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La pensée comme action ?

1er septembre 2021 par jean-marie.barbier Outils d’analyse 3085 visites 1 commentaire
Pixabay- Le penseur de Rodin-

Jean-Marie Barbier
Formation et apprentissages professionnels UR Cnam 7529
Chaire Unesco ICP Formation professionnelle,
Construction personnelle, Transformations Sociales

LES TERMES HABITUELS DE L’OPPOSITION PENSEE/ACTION : DES CROYANCES

Tout nous y pousse dans les catégories du langage quotidien : la pensée aurait les caractéristiques inverses de celles de l’action. Elle serait abstraite alors que l’action serait concrète, elle serait consciente alors que l’action comporterait une part d’obscurité pour le sujet. Elle serait essentiellement psychique alors que l’action comporterait une composante physique. Elle aurait pour objet la connaissance, alors que l’action aurait pour objet la transformation. Elle serait relativement transparente au langage qui l’exprime.

Ces attributions ne sont qu’autant de déclinaisons d’une opposition/complémentarité présente aussi bien dans la langue académique que dans la langue ordinaire : le clivage théorie/pratique, si puissant dans les cultures occidentales. La pensée organiserait l’action ; l’action réaliserait la pensée. Ce clivage serait au fondement du rapport conception/application.

Et si, dans ses rapports avec l’action, la pensée ouvrait une action spécifique, ‘sui’ generis, comme l’écrit Joseph Nuttin ? (https://www.cairn.info/theorie-de-la-motivation-humaine--9782130442776.htm). Ce texte explore cette hypothèse https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités Représentation finalisante, Représentation finalisée 173-175.

LA PENSEE COMME ESPACE SPECIFIQUE

Si l’on appelle activité un processus de transformation du monde caractérisé par la spécificité de son produit, et action l’organisation d’activités ordonnée autour la survenance de ce produit spécifique, alors la pensée est un espace spécifique de survenance d’activités, les activités de pensée, et un espace spécifique d’organisation d’actions, les actions de pensée.

UNE HYPOTHESE PORTEE PAR PLUSIEURS COURANTS DE RECHERCHE

Des courants de recherche diversifiés sont fondés sur cette hypothèse :

1. Les conceptions dynamiques de la pensée

  Par exemple, celle de W.R. Bion, développée notamment dans deux textes publiés en 1962 : https://www.puf.com/content/Réflexion_faite et https://www.puf.com/content/Aux_sources_de_lexpérience. Bion parle notamment de la ‘pression des pensées’ et ‘d’émotions de pensée’ : l’activité de pensée naîtrait de la confrontation avec un problème et d’une situation de manque ; si la frustration est supportée, se développe alors une capacité à élaborer la situation (modification ) (…) supporter permet de penser, penser aide à supporter.
  Ou encore la conception de l’enquête de Dewey, exposée notamment dans ‘Logique-La théorie de l’enquête https://www.amazon.fr/Logique-théorie-lenquête-John-Dewey/dp/2130451764 . Dewey fait en effet de la pensée une action , et de l’enquête une « transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié ».
  On notera que dans les deux cas un lien direct est fait avec l’expérience.

2 . Les courants de recherche distinguant opérations de pensée, qui sont des processus, et construits de pensée, qui en sont les produits.

