Un article de Mathieu Payn , Louis Derrac et Lionel Alvarez repris de la revue Interfaces numériques (ISF), revue scientifique internationale qui interroge les fondements éthiques, idéologiques, politiques, sémiotiques du design numérique ; une publication sous licence CC by nc nd
Introduction
Les processus de numérisation de l’école, au sens de faire usage de technologies numériques pour soutenir l’enseignement et l’apprentissage, sont importants depuis plusieurs années. Après le business, la science ou la culture, c’est l’éducation qui se voit questionnée quant à son efficacité. La Commission Européenne qualifie les compétences numériques comme des compétences clés (Commission européenne, 2019) et explicite l’urgence d’une intégration des technologies numériques en éducation par le développement d’un écosystème numérique et des compétences d’usages associées (Commission européenne, 2020). Les cadres de références donnent en effet la part belle aux compétences dites opérationnelles ou instrumentales (Iordache, et al., 2017) ; en simple, le « savoir-utiliser ». Se développent alors des projets de formation, des technologies spécifiques à l’enseignement/apprentissage, des budgets faisant suite à des concepts d’éducation numérique… car il semble que, selon la revue de littérature de Volland, et al. (2021), cette éducation « à » se déroule, en grande partie, en dehors de l’école. À l’opposé, on trouvera des demandes de moratoire ou des oppositions fermes à la présence des écrans en classe (Acheroy, et al., 2021). Parallèlement, le monde académique et les réseaux d’acteurs engagés font de plus en plus émerger les nécessités d’une appropriation d’une culture numérique — et non uniquement des usages — par toutes et tous (Cardon, 2019 ; Fluckiger, 2010).
L’équipement scolaire des élèves en terminaux de tous genres (ordinateur, tablette, convertible, ordiphone) s’accompagne de questionnements quant à la capacité de ces derniers d’exploitation de ce matériel à bon escient. Il s’agit certes de développer des projets pédagogiques intégrant notamment ces interfaces dans le quotidien de classe, mais aussi de travailler au développement des compétences d’usage du numérique des élèves, comment la gestion des fichiers/dossiers, les doubles authentifications ou encore les solutions de communication. Comment ces compétences se développent-elles ? Sont-elles transférables d’un outil numérique à l’autre ou doivent-elles être enseignées explicitement pour chaque artefact numérique mobilisé ? L’objet de cet article est de faire un état des savoirs quant aux développements et aux transferts de ces compétences d’usages numériques, afin d’éclairer comment enseigner ou accompagner à « faire usage ».
L’article est construit classiquement en quatre sections. La première consiste dans l’installation de la question de recherche, en partant de l’exemple de la Romandie dans ses politiques éducatives pour aborder les notions de compétences d’usages numériques, et du transfert de ces compétences. La seconde section s’attache à répondre à cette question et faire l’état des savoirs concernant le transfert des compétences d’usages numériques, en proposant une revue systématique de la littérature. Enfin, la troisième section présente les résultats de la revue par une analyse des contenus après réexamen de la sélection, et la quatrième section propose plusieurs pistes de discussion.
1. Un momentum dans les politiques éducatives — exemple de la Romandie
La chose numérique en contexte scolaire vit aujourd’hui un momentum particulier. En effet, si les tentatives de numérisation de l’école publique ont d’ores et déjà été nombreuses — on se souviendra par exemple du déploiement de tableaux blancs interactifs dans les années 2010 en Romandie ou du quinquennat Hollande volontariste en matière de numérique pour toutes et tous, qui avaient montré que le matériel ne portait pas, en soi, un projet pédagogique clair — il y a aujourd’hui à la fois un sentiment d’urgence avec des discours comme ‘ne pas rater le train en marche’ (Selwyn, 2022), une multiplication des acteurs engagés dans le processus, car — très probablement à juste titre — nombreuses sont les personnes qui se sentent concernées, et une volonté politique affichée (p. ex. : la stratégie cantonale d’éducation numérique du canton de Fribourg, mise en consultation mi-2022).
