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Résumé de HDR. Concevoir des technologies émergentes acceptables : complémentarité des approches expérimentale, écologique et prospective

18 octobre 2022 par Emilie Loup-Escande Veille 224 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/act...

Les technologies émergentes – parfois qualifiées de nouvelles technologies ou technologies innovantes – peuvent être définies sur la base de quatre caractéristiques : un caractère novateur, des usages peu clairs, des limites qui en ralentissent l’application et une promesse de transformation du contexte économique et social dans lequel elles sont introduites (Loup-Escande, 2021). Le caractère émergent de ces technologies questionne l’ergonomie de conception à travers deux difficultés majeures. La première, liée au paradoxe de l’ergonomie de conception, correspond à l’absence de recommandations ergonomiques du fait de manque d’usages et de précédents. La seconde difficulté concerne la complexité intrinsèque à ces technologies émergentes et à l’interaction de l’utilisateur avec ces dernières questionnant au moins quatre dimensions ergonomiques : l’utilité, l’utilisabilité, l’expérience utilisateur et l’acceptabilité. En effet, ces technologies sont caractérisées par des fonctionnalités relativement novatrices (Loup-Escande et al., 2013) et des interfaces souvent très innovantes suggérant parfois des problèmes d’utilisabilité (Chaniaud, 2020) voire d’expérience utilisateur (Tcha-Tokey, 2018) ayant des conséquences en termes d’acceptabilité (Sagnier, 2019). Ce concept d’acceptabilité a été abordé dans la littérature au travers de différentes acceptions : l’acceptabilité sociale, l’acceptabilité pratique et l’acceptabilité située, et des relations avec les dimensions connexes précitées ont été identifiées (Sagnier et al., 2019). Par ailleurs, l’ergonomie de conception mobilise trois approches méthodologiques : l’approche expérimentale héritée du courant Human Factors, l’approche écologique issue de l’ergonomie de l’activité et l’approche prospective qui consiste à anticiper les futurs besoins, usages et comportements en vue de créer des systèmes qui soient adaptés aux utilisateurs (Loup-Escande et al., 2021).

Un article (avril 2022) de la revue Activités, une publication sous licence Creative Commons by nc nd

Emilie Loup-Escande (2019). “Concevoir des technologies émergentes acceptables : complémentarité des approches expérimentale, écologique et prospective”. Habilitation à diriger des recherches – École Doctorale Sciences Humaines et Sociales (ED 586), UFR Sciences Humaines Sociales et Philosophie, Centre de Recherche en Psychologie : Cognition, Psychisme et Organisations (UR UPJV 7273 CRP‑CPO), Université de Picardie Jules-Verne

La partie introductive présente notre itinéraire personnel, professionnel et scientifique, ainsi que les deux objectifs de cette HDR. Le premier pose les bases d’une acceptabilité qui repose sur l’idée selon laquelle ne considérer qu’une seule facette de l’acceptabilité ne serait pas suffisant pour garantir que la technologie soit effectivement acceptée par ses utilisateurs. Le second objectif démontre qu’il est souhaitable de mobiliser les trois approches méthodologiques précédemment évoquées afin d’appréhender l’acceptabilité dans les processus de conception des technologies émergentes.

La section II alimente le premier objectif affiché en posant les fondements théoriques d’une approche holistique de l’acceptabilité des technologies émergentes, qui intégrerait non seulement les représentations des utilisateurs quant à l’utilité et l’utilisabilité, mais aussi les qualités instrumentales et non instrumentales de la technologie, relativement aux spécificités du contexte d’usage, de la technologie et des utilisateurs. Plus précisément, l’acceptabilité sociale et l’acceptabilité pratique se complètent dans la mesure où l’acceptabilité pratique ne considère pas le rapport subjectif entre l’Homme et la technologie contrairement à l’acceptabilité sociale qui repose sur l’idée selon laquelle les perceptions des utilisateurs sur l’utilité et la facilité d’utilisation de la technologie impactent les attitudes de ces derniers envers son utilisation. L’acceptabilité pratique est complémentaire à l’acceptabilité sociale en ce sens qu’une technologie acceptable serait une technologie ayant une bonne qualité en termes d’utilité et d’utilisabilité « réelles » ainsi qu’une expérience utilisateur positive.