  Pour Meyerson dans ‘les Fonctions psychologiques et les oeuvres (1995, 31) https://www.albin-michel.fr/ouvrages/les-fonctions-psychologiques-et-les-oeuvres-9782226077899 ‘ « Ce n’est pas de ses propres opérations que (notre pensée) est consciente, mais de ses produits (...) C’est (…) une tendance qu’a notre pensée à extérioriser ses créations, ou plus exactement à les considérer comme des réalités extérieures, et dans le cas où cette perspective est la plus poussée, l’objet acquiert une véritable indépendance ; on peut le décrire, on peut apprendre indéfiniment de lui » .
Après Lukacs, Axel Honneth (2007) parle de ‘réification’. La réification, Petit traité de Théorie critique (Gallimard, NRF, Essais, 2007) http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/NRF-Essais/La-reification .
  Pour ces courants, l’attitude dominante de la pensée humaine est de naturaliser ses propres construits : les concepts que l’on a créés pour rendre compte des entités du monde deviennent des entités du monde. (…) De façon plus générale, on confond entités du monde et construits pour en rendre compte. Or les fameuses lois de la nature ne ‘régissent’ pas le monde ; elles sont des outils indispensables dans la construction du rapport que les sujets humains entretiennent avec le monde. L’activité humaine construit ces lois plus qu’elle ne les dévoile. Le monde n’est ni singulier, ni régulier, sinon par rapport à un effort de pensée. Il est, tout simplement. « Il n’est ni vrai, ni faux, écrit Jaspers (https://www.jstor.org/stable/41087351 1947), c’est seulement notre connaissance qui peut l’être ». Pour Jullien qui s’intéresse aux transformations qui échappent au sujet qui pense (2010, 44-45 https://www.grasset.fr/livres/les-transformations-silencieuses-9782246754213 ) « (...) notre intelligence morcelle, isole et stabilise ».
  Ceci explique assez largement l’émergence historique de disciplines fondées sur une autonomisation relative de leur objet, souvent caractérisé en termes d’état, et dont les désignations sont variables selon les auteurs : fait social en sociologie pour Durkheim, énoncé en linguistique après Saussure, conduite ou comportement en psychologie après Janet ou Watson. Ce n’est pas un hasard si Foucault s’est intéressé à l’’archéologie du savoir’ http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/L-archeologie-du-savoir .

LA SPECIFICITE DE LA PENSEE EST DE TRANSFORMER DES REPRESENTATIONS

Les représentations

Le terme de représentation est très suggestif : le préfixe re implique une seconde fois. La représentation désigne le mode de présence à un sujet d’un objet absent de son environnement immédiat. Se représenter permet, de façon différée, de rendre présent à un sujet des objets relevant d’autres espaces d’activité que son activité en cours. Les représentations permettent de rendre présent dans l’activité immédiate d’un sujet des activités passées ou des activités futures. Les représentations tiennent lieu de leur objet (M.Denis : https://www.cairn.info/les-images-mentales--9782130358695.htm )

Les transformations de représentations

Il y va des représentations comme des autres constructions de l’activité humaine : pour les approcher en tend à les stabiliser en termes de construits. On étudie davantage les représentations comme produit que comme processus ; notamment lorsqu’on les approche à travers des analyses de contenu à partir de discours. On cerne alors davantage des énoncés que des représentations. Les représentations sont des outils mentaux investis dans l’action de penser l’activité. Elles sont en perpétuelle transformation (cf. infra).

Les représentations sont des activités adressées au sujet qui se représente
On confond souvent représentations et images. La spécificité des images est d’être adressées  : ce sont des offres de significations (https://www.puf.com/content/Vocabulaire_danalyse_des_activités, signification, 85). Les représentations relèvent de l’activité mentale adressées à soi, les significations relèvent de l’activité de communication en vue d’influer sur autrui, et quelquefois sur soi-même.

Les activités de pensée surviennent en même temps que les transformations qu’elles prennent comme objet.
Elles sont donc à la fois en transformation, et relatives à des transformations. A rebours du paradigme théorie/pratique, quel que soit le pôle que ce paradigme privilégie, action de pensée et action pensée se transforment simultanément. Pour Meyerson encore (https://www.albin-michel.fr/ouvrages/les-fonctions-psychologiques-et-les-oeuvres-9782226077899 , 1995, 120) « Toute science crée des objets. Mais ces objets changent au fur et à mesure de la recherche ».

EN RAPPORT AVEC LEUR FONCTION DANS L’ACTION, LES REPRESENTATIONS PEUVENT ETRE DE DEUX TYPES

1. Des représentations finalisées, orientées par l’activité en cours

Finaliser doit être pris ici dans l’acception traditionnelle de donner un sens, comme dans le substantif ‘les finalités’ de l’action, et non dans l’acception plus récente, d’origine anglo-saxonne, de terminer.