En Suisse romande par exemple, le nouveau plan d’étude « éducation numérique » a été publié en 2021. Il regroupe trois domaines, à savoir (1) usages, (2) média et (3) science informatique. Les deux derniers domaines semblent pouvoir bénéficier d’une didactique propre, car ils sont proches de disciplines universitaires faisant l’objet de travaux de transpositions didactiques soutenant l’enseignement. En effet, l’éducation aux médias jouit d’une certaine histoire, nourrie par exemple par les savoirs journalistiques ou les études en sociologie des médias. Les transpositions didactiques associées laissent entrevoir des pratiques comme l’identification de l’auteur d’un message ou l’explicitation d’autres compréhensions possibles d’une information médiatisée. Ces contenus méritent toutefois d’être complétés avec les nouveautés induites par les réseaux sociaux dans cette éducation « à ». Pour la science informatique, les sources disciplinaires sont encore plus évidentes, entre informatique ou mathématiques par exemple, et les transpositions invitent à des jeux de programmation exploitant les boucles et les conditions, ou à la robotique scolaire. Mais qu’en est-il des usages [1] ?
1.1. Les compétences d’usages numériques
Les compétences d’usages numériques [2] — que nous définissons comme des savoir-agir techniques, en contexte d’utilisation d’outils ou d’environnements numériques — laissent entrevoir les potentielles incompétences et tous les risques de fractures numériques, ou inégalités d’accès, massivement traités dans la littérature jusque dans les années 2010 (Plantard, 2011). Le concept a toutefois beaucoup été discuté (Granjon, 2009 ; Guichard, 2009 ; Rallet et Rochelandet, 2004), pour aujourd’hui privilégier les concepts d’inégalités numériques — avoir pour l’accès, savoir pour les compétences et usages mobilisables, ou pouvoir pour les capacités de mettre à profit (Collin, 2013) — ou de capital numérique (Archias, et al. 2019), plus porteurs pour thématiser le développement de compétences et un projet éducatif, car orientés vers la capacitation et l’identification de la diversité des pratiques.
Un capital numérique insuffisant peut être d’origines diverses. Les générations ont été prises comme variable pour le comprendre (Rizza, 2006), des différences ont bel et bien été documentées (Korupp et Szydlik, 2005), mais sans grande conviction tant les différences interindividuelles dans une même génération peuvent être grandes, ne serait-ce que sur les compétences de bases en informatique (Goldhammer, et al., 2013). Les statuts socio-économiques et les difficultés d’accès aux outils numériques ont aussi été identifiés comme source d’inégalités, quoique bien discutés, à nouveau, au niveau de la diversité des usages (Beauchamps, 2009 ; Pasquier, 2018), de même que l’inscription sociale (Brotcorne et Valenduc, 2009). Ils permettent de témoigner d’un problème sociétal d’équité, mais n’expliquent assurément pas l’entièreté du phénomène. Le genre a aussi été étudié dans la segmentation des usages (Collet, 2019). Il peut être remarqué que le genre entre en jeu dans l’appropriation des technologies numériques et dans la culture associée. L’école publique, par l’enseignement des compétences d’usages numériques peut participer à développer se capital numérique.
Le développement des compétences d’usages numériques peut être visé de manière explicite ou transversale. On retrouve cette dualité pour l’éducation à la citoyenneté numérique (Tadlaoui-Brahmi, et al., 2021). Il peut alors s’agir de segmenter du simple au complexe, comme le présentent généralement les référentiels de compétences, décrivant le développement de compétences comme linéaire ou cumulatif. Cette segmentation est parfois opérée par une sélection des outils à utiliser dont la difficulté serait croissante (p. ex. : tablettes chez les plus petits, convertibles chez les moyens et ordinateurs portables chez les plus grands). Cette approche est constitutive des progressions d’apprentissage et des plans d’études (p. ex. : Plan d’Étude Éducation Numérique de la CIIP, 2021). Pour l’enseignant, il peut s’agir alors de modeler les usages comme dans l’enseignement explicite, de faire exercer, d’observer pour offrir des rétroactions ou pour évaluer.
