« Un audit qualité, que j’ai réalisé il y a peu de temps sur un Campus numérique à la demande de l’université porteuse du projet, a mis en lumière le paradoxe suivant, souligné par les enseignants en charge du tutorat ainsi que par les apprenants : alors que la formation se déroule entièrement à distance, sans aucun regroupement, et que les apprenants sont localisés pour la majeure partie d’entre eux en Afrique francophone, en Asie du Sud-est ou dans les pays d’Europe de l’Est, et ne rencontreront jamais physiquement leurs enseignants, les tuteurs et les apprenants s’accordent à dire qu’ils se sont sentis plus proches pendant la formation, qu’ils ont entretenu des relations de proximité et d’intimité plus grandes que s’ils s’étaient trouvés dans une situation traditionnelle de face à face en amphi2.
 [2] Ce paradoxe interroge donc la notion de distance, et incite à étudier de plus près les relations qui s’établissent dans de telles situations de formation à distance. » (p. 357)

Interroger la distance dans ses dimensions géographique et spatiale est considéré comme légitime, voire « naturel », dans la mesure où les fondements de la formation à distance s’enracinent dans la volonté de « vaincre la distance » et de permettre aux apprenants « empêchés », quelles qu’en soient les raisons, de se rendre sur les lieux physiques et aux heures où se déroule la formation. Durant la récente période de confinement due à la crise sanitaire, on sait que d’une part, cette conception et les pratiques qui l’accompagnent ont largement prévalu. Cette conception de la spatialité s’inscrit dans le paradigme de la co-présence, du partage d’un espace-temps physique commun aux enseignants et aux apprenants, qui définit un référentiel de représentations et conduit à considérer la distance par rapport à la présence tandis que la rupture temporelle ne serait que la conséquence de la dissociation entre les espaces physiques de l’enseignant et des apprenants [3].

Mais, dans son article, B. Blandin ouvre une brèche dans ce paradigme originel. Pour lui, il s’agit avant tout d’un sentiment de présence qui se vit dans un espace numérique commun et non plus dans une spatialité physique. En effet, c’est la perception qu’ont des apprenants et des apprenantes géographiquement distants de leurs interactions dans un processus d’apprentissage qui détermine cette perception. Pour l’auteur, interroger la distance revient à analyser, en se référant au cadre de E. Goffman, les formes de présence tout en introduisant les dimensions subjectives et psychologiques qui fondent le sentiment de présence (1999) : « une participation consciente à la situation, qui s’accompagne du sentiment d’être partie prenante de l’action, même en retrait, même en y jouant un rôle mineur ou temporaire, voire en n’y participant qu’en tant qu’auditoire. » (Blandin, 2004, p. 364) Ou encore, la présence peut être considérée selon l’expression de Jean-Louis Weissberg qu’il cite, comme « le partage commun d’un ici et d’un maintenant », que les « ici » et les « maintenant » des protagonistes soient identiques ou différents (ibidem). On voit comment, dans cette perspective, les notions conventionnelles de présence et de distance physiques se trouvent déplacées.

Nous désirons, dans la rubrique de cette année, nous inscrire dans cette même perspective et soumettre à nos lectrices et à nos lecteurs des propositions qui paradoxalement interrogent la notion de présence. Plus précisément, nous souhaitons sortir de l’opposition canonique présence-distance qui nous semble, malgré son évolution sur laquelle nous reviendrons plus longuement ci-dessous, enfermer les recherches ainsi que les pratiques de conception et d’ingénierie des dispositifs dans un cadre contraignant et sans doute réducteur au moment où de nombreuses formes de dispositifs – sans doute concurrents – émergent à côté de la formation exclusivement à distance (processus d’hybridation du distanciel et du présentiel, comodalité, etc.).

Nous nous proposons donc de :

  • contribuer à la définition d’un concept de présence per se, autrement dit indépendant des termes de cette opposition ;
  • proposer des cadres théoriques de référence permettant de fonder une telle définition ;

-* donner des repères pour analyser et pour construire un sentiment de présence dans le cadre de tous types de dispositifs de formation (présentiels, entièrement ou partiellement à distance).

Avant de tenter de répondre à ces questions, nous rappellerons très succinctement [4] quelques étapes marquantes de l’évolution du concept de distance dont D&S et DMS se sont fait l’écho durant ces trente dernières années.