L’acceptabilité sociale et l’acceptabilité située s’articulent également de façon pertinente. En effet, l’acceptabilité située considère le contexte d’usage et l’activité dans laquelle s’intègre la technologie, ainsi que l’évolution des représentations des utilisateurs en fonction des usages effectifs, contrairement à l’acceptabilité sociale. Cette dernière se préoccupe davantage des perceptions des utilisateurs à un moment donné et en fonction de ses représentations essentiellement a priori. En intégrant les spécificités de l’approche située, les modèles de l’acceptabilité sociale resteraient à enrichir et à éprouver auprès d’utilisateurs finaux dans des contextes d’usage bien définis.

Par ailleurs, l’acceptabilité pratique et l’acceptabilité sociale sont complémentaires sur trois points. Tout d’abord, les études menées hors contexte réel permettent d’anticiper et d’aboutir à des technologies suffisamment acceptables (au sens de « pratique ») et d’éviter un rejet massif de la part des utilisateurs en contexte d’usages et de travail réels. Ensuite, les études in situ conduites avec ces technologies permettent, quant à elles, de parfaire l’acceptabilité (au sens de « située ») en établissant des liens entre les représentations quant à la technologie d’une part et l’utilité et l’utilisabilité réelles d’autre part. Enfin, l’acceptabilité située reste propre à un contexte d’usages bien défini, et ne permet donc pas d’obtenir des données généralisables à d’autres situations. Nous pensons que cette limite peut être compensée par l’acceptabilité pratique si l’on confronte la technologie à un large panel d’utilisateurs. Ainsi, en utilisant les contributions de ces deux approches, nous pourrions nous centrer non seulement sur l’usage de la technologie en contexte et selon une perspective longitudinale afin de nous éclairer sur la dynamique d’intégration de celle-ci dans les activités de ses utilisateurs et sur les processus d’appropriation susceptibles d’apparaître, mais aussi sur la mise en place de situations d’évaluation simulées et proches du contexte réel d’usage de cette technologie.

Les sections III, IV et V s’appuient sur nos recherches pour alimenter les contributions de chaque approche aux différentes facettes de l’acceptabilité apportant ainsi des éléments de réponse au second objectif de l’HDR. Plus précisément, nous montrons que l’approche expérimentale – au sens d’expérimentation et de simulation de situations (via des tests utilisateurs) – contribue de façon judicieuse à définir l’acceptabilité pratique et l’acceptabilité sociale d’une technologie émergente. En l’occurrence, nous avons mis en évidence que l’expérimentation avait permis de produire des données sur l’utilité et l’utilisabilité perçues et réelles des technologies émergentes, et par conséquent d’aboutir à des modèles théoriques mais également à des outils de mesure (par ex., Tcha-Tokey, 2018 ; Chaniaud, 2020) transposables et réutilisables dans d’autres contextes expérimentaux, et servant de cadres d’analyse à des contextes plus écologiques.

Nous montrons ensuite en quoi l’approche écologique est particulièrement appropriée pour alimenter l’acceptabilité située et sociale. En l’occurrence, nous avons mis en évidence que l’analyse et la compréhension détaillées de l’activité existante sans technologie émergente étaient nécessaires pour co-concevoir son utilité en particulier au sens de ce qu’apporterait cette technologie à la situation non outillée, ainsi que ses propriétés d’utilisabilité (par ex., Loup-Escande & Loup, 2021). Par ailleurs, nos travaux montrent que les perceptions (a priori et a posteriori) et l’usage effectif de la technologie émergente en situation d’usages permettent de parfaire l’acceptabilité de cette dernière en optimisant ses fonctionnalités et propriétés (par ex., Sagnier, 2019).

7Nous terminons par l’intérêt et la pertinence de l’approche prospective pour investiguer l’acceptabilité sociale, pratique et située. Tout d’abord, nos travaux montrent que les méthodes de créativité individuelle déployées par les concepteurs et la caractérisation des utilisateurs (par ex., au travers des personas) sont utiles pour imaginer et anticiper les fonctionnalités et les propriétés de la technologie déterminant son acceptabilité pratique (par ex., Loup-Escande et al., 2019). Ensuite, nous avons montré que les situations collectives de créativité telles que les brainstormings étaient propices à la co-construction de représentations partagées favorisant la convergence de perceptions sur des usages jusqu’alors non envisagés, contribuant ainsi à la définition de l’acceptabilité sociale. Enfin, les tests utilisateurs menés avec de réels utilisateurs finaux sont un moyen pour eux de se rendre compte des potentialités de la technologie et d’envisager d’autres usages en les projetant dans des contextes réels. Ils enrichissent ainsi l’acceptabilité située en ce sens qu’il y a un début de développement mutuel entre l’Homme, la technologie et son usage (par ex., Loup-Escande et al., 2015).