Leur développement peut aussi être envisagé de manière transversale — c’était le cas durant plus d’une décennie pour l’éducation aux médias en Romandie par exemple — nécessitant l’intégration des visées d’éducation numérique aux enseignements disciplinaires comme le français ou les mathématiques. À côté de la persévérance, de la résolution de problèmes ou de la communication par exemple, les compétences d’usages numériques deviennent des leviers de développement de pratiques disciplinaires diversifiées (Lash, et al., 2021). Ces capacités sont alors mobilisées et/ou développées dans des pédagogies de projets par exemple, nécessitant des pratiques intégrées d’outils numériques. Pour l’enseignant, il peut alors s’agir d’offrir des opportunités d’expérimentation, des confrontations de pratiques, du tutorat par les pairs ou des guidances ponctuelles.
Il y a bien quelques propositions de didactique des usages numériques plus élaborées (Brunel, 2014), mais elles restent rares. L’enseignement des compétences d’usage numériques ne bénéficie alors pas d’un savoir scientifique large. Toutefois, un concept prometteur pour son étude semble bien être le transfert. En effet, une compétence d’usage gagne à être transférée, voire généralisée, pour ne pas enfermer les apprenant·e·s dans un outil, dans un environnement, dans un contexte.
1.2. Le transfert des compétences
La notion de transfert est fondamentale en éducation. Perrenoud (1997) l’affirmait déjà « la prétention de toute scolarisation est de préparer les élèves à réinvestir leurs acquis dans des contextes variés hors de l’école » (p. 6). Il s’agit alors pour l’enseignant de faire un travail explicite pour permettre le transfert, voire la généralisation, d’un apprentissage, car ce « mécanisme cognitif qui consiste à utiliser dans une tâche cible une connaissance construite ou une compétence développée dans une tâche source » (Tardif, 1999, p. 58) n’est pas automatique. Le transfert peut, par exemple, se concrétiser par imitation ou par analogie (Clerc et Josseron, 2021), ou lors d’un changement de tâche, de contexte ou un intervalle de temps (Klahr et Chen, 2011).
La distinction entre compétences transversales et transférables a été discutée (Gagnon, 2008) et fait émerger l’idée de mobilisation des compétences. C’est par la possibilité de mobiliser un savoir-agir dans une multitude de contextes que la compétence deviendrait transversale, ce qui sous-entend en amont un travail de transfert, d’un contexte à l’autre. Pour les questions d’usages numériques à l’école, on peut aisément imaginer que (1) le savoir-agir puisse être tout d’abord bien contextualisé à un appareil ou un environnement numérique bien spécifique : des besoins sont déterminés (CIIP, 2021), des outils numériques sont spécifiés et leurs usages prescrits. Le transfert ou l’application de savoirs avec le même outil mais pour des tâches différentes oriente la recherche sur un terrain non traité ici, à savoir l’appropriation et le détournement (Béché, 2016 ; Peraya & Bonfils, 2014). L’usage fait donc suite à un modelage ou à des essais-erreurs qui permettent d’apprendre ici et maintenant. Ensuite, (2) parce que l’apprenant·e rencontre un autre appareil ou environnement numérique — dit autrement, un autre contexte dans lequel savoir agir —, la compétence serait alors transférée. Les usages laissent sensiblement la place à la compréhension émergente de principes génériques — un savoir — où l’apprenant recherche les similitudes et les différences entre les contextes. Finalement, (3) par la multiplication des contextes, les compétences d’usages numériques deviennent transversales, puisque des invariants peuvent être identifiés : les styles ou les polices dans les traitements de textes que ça soit sur Microsoft Word, Pages ou Libreoffice Writer ; les fonctions ou les fusions de cellules dans les tableurs que ça soit sur Libreoffice Calc, Cryptpad ou GoogleDrive Sheet ; les URL ou les favoris dans les navigateurs que ça soit sur Firefox, Brave ou Chromium ; les gestions de dossiers ou les stores d’applications dans les systèmes d’exploitation que ça soit sur Ubuntu, Microsoft ou MacOS.