D’une pluralité de distances à une pluralité de présences

Pluralité de distances, absence et présence cognitive

Le titre de cette section du texte fait référence à l’article que Geneviève Jacquinot-Delaunay publiait en 1993 dans la Revue française de pédagogie dans lequel elle demandait comment il est possible d’« apprivoiser la distance ». Ce texte nous paraît fondateur car il opère plusieurs déplacements. D’abord il élargit le périmètre de la notion de distance et en complexifie la nature. G. Jacquinot-Delaunay identifie en effet plusieurs formes de distance en plus de celle originelle qui est spatiale et géographique : les distances temporelle, technologique, socioculturelle, économique et enfin pédagogique, sans doute pour l’autrice, la plus difficile à amadouer. Ensuite, la distance pédagogique est conceptualisée comme une absence et de surcroît comme une « absence humaine » (p. 60). Pour notre collègue, c’est bien l’absence humaine qu’il s’agit de « supprimer » (op. cit.) – ou plutôt de réhumaniser – à travers une approche communicationnelle de la relation pédagogique médiatisée, notamment en simulant la co-présence des sujets à travers des échanges conversationnels, ou « dans un dispositif d’élaboration et de transmission des savoirs » (op. cit., p. 61), autrement dit, en faisant « circuler les signes de la présence » des enseignants mais aussi des apprenants selon les technologies disponibles (Jacquinot-Delaunay, 2002 et 2010). Il faut donc concevoir la distance à partir de la présence cognitive des apprenants [5] : un apprenant peut en effet être présent physiquement, mais absent cognitivement tandis qu’absent physiquement, il peut être présent cognitivement.

Distance transactionnelle et présence à distance

En 2011, D&S consacrait deux volumes à la question : « Où va la distance ? » (Guillemet, Fichez, Berna et Vidal, 2011a et b). Nous faisons le choix de revenir sur certaines contributions de ces deux volumes parce qu’elles prolongent les pistes évoquées ci-dessus. Ce faisant, nous avons bien conscience de faire le silence sur des contributions importantes dans l’évolution de la notion de distance, mais qui nous éloigneraient sans doute des questions que nous souhaitons mettre en débat.

P. Kawachi s’intéresse aux nouvelles distances dont rend compte la littérature consacrée à la communication médiatisée par ordinateur et à la formation à distance. Il les recense dans un premier temps et il choisit de distinguer au sein de celles-ci six distances particulières : les présences institutionnelle, cognitive, sociale, transactionnelle, enfin la présence de l’apprenant et la teaching presence. La traduction la plus courante de cette dernière est la présence pédagogique mais, dans la définition originale anglaise, il s’agit plutôt d’une forme de conscience de l’apprentissage renvoyant à la perception du « feeling that the teaching is being done » (p. 598). La présence est donc bien un perçu, un sentiment.

L’auteur s’attache particulièrement à la distance transactionnelle qui s’inspire largement des travaux de Michael Moore (1993) et qu’il définit comme un espace psychologique et communicationnel, comme « the interplay among the environnent, the individuals and behaviors in situation » (Boyds et Apps, 1980, p. 5 cité par Moore, 1993, p. 22). Cette définition, on le voit, possède des points communs avec les travaux de B. Blandin et de G. Jacquinot-Delaunay évoqués ci-dessus : une approche psychologique, cognitive et communicationnelle de la présence à distance. Cependant pour P. Kawachi – pour cette raison aussi sa proposition est originale –, la distance transactionnelle n’est pas caractéristique de la seule formation à distance : elle est une dimension de tous les systèmes de formation et donc, bien évidemment, des dispositifs hybrides, comodaux ou présentiels de formation. Elle peut même contribuer à la connaissance de ces derniers, mais dans la mesure où elle est particulièrement significative dans les situations distantes, elle y est plus facile à analyser. Pour M. Moore la distance transactionnelle est déterminée par deux variables, la structure de la formation et son degré d’ouverture d’une part, et d’autre part le dialogue pédagogique, les interactions entre l’enseignant et les apprenants mais aussi entre ces derniers. Cette importante composante dialogique implique la présence à l’autre sur laquelle nous reviendrons dans la suite du texte. P. Kawachi propose alors une modélisation de la distance transactionnelle à partir du degré relatif de ces critères sur des échelles bipolarisées. Chacune des configurations ainsi obtenues détermine des scénarios distincts ainsi que des devis médiatiques particuliers. Enfin l’auteur rend compte et discute des résultats de recherches relatives notamment aux effets de la présence sociale, des interrelations entre les distances sociale, cognitive et l’apprentissage qui constituent, pour l’apprenant, le cœur de son expérience d’apprentissage.