Dans l’action, les sujets se font une représentation orientée de leur environnement et de leur propre activité, au regard des processus de transformation dans lesquels ils sont engagés : par exemple ils apprécient l’environnement comme fait d’opportunités ou de contraintes pour leur action. Les représentations finalisées confèrent, dans l’action et pour le sujet qui agit, un sens aux éléments de la situation dans laquelle il agit. On peut ainsi parler dans le langage quotidien d’identification, d’analyse ou de construction de la situation. Les représentations finalisées ne sont pas des représentations purement cognitives ; elles sont en lien avec des affects ou transformations de tendance d’activité.
Elles ont été décrites par des auteurs tels que D.Ochanine et ses collègues, qui parlent d’’images opératives’ https://journals.openedition.org/pistes/4660 . Dans la logique de ce texte nous parlerions plutôt de représentations opératives. Selon Ochanine, les ‘images opératives’ présentent trois caractéristiques, en lien étroit avec leur fonction : la sélectivité et le laconisme, la polarisation, la déformation fonctionnelle. Produire des représentations ou des images opératives, c’est en fait répondre à la question : QU’EST-CE QU’IL Y A LA [1] , DANS LA SITUATION PRESENTE, AU REGARD DE L’ACTIVITE DEJA ENGAGEE ?

Les représentations finalisées sont donc des représentations d’existants, ‘au regard’ des processus déjà engagé, et sont relatives à la fois au monde physique, au monde social, comme au monde mental ou aux trois à la fois. Bien évidemment, dans la vie sociale, ces représentations peuvent donner lieu à expression /communication. On peut parler alors comme le fait M.Foucault de mise en mots du monde http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/L-archeologie-du-savoir . L’univers de la mise en mots du monde du monde est très large : la « leçon de choses » dans l’univers scolaire joue la même fonction que les ‘savoirs du monde’ dans les cultures et les ‘disciplines scientifiques’. Ces représentations dessinent les contours du monde dans lequel’ il faut agir’ (Sartre https://www.livredepoche.com/livre/esquisse-dune-theorie-des-emotions-9782253904656 ).

2. Des représentations finalisantes, contribuant à orienter l’activité en cours

Dans l’action, les sujets se font des représentations orientant ou contribuant à orienter la représentation qu’ils se font de leur action sont habituellement exprimées dans le langage des objectifs, des projets, des prescriptions, des valeurs, de ce qu’il y a lieu de faire, ici et maintenant, pour les sujets concernés.
Les représentations finalisantes attribuent, en anticipation, ou en rétrospection, une valeur, conférée par les sujets eux-mêmes à leur propre activité. Elles correspondent à une seconde question : QU’EST-CE QU’IL Y A LIEU DE FAIRE DANS CETTE SITUATION ? Ces représentations finalisantes sont présentes comme produits des opérations de détermination d’objectifs, d’élaboration des projets, d’évaluation d’actions, de formulation de jugements d’utilité. Elles se précisent et évoluent à l’occasion de la conduite des actions. On peut parler alors de pensée finalisante, si fréquente dans les communications à soi et dans les communications à autrui.
Les représentations finalisantes sont des représentations de ce qui est souhaitable, désirable pour les sujets eux-mêmes et pour leurs activités. On peut parler aussi de représentations- référents. C’est ce qui vaut ou vaudrait la peine d’être fait, dans cette situation.

LES REPRESENTATIONS RELATIVES A LEUR ACTION SE TRANSFORMENT DE FACON CONTINUE ET RECIPROQUE

Les représentations ainsi relatives à l’action, de l’action, à partir de l’action et pour l’action, ont une caractéristique double :
  Elles se transforment tout au long de l’action : l’analyse des besoins ou l’élaboration de projet peut ainsi se préciser tout au long d’une action de formation. Elles peuvent être renouvelées, reconstruites, à l’occasion de l’évaluation de cette action. Il en va de même pour la conduite de toute action humaine. La survenance de ces activités de conduite, en situation, répond davantage à une logique de fonction qu’à une logique d’étape comme exposé dans les livres de méthodologie, les manuels, et même quelquefois dans les livres sur les sciences et techniques d’un champ de pratiques. La conduite d’une action est un processus itératif, comme d’ailleurs tout simplement le développement humain qui ne s’accomplit pas selon une logique de stade.
  Elles sont dans une relation de transformation réciproque : l’analyse des besoins, la détermination des priorités permettent ainsi de préciser les projets, lesquels permettent d’être une base pour l’évaluation, qui a son tour permet de réalimenter la définition des objectifs etc... La conduite d’une action est un processus cyclique.