Ce processus en trois temps s’apparente adéquatement à une conception plus récente du transfert qui propose que la connaissance/compétence soit transformée et atténuée lors du processus (Dohn, 2021). Cette conceptualisation peut s’apparenter à l’appropriation des usages numériques (Bauchet, et al., 2020). Mes usages de traitement de texte hypercontextualisé à un logiciel précis font de mon savoir-agir quelque chose de précis — le bouton est là, et les styles se gèrent ainsi — qui doit alors être transformé et atténué pour être transféré — peu importe où cliquer, je sais qu’il doit y avoir un système de gestion des styles et que probablement il se trouve dans un menu « home » ou « mise en forme ». Pour reprendre une terminologie distinguant « usages » et « pratiques » (Jahjah, 2013), la première serait ce savoir-agir très contextualisé à ce que la situation exige, la seconde se rapporterait à ce savoir-agir approprié, décontextualisé, personnalisé, dans lequel la diversité des usages me permet une certaine fluidité, une aisance.
1.3. Question de recherche
Prenant en compte l’agenda international annoncé précédemment, visant le développement des compétences d’usages numériques, ainsi que la nécessité de penser le transfert des apprentissages pour participer à la capacitation numérique de toutes et tous, nous visons ici un état des lieux des connaissances académiques à propos du transfert des compétences d’usage numériques. Sont-elles facilement transférables d’un outil/artefact/environnement numérique à l’autre (p. ex. : passer de Ubuntu à MacOS) ? Nécessitent-elles un travail explicite de transfert avec un accompagnement lourd pour atténuer et transformer la compétence développée dans le contexte source ?
En effet, il semble que le savoir-agir en contexte doit faire l’objet d’un travail pédagogique explicite par l’enseignant·e pour que les connaissances et compétences se transforment et s’atténuent, vers une généralisation du savoir-agir, vers une compétence transversale. Il semble y avoir une nécessité, à l’école, de diversifier les outils/artefacts/environnements numériques pour qu’une compétence numérique puisse émerger. Mais que dit la littérature scientifique ayant effectué un travail empirique d’observation ou d’évaluation de ces compétences ?
2. Revue systématique de la littérature
Pour répondre à cette question et ainsi faire l’état des savoirs concernant le transfert des compétences d’usages numériques, une revue systématique de la littérature semble être la méthodologie appropriée. Cette approche permet d’identifier la littérature traitant d’un sujet précis pour en faire une synthèse. Le suivi de la directive PRISMA 2020 (Page et al., 2021) assure à ce travail un processus transparent et reproductible.
2.1. Stratégie de recherche d’articles et critères d’inclusion
Pour un état des lieux des savoirs, des articles en français et anglais ont été recherchés. Concernant l’anglais, les mots-clés ont été identifiés à l’aide du thesaurus de la base de données ERIC. Les termes “computer literacy” regroupent alors les termes “computer skills”, “technological literacy”, “access to computer”, “computer attitudes”, “computer oriented programs”, “computer science education”, “computer uses in education”, “computers”, “influence in technology”, “information literacy”, “laptop computer”, “mathematical logic”, “navigation (information system)”, “online search”, “programming”, “scientific literacy”, ou “search strategy”. Les termes “technology uses in education” regroupent les termes “technology utilization”, “computer uses in education”, “electronic learning”, “educational technology”, “influence of technology”, ou “information technology”.
Le croisement de tous ces mots-clés dans les bases de données ERIC et APA PsychInfo amène une sélection de 190 articles lorsque seuls les articles de journaux scientifiques sont sélectionnés dans les filtres. Il n’y a aucun doublon. Avec une telle largeur dans les mots-clés utilisés, l’intention est de garantir l’identification des articles en anglais documentant les compétences d’usages numériques, leur appropriation et développement ainsi que leur transfert au sens large.