Dans le domaine francophone, Annie Jézégou s’inscrit dans le sillage des travaux sur la distance transactionnelle et a tenté dès 2007 d’opérationnaliser ce modèle dont la principale difficulté réside dans le caractère continu de ses dimensions qu’elle associe au degré d’ouverture du dispositif et à la relation éducative. Elle s’appuie par ailleurs sur le modèle de la communauté de recherche, de la Communitiy of Inquiry (Garrison et Anderson, 2003) qu’elle transpose à toute communauté d’apprentissage en ligne. Une telle communauté regroupe des sujets d’« expertises diverses mais d’égale valeur » dans une démarche scientifique de résolution de problème et de collaboration. Elle est aussi caractérisée par l’autodirection et l’engagement de chacun des membres dans les activités menées en son sein. Ce modèle s’appuie sur l’apprentissage social et le socioconstructivisme ; il laisse une large place aux les échanges, aux confrontations et aux négociations entre les membres de la communauté. Les retours critiques et le processus réflexif engendré par les échanges et les discussions favorisent le développement de connaissances individuelles tandis que la collaboration et l’expérience collective du groupe soutiennent un apprentissage de groupe en relation avec son propre fonctionnement, les mécanismes de régulation, l’adoption de principes et de méthodes scientifiques, le développement d’une dimension réflexive sur l’expérience vécue, etc. (d’après Peraya, 2014).

Ce modèle marque pour nous un tournant, car il est désormais question des différentes dimensions de la présence ou de formes de présence qui succèdent à la distance et/ou à l’absence : présences sociale, cognitive et pédagogique relative au rôle de l’enseignant.

A. Jézégou (2012) propose trois dimensions de la présence, trois formes de présence : sociocognitive, socio-affective et pédagogique, chacune de celle-ci contribuant au développement de toute communauté d’apprentissage en ligne. Sa posture épistémologique fait référence à la perspective transactionnelle de l’action (Dewey et Bentley, 1949) ainsi qu’au courant socioconstructivisme en psychologie sociale du développement et à la conception de la collaboration contradictoire. Ces trois formes de présence contribuent au renforcement de la présence sociale globale du dispositif et font l’objet d’une représentation tridimensionnelle sous la forme de trois vecteurs ayant une origine commune et dont la longueur représente la valeur de leur intensité. Comme pour P. Kawachi, il s’agit d’analyser les interrelations entre les différentes dimensions, dans ce cas-ci, il s’agit de présences et non plus de distances. Pourtant dans ces deux démarches, l’expérience d’apprentissage est au centre de l’analyse. A. Jézégou posait à l’époque de la publication de ce texte des hypothèses relatives aux liens entre formes de présences : l’augmentation de la présence globale favoriserait le développement d’une communauté d’apprentissage en ligne et, par conséquent, la construction individuelle et collective de connaissances ; l’augmentation de la présence sociocognitive en raison de l’intensité de la présence socio-affective, l’augmentation de la présence socio-affective et de la présence sociocognitive en fonction de l’augmentation de la présence pédagogique. Récemment, elle a décrit son modèle théorique de la présence sociale en e-formation qui synthétise de ses recherches depuis plus d’une décennie sur ce thème (2019, 2022).

Que retenir de ce bref rappel ?

Les propositions évoquées ci-dessus paraissent marquées par l’appartenance disciplinaire – réelle ou revendiquée – ainsi que par les cadres de référence de chacun. Cependant toutes convergent vers une nouvelle conceptualisation de la distance en termes d’absence et finalement de présence·s, présence sociale globale du dispositif et/ou présences pédagogique, (socio)cognitive, (socio)affective. À la distance géographique et à l’absence physique se substituent progressivement des formes compensatoires de présence à distance intégrant une composante psychologique et subjective, la perception de présence liée à l’expérience d’apprentissage des apprenants. Il serait sans doute plus pertinent de parler, de composante psychique de la présence dans la mesure où il s’agit d’une perception, du vécu de chaque apprenant au travers de sa propre expérience d’apprentissage. La dimension psychologique (Moore et les auteurs qui s’en revendiquent) relèverait plutôt, quant à elle, d’une analyse comportementaliste des apprenants et de leur processus d’apprentissage qui fonde notamment les très nombreuses recherches empiriques portant, à partir d’indices formels d’activités dans l’environnement virtuel de travail, sur la motivation des apprenants, leur engagement, leur persévérance et de réussite dans un dispositif de formation à distance.