La partie conclusive met en discussion le rôle de l’ergonomie dans les projets d’innovations technologiques. Dans le cadre des technologies émergentes, l’ergonomie peut intervenir dans deux grands types de projets : les projets technocentrés et les projets anthropocentrés. Il en découle des contextes de projets et des demandes/attentes de la part des partenaires très différents impactant la façon dont l’acceptabilité va être appréhendée par le chercheur en ergonomie qui doit – dans ce domaine spécifique – être capable d’adopter des orientations épistémologiques différentes. Les projets technocentrés sont souvent associés à une stratégie « Technology Driver » qui vise à développer des innovations technologiques radicales en misant sur une activité intense de Recherche & Développement (Davies & Buisine, 2017). Dans ces projets, les travaux sur l’acceptabilité visent généralement à évaluer des technologies implémentées pour résoudre des verrous technologiques et pour lesquelles il n’y a pas nécessairement d’utilisateurs prédéterminés ou pour lesquelles le public est clairement identifié. L’expérimentation est l’approche la plus pertinente puisque l’ergonomie cherche ici non seulement à évaluer l’interaction directe entre l’utilisateur et la technologie indépendamment d’un contexte justifiant ainsi des situations artificielles et délimitées, mais aussi à recueillir des données objectives et subjectives auprès d’un large panel de personnes en vue d’améliorer le dispositif le plus souvent en termes d’utilisabilité. L’Homme moyen, parfois critiqué dans la littérature en ergonomie de l’activité avançant la recherche de standardisation et l’absence de considération de variabilité inter-individuelle, est ici recherché puisqu’il ne s’agit pas de considérer les particularités de chaque individu.

Dans les projets anthropocentrés dans lesquels les innovations sont développées pour un contexte et une population envisagés, trois catégories peuvent être distinguées. Les deux premières catégories font référence à la stratégie « Market Reader » qui, sur la base d’une bonne connaissance des demandes et besoins exprimés par les utilisateurs, innove de façon incrémentale et personnalise les produits notamment technologiques (Davies & Buisine, 2017). La première catégorie concerne les projets visant à concevoir et évaluer des applications destinées à un public large et hétérogène et dont les contextes d’usage sont peu nombreux et délimités. Dans ces projets, l’approche expérimentale est parfaitement adaptée. La deuxième catégorie de projets anthropocentrés concerne ceux qui cherchent à concevoir et évaluer des technologies destinées à des contextes précis et un public a priori clairement identifié. L’approche écologique est, dans ces cas, la plus adéquate puisqu’il n’est pas nécessaire d’accéder à une masse de données importante, l’objectif étant de repérer la singularité des utilisateurs réels en termes de caractéristiques et de besoins fonctionnels et non fonctionnels, et des schèmes d’utilisation mis en œuvre avec la technologie comme moyen et support à l’activité. Pour favoriser l’acceptabilité, cette approche doit être couplée à une démarche inductive et à une conception participative. En effet, le chercheur en ergonomie doit répondre à des questionnements naissant du terrain ici clairement établi et doit impliquer les utilisateurs dès les phases amont de la conception de la technologie (c.-à-d., dans les processus décisionnels) jusqu’à l’intégration dans l’organisation en vue d’y investiguer les processus d’intégration dans l’activité et l’appropriation par les opérateurs.

La troisième catégorie correspond aux projets anthropocentrés visant la conception de technologies destinées à des contextes et des utilisateurs peu ou non clairement définis. Elle s’inscrit essentiellement dans une stratégie « Need Seeker » – encore peu répandue dans les entreprises françaises – qui consiste à anticiper les besoins futurs afin de proposer un produit répondant à ces besoins non exprimés, et ainsi générer des innovations radicales centrées sur les fonctions, propriétés et usages des produits (Davies & Buisine, 2017). L’approche prospective est la plus adaptée dans ces projets grâce aux méthodes favorisant la créativité (par ex., personas, utilisateurs extraordinaires, staffs d’experts de communautés) et la projection dans l’usage (par ex., scénarios) qui lui sont associées. Le défi pour l’ergonomie est de faire en sorte que les dimensions anticipées (par ex., les fonctionnalités, etc.) et acceptables a priori par ceux qui les ont évoquées soient acceptées au cours de l’usage effectif. Ce dernier point pourra aisément être investigué au moyen d’approches classiques en ergonomie.