Pour l’extraction d’articles en français, les mots-clés compétence + usage + numérique + éducation (sans guillemets) ont été introduits sur HAL Open Science, avec les filtres “Conference papers”, “Journal articles” et “Preprints working papers” activés. Cette recherche amène 53 articles. Idem que pour l’extraction en anglais, les mots-clés ont été choisis pour couvrir largement la littérature francophone et laisser à l’évaluation humaine — deuxième étape du flowchart (voir Figure 1) — l’identification des articles documentant les compétences d’usages numériques.
La sélection de trois bases de données assure aussi une certaine représentativité et universalité dans l’état des savoirs établi. Alors que la base ERIC se concentre sur des travaux pédagogiques, celle de l’APA rassemble plus de 5 millions d’articles de sciences sociales et comportementales [3]. Quant à l’archive ouverte HAL, elle est par nature pluridisciplinaire et rassemble plus d’un million de documents scientifiques provenant d’institutions scientifiques francophones. Ce type d’archive francophone et le couplage ERIC+APA PsychInfo permettent d’établir un périmètre disciplinaire large, incluant l’ensemble des sciences sociales (sciences de l’information et de la communication, sociologie, informatique…) qui produisent un savoir scientifique sur le sujet. L’unique critère d’inclusion fixé pour cette revue systématique de la littérature est le fait que les compétences d’usage numériques soient évaluées et non simplement théorisées. Ce point est important, car il s’agit ici de croiser des croyances ou théories sur les usages avec des résultats empiriques.
3. Résultats
Pour visualiser le processus d’extraction d’articles, le flow diagram proposé par Page et al. (2021) a été utilisé (voir Figure 1) [4]. Le corpus de 243 articles fut exporté dans un fichier tableur. L’examinateur a parcouru dans une première passe les titres et abstracts pour déterminer la pertinence des articles identifiés. La majorité (90 %) des articles ont été exclus parce qu’ils traitaient de l’apport du numérique aux compétences (n =117 ; et non pas les compétences numériques), parce qu’ils étaient théoriques (n =96) ou parce qu’ils testaient l’acceptation technologique (n =13).
Les 17 articles qui ont passé ce premier examen ont été lus dans leur intégralité lors d’une seconde passe. Le contenu de ces derniers touche aux compétences numériques sans en faire l’objet central de leur question de recherche. Ainsi, aucun article (n =0) ne correspond au critère d’inclusion de la revue, à savoir une recherche évaluant les compétences d’usages numériques des apprenant·e·s. La liste de contrôle PRISMA a guidé chaque étape de cette revue. L’exclusion des articles ainsi que l’homogénéité des méthodologies déployées a rendu caduques les directives de traitement des données. Malgré ces spécificités (discutées plus bas), la reproductibilité de cette revue est assurée.
Seul Guichon (2012) fait état dans sa conclusion d’un pari trop lourd « des institutions scolaires sur un transfert de compétences acquises dans la sphère privée vers des compétences mobilisables en situation scolaire » (p. 16). Ce résultat est en cohérence avec l’une des conclusions de Volland, et al. (2021) qui indique que les compétences numériques ne sont actuellement que peu développées à l’école.
Figure 1 : Flow diagram selon le modèle PRISMA explicitant le processus d’extraction d’articles
3.1. Réexamen de la sélection d’articles
L’extraction selon la procédure PRISMA n’amène aucun article répondant explicitement à la question de recherche posée, à savoir faire l’état des savoirs concernant le transfert des compétences d’usages numériques. Cet état de fait pourrait être dû au choix des langues retenues dans les mots-clés (anglais et français) qui ne témoigne pas forcément de l’état des savoirs sur le sujet, ou au choix des bases de données sondées. En effet, il se peut qu’une littérature riche existe dans d’autres langues ou dans d’autres champs disciplinaires (informatique ou design d’interaction par exemple). Cependant le caractère international de l’anglais permet l’examen de recherches provenant de pays non anglophones, ce qui confère une diversité culturelle et géographique à cette revue (7 nations et 3 continents dans les articles analysés en phase « Examen »).