La définition de la présence proposée par J.-L. Weissenberg, évoquée ci-dessus, « le partage commun d’un ici et d’un maintenant », que les « ici » et les « maintenant » des protagonistes soient identiques ou différents (ibidem) nous semble une piste prometteuse dans la mesure où la présence ne requiert plus le caractère de la co-présence physique, tangible. Il est donc possible, dans le cadre de la formation entièrement ou partiellement à distance de concevoir la présence ou la proximité, (Paquelin, 2011 et 2014) comme un espace numérique d’action, de « reliance » (Paquelin, op.cit.) ou de transactions, d’interactions (Kawachi, Jézégou), entre des acteurs évoluant au sein des dispositifs médiatisés, ayant des tâches à effectuer et des problèmes à résoudre collaborativement. Entendu de cette manière, la notion de présence ne semble plus confinée dans le périmètre des formations à distance et du paradigme présence-distance, mais peut constituer un cadre d’analyse pour les dispositifs présentiels, hybrides et comodaux de formations comme le suggérait Kawachi à propos de la distance transactionnelle.

Enfin, si la dimension temporelle reste peu, voire pas, abordée dans ces réflexions, le changement de paradigme auquel nous aspirons pourra certainement ouvrir des pistes de conceptualisation de la temporalité en dehors de ses formes actuelles : soit une modalité organisationnelle garantissant aux apprenants mais aussi aux enseignants plus de flexibilité et d’accès à la formation, soit la succession parfois conflictuelle de temps sociaux différents consacrés aux activités professionnelles, familiales et personnelles, enfin à l’apprentissage.

Pour reconstruire une autre présence, quelques briques

Malgré ces travaux théoriques, la formation à distance est toujours majoritairement conceptualisée dans le cadre de la dichotomie présence/distance qui paraît à la fois comme la ligne centrale de l’ingénierie et donc de la conception/réalisation des dispositifs, mais aussi comme le cadre de référence théorique pour l’analyse des dispositifs. Cette approche reste plus discrète sur la relation entre la présence et le processus d’enseignement et d’apprentissage, c’est pourquoi nous proposons de réinterroger le concept de présence dans ses définitions, ses fonctions et ses modalités selon minimalement trois dimensions la présence à soi, la présence aux autres et la présence au monde. Un projet qui vise à un regard pluridisciplinaire sur ce concept et sa mobilisation dans un contexte dans lequel la formation est proposée pour tout ou partie à distance.

Penser la présence en période post-pandémique suppose de revenir sur la notion de dispositif, référentiel qui a influencé l’approche de la présence en formation à distance. La notion foucaldienne de dispositif mobilisée en formation, a été développée dans un contexte déterminé caractérisé par une relative certitude et prévisibilité, quand bien même l’apprenant opérait de nombreuses négociations de sens entre ce qu’il percevait comme attendu et ce qu’il vivait concrètement. La numérisation de la société, de même que la pandémie ont conduit enseignants et apprenants à faire évoluer leurs pratiques dans une perspective d’ajustements et de conciliations multiples (exemple la conciliation travail-famille-étude) tentant de retrouver des repères de présence dans un contexte de multiples sollicitations de présence qui conduit, notamment chez les étudiants plus âgés à préférer le mode asynchrone sans pour autant nier le besoin de présence de l’autre et à l’autre (Université Laval, 2022). Par ailleurs, l’accessibilité à des contenus d’apprentissage en ligne en dehors de l’offre académique questionne le rapport des apprenants et à l’institution.