Représentations finalisées et représentations finalisantes entretiennent ainsi des inter relations, et il peut être utile pour les analystes de l’action de se doter d’outils d’investigation empiriques fondés sur la reconnaissance de ces interrelations : représentations que se font les sujets de la situation au regard des représentations de leur activité et des représentations d’eux-mêmes, représentations de l’activité au regard de la situation et d’eux-mêmes, et, nous allons le voir, représentations d’eux-mêmes au regard de la situation et de l’activité. Toutes ces inter relations donnent à la conduite de l’action à la fois unité et congruence pour les acteurs concernés.

La reconnaissance d’unités d’action ‘du point de vue des sujets’ constitue une part importante du traitement des données dans les travaux d’analyse des actions professionnelles. Elle constitue aussi souvent le cadre même d’exercice et le résultat de l’analyse des pratiques. Rien ne sert de faire des découpages sans fin des activités professionnelles, sinon leur pertinence par rapport au point de vue des sujets.

TRANSFORMATIONS DES REPRESENTATIONS DES SUJETS RELATIVES A LEUR ACTION ET TRANSFORMATIONS PLUS GLOBALES DE CES SUJETS SONT SOLIDAIRES

Représentations finalisées et représentations finalisantes des actions contribuent très directement à la formation des représentations des « soi actuel » et des « soi souhaité » que les sujets élaborent dans et à partir de leur histoire. Elles en sont issues et contribuent à les transformer. Ce lien très étroit apparait en particulier à travers les phénomènes de plaisir et de souffrance identitaire repérables dans l’exercice des activités, traduisant ou non des liens de cohérence établis spontanément par les sujets entre représentations du soi actuel, issues d’expériences en cours, et représentations de soi souhaité issues de leurs expériences antérieures. Ce point a été si bien compris par certains chercheurs ou intervenants intéressés par la question des valeurs que, plutôt que d’interroger directement les sujets sur leurs valeurs (attitude très fréquente qui ne permet de recueillir que des valeurs professés, déclarées, affichées) ; ils les interrogent sur les situations dans lesquelles ils se « sentent bien ». Ceci explique aussi le rapport étroit fait spontanément par les sujets entre leurs propres personnes et non pas des valeurs qu’ils affirment, mais les valeurs qu’ils vivent, qu’ils éprouvent.
Représentations dans l’action, représentations à partir de l’action, représentations pour l’action et représentations de soi agissant se transforment solidairement.

Licence : CC by-sa

Notes

[1L’expression est de Joris Thievenaz

Vos commentaires

  • Le 11 juillet 2023 à 18:33, par Erno Renoncourt En réponse à : La pensée comme action ?

    J’ai lu ce texte avec un enthousiasme débordant, si débordant qu’il me permet de mobiliser la thématique traitée pour comprendre les raisons de l’invariance du climat social de mon pays (Haïti) au regard de l’action collective.

    En tenant compte du dysfonctionnement systémique des institutions haïtiennes, et au regard de ce lien entre pensée et action, on peut demander : pourquoi tout est si défaillant en Haïti ? Serait-ce que les actions entreprises en Haïti ne sont jamais pensées ? Serait-ce qu’elles seraient toujours des actions provenant de pensées incomplètes ? Ou serait-ce par ce que ce lien récursif structurant et innovant entre pensée et action n’est jamais recherché ?

    Ces questions émergent en raison du lien structurant et complexe qu’il me semble déceler entre pensée et action. Car si la pensée initie l’action, elle la prolonge aussi par l’évaluation qui doit permettre, quelque soit le résultat, d’apprendre à mieux penser et à mieux faire. Comment ne pas voir dans cette thématique le paradigme innovant de la pensée complexe ? Et oui l’intelligence est dans les boucles ! Et la boucle de l’intelligence c’est par défaut un cycle continu et inarrêtable entre pensée et action : pensée pertinence, action cohérence et congruente, apprenance pour la reliance.

    Voilà mes modestes commentaires.

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