Si l’absence d’articles est d’ores et déjà un résultat en soi qui sera discuté ci-après (voir point 4. Discussion), nous avons souhaité faire un pas en arrière – à l’étape « Examen » du processus PRISMA (voir Figure 1) — pour identifier comment les usages ont été traités dans les 17 articles identifiés. En effet, le processus d’extraction permet de garantir que ces articles traitent d’une utilisation d’interfaces numériques en contexte éducatif. La description de ces utilisations permettra possiblement d’orienter les conclusions et perspectives de recherche.
3.2. Analyses des contenus après réexamen de la sélection
Les 17 articles identifiés dans les bases de données et maintenus sur la base des titres et abstracts sont référencés dans le Tableau 1. L’analyse de leur contenu offre des indications sur les choix de problématisation et les méthodologies employées :
- quand les chercheur·euse·s étudient l’apport du numérique à l’éducation (d’un matériel, logiciel ou ressource), ils s’attardent régulièrement à une face du phénomène numérique en omettant le besoin d’une éducation au numérique. La séparation conceptuelle de ces deux aspects du numérique (facteur d’évolution et objet d’étude) constitue un risque de rupture avec le terrain de recherche.
- les questions autour de l’acceptation technologique et l’introduction de matériel dernier cri dénotent une posture qui place la solution avant le besoin, c’est-à-dire l’outil avant l’utilisateur·trice. Ce centrage excessif sur la dimension matérielle semble intenable d’un point de vue pédagogique et scientifique.
- les champs disciplinaires convoqués dans les articles réexaminés représentent un large panel de sciences pédagogiques, humaines, sociales et des médias, déployant et actualisant leurs concepts (p. ex. : compétence, littératie, culture). L’approche est plutôt pluridisciplinaire, cependant il n’est fait mention nulle part de science computationnelle, de conception (design) d’interfaces numériques ou encore d’algorithmique… Alors que le numérique est au cœur de ces recherches, ses propres propriétés ne sont jamais évoquées comme ont pu le faire Alvarez et Payn (2021).
4 Discussion
Le résultat de ce travail est l’absence d’étude explicite quant au transfert des compétences d’usages numériques. Ceci est à déplorer, car si les politiques éducatives souhaitent mettre des machines dans les mains des élèves, il semble que les résultats de recherche actuels ne permettent pas d’orienter les enseignements ou une didactique des usages. Mais l’absence d’étude dédiée mérite des tentatives d’interprétation.
Tableau 1 : Articles retenus à la suite de l’extraction d|articles
# | Auteurs | Pays | Sujet | Approche méthodologique |
1 | McLuckie et al., 2007 | UK | Apport du numérique à l’éducation | entretiens (Think aloud protocol, Ericsson et Simon, 1984) |
2 | Oliver et Corn, 2008 | USA | Apport du numérique à l’éducation & Acceptation technologique | questionnaire et entretiens (mixed method research, Creswell et Clark, 2007) |
3 | Lei, 2010 | USA | Apport du numérique à l’éducation | questionnaire et entretiens |
4 | Lea et Jones, 2011 | UK | Apport du numérique à l’éducation, précisément la littératie textuelle | ethnographique (Green, Bloome, 1997) |
5 | Guichon, 2012 | France | Littératie à et hors l’école | questionnaire et entretiens |
6 | Valavicius et Babravicius, 2012 | Lituanie | Connaissances plutôt que compétences | questionnaire |
7 | Dornisch, 2013 | USA | Perception de connaissances numériques | questionnaire |
8 | Dietrich et Balli, 2014 | USA | Rapport aux artefacts numériques | questionnaire et entretiens |
9 | Schneider, 2014 | France | Littératie et spatialité | ethnographique (Schneider, 2012) |
10 | Ozdamar-Keskin et al., 2015 | Turquie & UK | Apport du numérique à l’éducation | questionnaire (principal component analysis, Hair et al., 1998) |
11 | Boulc’H et Bernard, 2016 | France | Perception de connaissances numériques | focus groups |