La présence ne peut plus être pensée au sein du dispositif mais davantage au niveau de ce qui constitue le territoire de l’apprendre. Celui-ci peut être défini par un ensemble pluriel d’espaces physiques et numériques délimités par des frontières sur lesquels les apprenants et enseignants ont une emprise et au sein desquels s’ancrent les activités d’enseignement et d’apprentissage de manière formelle et non-formelle (Paquelin, 2021). Au sein de ces territoires, les opportunités et sollicitations de présence sont multiples. Par ailleurs que devient la notion de distance, lorsque l’activité se déroule dans un espace numérique n’obligeant plus à être présent physiquement dans un lieu donné, prédéterminé ? Il ne s’agirait plus de réduire la distance entre enseignants et étudiants, mais davantage de relier des fragments d’activités hétérogènes qui empruntent à la fois à la sphère académique institutionnelle et à la sphère non institutionnelle (personnelle, professionnelle). Dans cette perspective, l’enjeu n’est pas d’être co-présent dans un espace partagé qu’il soit physique (amphithéâtre) ou numérique (visioconférence), mais bien d’actualiser sa propre présence par les interactions entre soi, les autres et l’environnement (Mehl, 1958). Cela conduit à considérer la présence à la fois sous l’angle du sentiment de présence (présence psychique) et sous un angle plus actanciel (présence psychologique). Cette présence dans l’activité traduit le niveau d’engagement cognitif, socio-affectif et comportemental. Dans cette perspective, la présence c’est également une présence au monde, une présence intentionnelle qui participe de l’autodétermination de l’apprenant. L’enjeu, voire le défi, est sans doute moins de définir ces présences que d’identifier leurs fonctions et conditions d’actualisation.

La présence comme construit traduit une approche interactionniste phénoménologique explicite et conduit à s’interroger plus particulièrement sur la sémiotique de la présence et sa fonction agentive. Du point de vue de l’apprenant, la présence en cela qu’elle est liée à des « dimensions du sensible et de l’affect » (Chalevelaki, 2010) résulte de la perception d’affordances et de signes. Différents objets sémiotiques devraient être présents pour que l’apprenant s’engage dans un processus d’apprentissage, des éléments qui contiennent et organisent le processus d’apprentissage. Il ne s’agit pas uniquement d’informations disponibles mais de significations perceptibles, condition de la présence au monde, de la présence dans l’action, fruit d’actes conscients de contextualisation des données de son environnement, que l’apprenant « transforme en significations avec lesquelles vivre et agir » (Le Breton, p. 29). Une telle approche élargit la notion de présence au-delà de sa dimension humaine de l’acte communicationnel que traduit la perception de la présence d’autrui qu’elle soit directe (par exemple dans un contexte de communication synchrone) ou indirecte (dans un contexte de présence médiatisée asynchrone).

La présence assurerait une fonction agentive, un pouvoir d’action que traduirait l’énaction du sujet. Cette fonction rejoint les propos de Licoppe (2013) qui propose « de penser un rapport différent à la présence (entendue comme engagement dans la situation à travers une action qui se déploie dans l’ici et maintenant) et à l’existence (entendue comme capacité des êtres à perdurer de manière reconnaissable d’une situation à l’autre) » (Licoppe, 2013, p. 2). Cette agentivité résulterait pour partie de la capacité de l’apprenant à décoder les affordances, contribuant ainsi à l’émergence de situations d’apprentissage. Si la présence peut être analysée comme un construit, voire une co-construction entre le sujet et son environnement, il demeure qu’une troisième dimension doit être abordée, celle de la temporalité en tant que durée, rythme et synchronisation.

La présence doit être considérée comme un co-construit temporalisé. L’apprenant, identifie des signes de présence qu’ils soient synchrones ou asynchrones, médiatisés ou non. Ces signes participent de son engagement à la fois lors des temps synchrones mais également lors des temps où l’autre n’est pas présent. Cette présence à l’autre (enseignant, pairs) favoriserait la présence à soi. Dans un contexte de rupture de l’unité de temps et d’espace et plus précisément dans celui de la pluralité des espaces-temps sociaux, il convient de considérer la dynamique temporelle qui participe à cette présence agentive en identifiant plus particulièrement les moments clés de celle-ci à l’instar des auteurs qui rappellent l’importance d’une co-présence synchrone en début de formation. Ainsi appréhender la présence supposerait d’en accepter la discontinuité et d’accepter la dualité présence-absence. Il s’agit également d’interroger les rythmes de la présence et les acteurs ou objets qui participent à ce rythme qui soutient la permanence de l’engagement étudiant, qu’il s’agisse de temps de rencontre synchrone, de capsules vidéos, de questionnaires ou autre stimulants cognitifs. Ce rythme qui par ailleurs ritualise certains temps, convoque des synchroniseurs pour soutenir la dynamique sociale de l’apprentissage, tel un « un chef d’orchestre temporel […] un cycle de base influençant suffisamment les autres pour battre la mesure, en tout ou en partie » (Pineau, 2000, p. 120, cité par Lesourd, 2009).