Nous terminons cette HDR par plusieurs perspectives de recherche pour poursuivre des travaux sur l’acceptabilité. Une première perspective est d’investiguer l’accessibilité comme un facteur d’acceptabilité via le design universel. L’accessibilité consiste à « fournir un accès égal aux environnements physiques et numériques en offrant des lieux et des ressources sûrs, sains et adaptés à la diversité des personnes susceptibles d’en faire usage » (Folcher & Lompré, 2012, p. 89-90). Pour parvenir à des technologies acceptables, les principes de conception universelle doivent être pensés avec l’idée que l’accessibilité est une propriété construite sur la base des représentations à propos de la technologie et des déficiences associées à l’âge et/ou au handicap, évolutive en fonction du moment de la conception et/ou de l’usage et située puisqu’elle dépend du contexte d’utilisation de la technologie (Porcher, 2018).

Une deuxième perspective concerne l’adoption d’une vision plus macroscopique de l’acceptabilité de ces technologies émergentes à travers deux niveaux d’analyse. Le premier niveau porte sur la structure organisationnelle dans laquelle les technologies émergentes sont intégrées. Dubois et Bobillier-Chaumon (2009) rappellent que « l’organisation induit des situations de subordination et il est difficile pour un salarié de refuser individuellement la technologie qui organise les manières de travailler, de communiquer, etc. » (p. 308). En d’autres termes, l’organisation (formelle) contraint l’acceptabilité des technologies. Une piste serait de penser un accompagnement au changement technologique en synergie avec des procédures suffisamment ouvertes de sorte à permettre à l’opérateur de maintenir son « pouvoir d’agir » et « les marges de manœuvre » (Clot & Simonet, 2015) malgré la technologie imposée par la hiérarchie. Le second niveau, relatif à l’organisation vivante, concerne l’étude de l’acceptabilité des technologies émergentes par les collectifs de travail. Ces derniers se construisent « entre des opérateurs et des opératrices qui partagent des objectifs renvoyant à la réalisation d’un travail de qualité, c’est-à‐dire renvoyant aux critères d’efficacité du travail selon eux et au sens qu’ils accordent à ce travail » (Caroly & Barcellini, 2013, p. 35). Si la technologie, par son introduction, a des effets sur le travail collectif dans ce contexte d’activités alors médiatisées, elle impacte également le collectif de travail en ce sens qu’elle modifie sa capacité « à élaborer ou ré‐élaborer des normes et des règles encadrant l’action, en lien avec les critères de qualité du travail, à gérer la conflictualité dans les rapports de travail et enfin à donner un sens au travail » (Caroly & Barcellini, 2013, p. 35). Ainsi, c’est à travers une démarche compréhensive des collectifs de travail dans des activités médiatisées par les technologies émergentes qu’il sera possible d’identifier les facteurs d’acceptabilité de ces technologies par ces collectifs et, ainsi, faire évoluer les modèles d’acceptabilité.

Une troisième perspective est de comprendre et de caractériser les nouveaux métiers nés de l’Industrie du futur en vue de corriger voire de prévenir les effets délétères pour les opérateurs. D’une part, il s’agirait de faire un état des lieux des représentations à l’égard de ces technologies et d’en caractériser les activités réelles outillées, dans le but d’induire un changement de représentations et réduire, ainsi, les craintes et réticences observées envers les robots et autres technologies émergentes. D’autre part, il semblerait pertinent de s’intéresser à l’hyper-connexion susceptible d’apparaître du fait d’un accès continu aux outils de travail à distance via l’implantation de la connectivité dans l’industrie, entraînant des débordements de la vie professionnelle sur la sphère privée et pouvant mener à l’épuisement professionnel des salariés voire à une addiction au travail.


Notes de la rédaction

Habilitation à diriger des recherches – École Doctorale Sciences Humaines et Sociales (ED 586), UFR Sciences Humaines Sociales et Philosophie, Centre de Recherche en Psychologie : Cognition, Psychisme et Organisations (UR UPJV 7273 CRP-CPO), Université de Picardie Jules-Verne.

Soutenue le 29 novembre 2019, à l’Université de Picardie Jules-Verne,
par Emilie Loup‑Escande, emilie.loup-escande@u-picardie.fr

Jury

Eric BRANGIER, Examinateur, Université de Lorraine
Stéphanie BUISINE, Rapporteur, Ecole d’Ingénieurs CESI Nanterre
Jean-Marie BURKHARDT, Examinateur, IFSTTAR
Simon RICHIR, Examinateur, Arts et Métiers ParisTech
Jean-Claude SAGOT, Rapporteur, Université de Technologie de Belfort‐Montbéliard
Gérard VALLERY, Garant, Université de Picardie Jules-Verne

Licence : CC by-nc-nd

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