12 | Mell et Trellu, 2016a | France | Perception de connaissances numériques | questionnaire et entretiens |
13 | Mell et Trellu, 2016b | France | Perception de connaissances numériques | questionnaire et entretiens |
14 | Ramassamy et Popa-Roch, 2016 | France | Perception de connaissances numériques | deux phases par questionnaire |
15 | Kuo et Belland, 2019 | USA | Apport du numérique à l’éducation | questionnaire (MANOVA, corrélation, et régression) |
16 | Chen, 2015 | Canada | Usages et performances numériques | questionnaire (Hohlfeld et al., 2008) |
17 | Jan, 2017 | Pakistan | Rapport aux artefacts numériques | questionnaire (Punch, 1998) |
Note : Les articles présentés dans ce tableau se retrouvent en bibliographie avec un astérisque (*)
4.1. Comprendre l’absence de résultats
Premièrement, la dimension temporelle est un facteur particulièrement fort à prendre en compte. Les contenus (d’un Web textuel à multimédia), les interfaces (du périphérique clavier à l’écran tactile) et les artefacts numériques (mise sur le marché de l’ordiphone en 2007) suivent un rythme de développement et d’évolution élevé. En 10 ans déjà, l’usage des technologies de l’information et de la communication diffère grandement et la validité d’études de l’époque doit probablement être revue. La recherche de Lea et Jones (2011) autour des nouvelles pratiques de littératies textuelles permises par Internet l’illustre : que vaut la recommandation conclusive faite aux institutions de « shift [their] attention to the new textual landscape and its significance in understanding supporting student learning and assessment in a digital age » (p. 391), alors que les contenus et les pratiques inhérentes de cette « ère digitale » sont massivement devenus multimédias ? Le temps des technologies numériques est possiblement peu compatible avec le temps de la recherche scientifique. Comme l’expose également Boullier (2016) dans son ouvrage de référence : « suivre pas à pas les progrès de la diffusion des portables ou les pratiques de la lecture numérique […] s’avère rapidement épuisant et de peu d’intérêt scientifique tant de nouvelles techniques apparaissent, de nouveaux acteurs, de nouveaux modèles économiques qui invalident les catégories mêmes produites pour les penser » (p. 5).
Deuxièmement, se pose cette même question de la rapidité d’évolution des usages et pratiques liée au numérique sur la capacité à enseigner ces mêmes usages et pratiques. Concrètement, le monde enseignant est confronté à une difficulté de taille : les équipements scolaires et leur formation arrivent forcément trop tard, car les technologies et les besoins ont déjà changé. Le souhait est de sensibiliser les élèves à des outils, mais lorsque l’entièreté du corps enseignant atteint un niveau de maîtrise, les outils peuvent être dépassés. Cela peut donc constituer une raison pour laquelle, n’ayant pas de recul possible sur sa pratique, la recherche en éducation n’a pas eu les moyens de produire les savoirs nécessaires à une didactique des usages et à leur transfert.
Troisièmement, la fréquente injonction politique consistant principalement à éduquer « avec » les outils numériques (pour différencier ses pratiques, pour hybrider ses enseignements, pour motiver les élèves, etc.), n’invite que peu à la recherche traitant de l’éducation « au » numérique. Ainsi, on équipe massivement en tablettes et ordinateurs personnels, non pas pour éduquer « au » numérique, mais pour éduquer « avec » le numérique.
Quatrièmement, l’apparente maîtrise des jeunes générations en matière d’usages numériques a longtemps fait croire que ces compétences d’usages étaient apprises hors contexte scolaire et ne nécessitaient pas d’intervention formelle. C’est le mythe du « digital native » (Lardellier, 2017), aujourd’hui largement invalidé, mais qui a incontestablement fait prendre du retard à l’implémentation d’une véritable et ambitieuse politique d’éducation « au » numérique et, par extension, à des études permettant d’en fonder sa didactique.