Le débat que nous souhaitons mener portera principalement sur les questionnements suivants.

  • Comment définir de nouvelles présences, en dehors du paradigme classique évoqué ? Quels sont les cadres théoriques sous-jacents ? Les cadres proposés sont-ils suffisants ? Quelles sont leurs lacunes ? Quels autres cadres pourraient les enrichir ? Par exemple comment border le dispositif comme objet sémiotique ?
  • Les étudiants à distance seraient-ils des acteurs sans territoire ? Les étudiants à distance ont-ils besoin de ce territoire et de ce processus de territorialisation par lequel s’actualisent les présences physiques et psychiques ? Ce besoin serait-il le même pour des apprenant·es en formation initiale ou en formation continue ? Est-il possible de construire un tel territoire à distance ? Comment le design pédagogique peut-il aider à construire un tel territoire ?
  • Quelles nouvelles proximités convoquent la présence ainsi redéfinie ?
  • En quoi et comment le design pédagogique contribue-t-il au développement d’un sentiment de présence ? Quelles peuvent être les fonctions des dispositifs numériques dans l’édification de ce sentiment de présence ?
  • Comment se construit la valeur de la présence chez les apprenants ? En quoi et comment la présence varie-t-elle selon les apprenants ? Selon leurs caractéristiques socio-démographiques, leurs contextes et territoires de l’apprendre ? Par exemple, le besoin de présence sociale est-il le même pour des apprenants en formation initiale ou en formation comptine ?

-* Dans l’expérience de formation des apprenants, quelle place occuperait une présence sociale en dehors du processus d’apprentissage ? Par exemple, qu’en est-il de l’expérience vécue du campus ou du site universitaire ?

Bibliographie

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Paquelin D. (2014). Présence, distance : vers de nouvelles configurations organisationnelles. Distances et Médiations des Savoirs, 7. DOI : 10.4000/dms.797. Dernière consultation le 14/03/2023.
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Paquelin, D. (2021). Comment les espaces accompagnent l’apprentissage, Accompagner les étudiants, quels rôles pour l’enseignant, quels dispositifs, quelles mises en œuvre ? Dans B. Raucent, C. Verzat, C. Van Nieuwenhoven, C. Jacmot (dir.). Accompagner les étudiants (pp. 383-403). De Boeck. https://www.cairn.info/accompagner-les.etudiants--9782807318960-page-383.htm. Dernière consultation le 14/03/2023.

Peraya, D. (2014). Distances, absence, proximités et présences : des concepts en déplacement. Distances et Médiations des Savoirs., 8. DOI : 10.4000/dms.865. Dernière consultation le 14/03/2023.
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Weissberg, J.-L. (1999). Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques. Pourquoi nous ne croyons plus la télévision, Réseaux, 97. L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation », 9.

Licence : CC by-sa

Notes

[1Ces termes réfèrent au titre de la table ronde animée par P. Mœglin lors du colloque scientifique international « La formation à distance, résolument », organisée en ligne les 20 et 21 octobre 2022 par le CNED à travers son École d’Ingénierie de la Formation à Distance (EIFAD), la revue scientifique Distances et Médiations des Savoirs (DMS) et l’université britannique The Open University.

[2Nous mettons en italiques.

[3Dans ce texte le masculin est utilisé au sens générique, sans aucune discrimination, afin d’en alléger la lecture.

[4Nous renverrons nos collègues aux différents textes de références cités dans cette section. Dans le numéro 8 de DMS (2014), Peraya a proposé une analyse commentée des différents concepts de distance basée notamment sur les contributions de ces deux tomes de D&S.

[5Dans cette perspective, le concept d’interactivité intentionnelle ou symbolique qu’elle soit intransitive ou transitive – elle s’oppose à l’interactivité fonctionnelle ou machinique – constitue un levier important dans l’ingénierie des dispositifs médiatisés.

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