Enfin, il existe une confusion certaine entre bureautique, usages, pratiques, ainsi qu’un conflit entre une culture numérique invitant à des usages diversifiés, un caractère transdisciplinaire et omniprésent, et une culture scolaire impliquant des usages standardisés, une approche disciplinaire, etc. Ainsi, dans de nombreux pays francophones, il n’existe pas de discipline d’éducation au numérique à proprement parler.
4.2. Une suite à donner : effectuer les recherches manquantes
Sur la base de cette revue systématique de la littérature, il semble qu’aujourd’hui, il manque cruellement de données et de connaissances à propos du transfert des compétences d’usages numériques. En effet, malgré un processus délibérément large d’extraction d’articles, le nombre de papiers qui a pu être identifié est étonnamment faible. Cet état de fait invite les auteurs à concevoir un dispositif empirique permettant de documenter le transfert des compétences d’usages numériques.
À la lumière de l’étude de Goldhammer et al. (2013), une liste de tâches jugées classiques sur ordinateur a été conçue. Elle a été soumise à deux enseignants pour juger de l’adéquation des exigences avec ce que les élèves sont effectivement capables de réaliser sur leur machine personnelle ou scolaire. Parallèlement, trois environnements numériques d’apprentissage (ENA) ont été conçus pour offrir une diversité de programmes et d’interfaces utilisateur, selon des paradigmes d’Interaction Design différents. Ces deux objets (liste de tâche et ENA) ont été testés en situation d’expérimentation. Ainsi, il sera possible d’inviter les élèves à d’abord réaliser la liste de tâches sur leur ENA habituel, puis de les inviter à les réaliser sur un ou plusieurs autres ENA. Le temps de réalisation, le score de réalisation, l’usage des ressources machine, ainsi que les médiations offertes par les chercheurs — alors invités au minimum de guidance pour un maximum d’autonomie des élèves — seront enregistrés systématiquement pour pouvoir, dans un second temps, documenter et faire l’analyse du transfert des compétences d’usages numériques.
5. Conclusions
L’appel est criant, il faut aujourd’hui entreprendre des études empiriques documentant le développement de compétences d’usages numériques et leur transfert (vers des pratiques personnelles), pour pouvoir envisager ensuite l’appropriation par les apprenant·e·s d’environnements numériques personnels d’apprentissage. Les possibles raisons d’une absence de didactique des usages numériques soutenue par des résultats empiriques ont été discutées. Ce manque exige donc des enseignant·e·s de devoir construire leurs enseignements sur le bon sens uniquement. Selon ce bon sens, comment enseigne-t-on l’organisation de son espace de travail en dossiers ? Comment enseigne-t-on la gestion des périphériques numériques (micro, clavier, souris…) pour que les compétences développées permettent d’être proactif sur n’importe quelle machine ? Comment enseigne-t-on les systèmes de double authentification pour que la personne puisse être autonome dans les récupérations de mots de passe ? Voilà des questions qui aujourd’hui ne trouvent pas de réponse claire, alors que l’école publique vise à mettre des ordinateurs/tablettes dans les mains des élèves.
Bibliographie
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Notes
1
Définit comme « les savoirs et habiletés de base sur le matériel, les logiciels et les réseaux numériques pour les utiliser de façon efficiente » par le Plan d’Études Éducation Numérique (CIIP, 2021)
2
Le terme « usage » est à opposer au terme « pratique ». En effet, l’usage est délimité par l’artéfact numérique sollicité, donc conceptualisé dans ce travail comme une capacité technique, contrairement à la pratique qui se rapportera à l’exploitation des usages à des fins déterminées.
3
https://www.apa.org/pubs/databases/psycinfo/ (visité le 5 avril 2022)
4
L’identification a été effectuée par l’auteur 3, l’examen par l’auteur 1.
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